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Publié par | CAHIERS_DU_MONDE_RUSSE_ET_SOVIETIQUE |
Publié le | 01 janvier 1989 |
Nombre de lectures | 18 |
Langue | Français |
Extrait
Georges Nivat
Angoisse et classicisme dans la poésie de Hodasevič
In: Cahiers du monde russe et soviétique. Vol. 30 N°3-4. Juillet-Décembre 1989. pp. 309-320.
Abstract
Georges Nivat, Anguish and classicism in Khodasevich's poetry.
Khodasevich's poetry is classical through its dislike for the self, its many poetical borrowings, its realism on a "reduced" scale.
Because of its nakedness and absence of metaphors it comes very near to the ideal of Pushkin in his last period. And through its
mumbling «straight orwardncss very near to Derzhavin. The "biological link" of Khodascvich with his time is deep and despaired.
Some contemporary Soviet poets see in him a reflection on the cmigrcc side of the fate of Russian metropolitan poetry.
Résumé
Georges Nivat, Angoisse et classicisme dans la poésie de Hodasevič.
La poésie de Hodasevič est classique par sa haine du moi, ses réemplois poétiques, son réalisme « réduit ». Par sa nudité sans
image, c'est une poésie très proche d'un certain Puškin. Par sa droiture bougonne très proche de Deržavin. La « liaison
biologique » de Hodasevič avec son temps est profonde mais angoissée. Certains poètes soviétiques actuels voient en lui le
reflet « émigré » du destin de la poésie russe de la métropole.
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Nivat Georges. Angoisse et classicisme dans la poésie de Hodasevič. In: Cahiers du monde russe et soviétique. Vol. 30 N°3-4.
Juillet-Décembre 1989. pp. 309-320.
doi : 10.3406/cmr.1989.2195
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/cmr_0008-0160_1989_num_30_3_2195GEORGES NIVAT
ANGOISSE ET CLASSICISME
DANS LA POÉSIE DE HODASEVlC
Vladislav HodascviC (1886-1939) revient posthumément en Russie, qu'il avait
quittée en 19221. Ce retour a commencé par la publication d'un choix de poésies
dans l'hebdomadaire à grand tirage Ogonek, accompagné d'une présentation par
Evgcnij Evtusenko. En 1989 ont paru une réédition soviétique de son livre sur
Dcržavin, paru à Paris en 1931, puis une édition de ses poésies dans la
« Bibliothèque du poète ». La nouvelle revue Naše nasledie a publié dans son
numéro 3, en 1988, le récit « Le couloir blanc » (« Belyj koridor ») mais avec une
coupure cocasse et significative, et qui, hélas, vient parfaitement justifier l'ironie
sarcastique de l'auteur envers les bolcheviks du « couloir blanc »2.
Hodascvič revient en Russie comme une figure du malheur, comme un reflet
dans le panneau « émigration » de la détresse, dans le panneau « mère patrie ». De
ce diptyque émigration-mère patrie voici ce qu'écrit le poète Aleksandr Kušner :
« Depuis plus de soixante-dix ans la culture russe bat de ses deux ailes et ces deux ailes
se recouvrent l'une l'autre presque sans interstice : les calamités qui poursuivent
l'homme en Russie sont comparables à celles qui l'accablent dans l'émigration. П est
parfaitement vain de disputer pour décider lesquelles furent les plus lourdes. Le déses
poir de Hodascvič, ses pensées sur le suicide et sa mort en 1939 sont comme spéciale
ment adaptées à l'époque des répressions staliniennes. Et la mort de sa femme dans un
camp de concentration allemand prolonge le parallèle. »3
Comme nous le verrons c'est du silence final de Hodasevic qu'il est question
ici, car en dernière analyse ce qui frappe le plus dans cette symétrie qu'établit
Kušner, c'est l'aboutissement au silence.
Hodasevic revient donc en Russie auréolé par le malheur, comme une figure-
rcflct du destin tragique de l'homme russe. Hodasevic avait une ironie assassine et
il s'est attiré beaucoup de jugements malveillants. Celui de Svjatopolk-Mirskij, par
exemple, en 1926 : « Ce petit Baratynskij du Souterrain, le poète favori de tous
ceux qui n'aiment pas la poésie »4. Ou encore celui de Gumilcv qui avait écrit en
1914 : « Pour l'instant ce n'est encore qu'un maître de ballet, mais la danse qu'il
enseigne est une danse sacrée »5, à quoi fit écho Ivan Thoržcvskij en ajoutant (à
propos du petit poème « Le bouchon du flacon d'iode » / « ProboCka nad krcpkim
iodom ») : « Rongée par l'acide, cette existence fut incapable de création. »6
Cahiers du Monde russe et soviétique. XXX (3-4),juil.-dic. 1989, pp. 309-320. 310 GEORGES NIVAT
En revanche il reçut des hommages appuyés d'Andrej Bclyj7, de Vladimir
Nabokov8, de Vladimir Weidlé9. Andrej Belyj a merveilleusement saisi et montré
des traits fondamentaux de la poésie de Hodasevič : l'absence des métaphores (elles
sont remplacées par des comparaisons élaborées à la manière antique), l'absence de
couleurs et la prédominance de la lumière (ce que Bclyj a formulé d'abord en com
parant sa poésie à la peinture de Rembrandt, puis en montrant sa sculptural itč) ; et
surtout, Belyj, tout en l'insérant dans une continuelle tradition russe de poésie de la
pensée, ou plutôt, comme il dit, de poésie du logos (logosičnaja poezija), montre
que Hodasevič, Puškin, parvient à créer une poésie absolument nue, affran
chie de l'ornement, et qui exprime le monde de l'esprit presque sans aucune médiat
ion, une poésie dont le secret est dans la réserve, dans la rétention, dans le
« presque » du vers :
L'âme presque libre Počti svobodnaja duša
Weidlé développe l'idée de l'étroite parenté entre Hodasevič et Puškin :
« Hodasevič parmi ses contemporains, de même que parmi tous les poètes russes,
reste le seul pour qui, dans la poésie russe, Puškin est tout. » Mais si Puškin sert de
cosmos à Hodasevič, Hodasevič en revanche a perdu le rapport direct
qu'entretenait Puškin avec le cosmos : « L'existence des vers pouchkiniens suppose
un cosmos, un monde structuré, merveilleux et indestructible, celui-là même que
Hodasevič doit absolument percer comme une enveloppe de papier recouverte
d'absurde bleu azur, sans quoi sa propre poésie n'est pas possible. »
Sirin-Nabokov, lui, a fait figurer Hodasevič dans son roman Le don (Dar)t
sous les traits du poète Končecv (« un artisan solitaire qui n'est nécessaire à per
sonne ») et lui a consacré un nécrologe, tout entier bâti sur la symétrie des deux
Russies que reprend aujourd'hui le poète Aleksandr Kušncr. La « commande
sociale » afflige la littérature de l'intérieur, la « commande psychologique », celle
de l'émigration ; de tous les émigrés seul Hodasevič atteint à la perfection parce
qu'il atteint à la liberté.
Un fondement de Yars poetica de Hodasevič, c'est, comme chez le Puškin du
second chant a'Evgenij Onegin, de « Moja rodoslovnaja », de « Rumjanyj kritik
moj, nasmešnik tolstopuzyj... », la trivialité en tant que matériau de l'esprit. Un
genre qu'il affectionne est la méditation en vers libre. Le poème méditatif, ou narr
atif, en vers blancs vient de la poésie anglaise: pentamètres iambiques non
rimes. En Russie Žukovskij introduisit, avec la traduction de La puce Ile
d'Orléans de Schiller, le vers blanc, qui sera repris par Puškin pour la tragédie
Boris Godunov, pour les Petites tragédies (Malen'kie tragédi), et par A.K. Tolstoj
dans sa trilogie dramatique. Chez Aleksandr Blok nous trouvons une série intitu
lée « Pensées libres » (« Vol'nye mysli ») ; ce sont « Sur la mort » (« O smerti »),
« Au dessus du lac » (« Nad ozerom »), « Dans la mer nordique » (« V sevemom
more »), « Dans les dunes » (« V djunah »). Il s'agit de méditations presque pro
saïques qui détonnent dans l'œuvre romantique de Blok. Méditations sur la mort
d'un jockey, lambeaux de dialogues dans un cadre de banlieue pétersbourgeoise.
Au paysage finnois et rabougri correspond une ironie nouvelle, moins romantique
que déconstructive :
Je n'aime pas le vocabulaire grandiloquent
Des mots d'amour si pitoyables : « Tu es à moi »,
« Je suis à toi », « Je l'aime », « A jamais ». ET CLASSICISME DANS LA POÉSIE DE HODASEVIC 31 1 ANGOISSE
Ja ne ljublju pustogo slovarja
Ljubovnyh slov i žalkih vyraženij
« Ty moj ». « Tvoja ». « Ljublju ». « Naveki moj ».
Le recueil La lyre lourde (Tjaželaja lira) de Hodasevič s'ouvre par un poème
en vers libre