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politique étrangère | 1:2007
L’Irak dans l’abîme de la guerre civile Par Myriam Benraad Myriam Benraad est diplômée de l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris. Arabisante et spécialiste de l’Irak, elle achève une thèse consacrée à la question des recompositions identitaires dans l’après-guerre (2003), autour d’un examen critique du « phénomène arabe sunnite ».
L’attentat contre la mosquée chiite de Samarra ouvre en 2006 une « guerre des mosquées », débouchant sur une fracture confessionnelle croissante. Le processus de communautarisation s’aggrave au fur et à mesure que s’exhibe la totale impuissance des autorités et que se renforce le phéno-mène milicien. L’éclatement du pays, sous une forme ou sous une autre, est désormais une hypothèse ouverte, avec de redoutables conséquen-ces sur les équilibres sunnites/chiites de la région. politique étrangère
Si l’Irak post-baasiste avait jusqu’à présent échappé aux affres d’un conflit communautaire généralisé, en dépit de l’existence de clivages ancestraux entre ses composantes ethnoconfessionnelles, l’attentat de Samarra du 22 février 2006 pourrait avoir brisé sur le long terme tout espoir d’un retour au calme du pays. Sapant toute perspective de « réconciliation nationale » – maître mot du gouvernement d’Al-Maliki –, l’événement a en effet provoqué au cours des derniers mois une escalade de la violence sans précédent. À travers la confrontation virulente des deux communau-tés chiite et sunnite se profile ainsi pour la première fois le spectre d’une guerre civile de haute intensité. Dans le même temps, l’occupation étrangère se poursuit, aucun calendrier de retrait militaire des troupes américaines n’ayant à ce jour été défini et George W. Bush prévoyant même début janvier 2007 un nouveau déploiement des forces sur le terrain, avec une augmentation des effectifs de 21 500 soldats, en renfort des 132 000 déjà présents. Face au chaos, à la multiplication des tueries confessionnelles et l’impuissance flagrante des nouvelles autorités à rétablir un semblant de sécurité, c’est toute la société irakienne qui semble aujourd’hui en passe de se disloquer.
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Samarra ou la « guerre des mosquées » Comme en témoignent certains conflits passés (Liban, ex-Yougoslavie), le passage d’un état conflictuel latent à une logique de « guerre civile » est le plus souvent précipité par un événement dit « déclencheur ». En Irak, c’est la destruction, le 22 février 2006, du mausolée des imams Ali Al-Hadi (827-868) et Hassan Al-Askari (845-874) dans la ville de Samarra 1 – l’un des hauts lieux saints du chiisme irakien – qui, à travers sa portée symbolique, amorce la dynamique d’un conflit interconfessionnel de grande ampleur 2 . Outre des manifestations massives, l’évènement suscite une vague de violences sans précédent à travers tout le pays, en particulier une série de représailles meurtrières à l’encontre de la minorité arabe sunnite que les chiites suspectent d’avoir fomenté l’attaque. Des dizaines de lieux de culte sont mis à sac et plusieurs dignitaires assassinés. Rapidement, les principaux courants politiques sunnites, tels le Parti islamique irakien (PII) et le Comité des oulémas musulmans, dénoncent les violences, associées à une campagne d’agressions systématiques, et sollicitent l’inter-vention de la marjaiyya 3 . Dans une suite de recommandations ( fatawa ) 4 , le grand ayatollah Ali Al-Sistani, figure la plus L’attaque de Samarra emblématique de l’institution religieuse chiite, a sanctionné une sapatptealqleuleersaudxèlmesosaucéalsmeetecnivlielsursiunntenritdeiss.anMtadies u confessionnalisation sesappels,demêqmeequeceuxlancésparles des clivages différents représentants de la classe politique et les autorités, exhortant la population à ne pas suc-comber au « piège de la guerre civile 5 », échouent à apaiser les esprits et l’« union nationale » du gouvernement s’effondre inexorablement sous le poids des violences.
Symbole des effets du processus de communautarisation d’après-guerre et de la désagrégation progressive du tissu social irakien, l’attaque
1. Située dans le gouvernorat ( mouhafazat ) de Salahaddin, sur la rive orientale du Tigre, la ville de Samarra a été fondée en 833 par le calife abbasside Abou Ishaq Al-Moutasim. 2. Cet attentat fait suite à une série d’attaques antichiites de grande ampleur depuis le début de l’occupation étrangère. La première d’entre elles avait eu lieu le 2 mars 2004, lorsque plusieurs attentats suicides simultanés à Bagdad et Karbala avaient provoqué la mort de centaines de pèlerins lors des commémorations annuelles d’Achoura. 3. La marjaiyya désigne la plus haute autorité religieuse dans le chiisme duodécimain. Le terme est forgé à partir de la notion de marja al-taqlid (« source d’imitation »), en référence à un dignitaire dont l’érudition, communément reconnue, l’autorise à émettre des avis suivis par les fidèles. 4. P.-J. Luizard, « Les fatwas “politiques” de l’ayatollah Al-Sistani (septembre 2002-octobre 2003) », Maghreb-Machrek , n° 178, hiver 2003-2004. 5. Plusieurs représentants politiques et dignitaires religieux chiites et sunnites évoquent à cet égard des tentatives « américaines » et « terroristes » de créer une sédition confessionnelle en Irak.
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de Samarra sanctionne surtout une dynamique de confessionnalisation des lignes de clivage, autour d’une confrontation désormais très claire entre chiites et sunnites. À ce titre, la problématique du confessionnalisme en Irak, de ses origines et implications, n’est pas nouvelle et a fait l’objet de nombreux débats, en amont comme en aval de l’intervention étrangère, articulés autour de deux principales approches 6 .
Une première, relayée essentiellement par les décideurs américains et la coalition, a systématiquement appréhendé la question confessionnelle sur le mode de la division, plaçant le clivage sunno-chiite au centre de l’histoire irakienne et des bouleversements actuels. À travers ce prisme, les violences croissantes entre les deux communautés ont ainsi été décrites comme la résultante naturelle du rejaillissement de tensions religieuses préexistant à la chute du régime et ayant abouti à une « revanche » chiite sur la minorité arabe sunnite, incarnation du pouvoir autoritaire et du joug répressif baasistes.
Prenant le contre-pied de cette vision, une seconde approche a quant à elle mis en exergue l’extrême complexité des mécanismes sociaux irakiens (prégnance des tribalismes, mixité, poids des idéologies) et souligné leur irréductibilité à une dichotomie de nature exclusivement religieuse. Pour ses tenants, la radicalisation du confessionnalisme dans l’Irak d’après-guerre aurait ainsi davantage procédé d’une exacerbation « exogène » des identités que de la simple résurgence d’une conflictualité d’essence historique. En d’autres termes, l’analyse « confessionnalisante » de la société irakienne et sa mise en pratique sur le terrain par les forces de la coalition auraient contribué à « essentialiser » cette dernière au profit d’une radicalisation des tensions.
Cibles et formes évolutives de la violence
Ce processus de confessionnalisation accrue de la conflictualité irakienne a eu pour principal corollaire une augmentation exponentielle et continue du nombre de victimes civiles. Si les violences visaient initialement au premier plan les troupes étrangères, le personnel politique et les forces de sécurité, celles-ci se sont en effet massivement redirigées vers la popula-tion au cours des derniers mois.
6. Sur les rapports interconfessionnels dans l’avant-guerre, voir P. Sluglett et M. Farouk-Sluglett, « Some Reflections on the Sunni/Shi‘i Question in Iraq », Bulletin of British Society for Middle Eastern Studies , vol. 5, n° 5, 1978, p. 79-87 ; S. Zubaida, « The Fragments Imagine the Nation: The Case of Iraq », International Journal of Middle East Studies , vol. 34, n° 2, 2002, p. 205-215 ; « Community, Class and Minorities in Iraqi Politics », in R. A. Fernea et W. R. Louis (dir.), The Iraqi Revolution of 1958: The Old Social Classes Revisited , Londres/New York, I.B. Tauris, 1991, p. 197-210.
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Figure 1. Nombre de civils irakiens tués lors des violences interconfessionnelles (mai-octobre 2006, en milliers)
Sources : Mission d’assistance des Nations unies en Irak, ministère irakien de la Santé, Institut médico-légal de Bagdad (2006).
Les chiffres rendus publics par le ministère irakien de la Santé sont éloquents : près de 7 000 civils irakiens auraient été tués entre les seuls mois de juillet et août 2006, soit plus de 100 morts par jour en moyenne. En octobre, le nombre officiel de civils décédés – environ 3 700 hommes, femmes et enfants – atteignait le niveau le plus élevé depuis l’intervention militaire étrangère en mars 2003. Les violences ont particulièrement fait rage dans la capitale où, sur près de 5 millions d’habitants, plusieurs milliers ont perdu la vie entre mai et octobre 2006, le taux de mortalité annuel dépassant les 160 pour 100 000. La Mission d’assistance des Nations unies pour l’Irak (MANUI) a globalement évalué à plus de 600 000 les Irakiens ayant connu une mort violente entre 2004 et 2006, s’appuyant sur une étude du journal indépendant The Lancet 7 . Parmi les attaques les plus meurtrières ont figuré notamment l’enlève-ment et l’exécution par balles en juillet 2006 de 24 chiites, dont les corps ont été découverts à Moqdadiya, ainsi qu’un attentat suicide et une explosion à la voiture piégée ayant fait le même mois des centaines de morts à Mahmoudiya et Koufa. Le 13 août, une centaine de personnes ont été tuées dans la capitale, dans le quartier mixte de Zafaraniya, tandis que 150 autres cadavres étaient retrouvés entre les 12 et 16 septembre suivants.
7. « Mortality after the 2003 Invasion of Iraq: A Cross-Sectional Cluster Sample Survey », The Lancet , vol. 368, n° 9545, 21 octobre 2006, p. 1421-1428.
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La violence a connu son paroxysme le 23 novembre à Sadr City, lorsque quatre explosions successives et deux attaques au mortier ont ensanglanté ce faubourg populaire et bastion radical chiite. Ces attentats ont été les plus meurtriers depuis 2003, provoquant la mort de 200 personnes et plusieurs centaines de blessés. De surcroît, la nature des violences à l’œuvre a elle aussi évolué. Aux attentats, enlèvements et exécutions sommaires s’est ajoutée une généra-lisation des actes de torture, aussi bien dans les prisons du pays qu’au cours des violences confessionnelles. De par leur degré de barbarie, ces derniers ont été décrits comme comparables aux exactions naguère commises par le régime baasiste, un rapport de la MANUI précisant ainsi que la majorité des corps retrouvés au cours des derniers mois arboraient « des traces de grave torture, notamment des blessures par de l’acide et des produits chimiques, de la peau enlevée, des os fracturés dans le dos, les mains et les jambes, des yeux et dents arrachés [ou encore] des blessures provoquées par des perceuses et des clous 8 . » Les transformations du « phénomène milicien » Ces violences croissantes contre les populations civiles ont essentiellement résulté de la prolifération des groupes armés au lendemain de l’attentat de Samarra et de leur coloration désormais ouvertement confessionnelle. Les premières « milices » – mouvements armés et organisés agissant dans un contexte militaire 9 – sont apparues en Irak peu après le renversement du régime, à la faveur du vide sécuritaire créé par l’effondrement de l’État, et plus particulièrement sous l’impact de la « débaasification » ayant consisté en un démantèlement systématique des anciennes forces de sécurité et de l’armée irakiennes. C’est à l’été 2003 que se constituent les premières cellules de la guérilla armée, d’ancrage essentiellement arabe sunnite et composées à majorité d’anciens loyalistes baasistes, de nationalistes et d’islamistes plus ou moins radicalisés 10 . Ces derniers amorcent alors une campagne de harcè-lement virulent des contingents militaires étrangers et de la nouvelle classe politique irakienne, multipliant les attentats suicides et explosions à la voiture piégée. Dès lors, l’insurrection ne cesse de s’intensifier, trouvant
8. Mission d’assistance des Nations unies en Irak (MANUI), Rapport sur les droits de l’homme (1 er juillet-31 août 2006) , 21 septembre 2006. 9. Th. S. Mowle, « Iraq’s Militia Problem », Survival , vol. 48, n° 3, automne 2006, p. 41-58. 10. Sur le soulèvement arabe sunnite, voir A. Baram, « Who Are the Insurgents? Sunni Arab Rebels in Iraq », United States Institute of Peace (USIP), Special Report , n° 134, avril 2005, disponible sur <www.u-sip.org> ; A. S. Hashim, The Sunni Insurgency In Iraq , Middle East Institute, « Policy Brief », 15 août 2003, disponible sur <www.mideasti.org> ; « Iraq’s Chaos: Why the Insurgency Won’t Go Away », Boston Review , vol. 29, n° 5, octobre-novembre 2004.
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son point d’orgue entre les mois d’avril et novembre 2004, à l’occasion du désormais célèbre siège de Fallouja 11 . Parallèlement au soulèvement arabe sunnite, le jeune imam radical chiite Moqtada Al-Sadr – fils de l’ayatollah Mohammed Sadeq Al-Sadr, assassiné en 1999 par le Baas – constitue au mois de juin 2003 l’« Armée du Mahdi » ( jaish al-Mahdi ), milice paramilitaire composée de milliers de fidèles et dont l’influence ne cesse par la suite de croître 12 . En avril 2004, des manifestations organisées en vue de faire libérer l’un de ses partisans arrêté par la coalition dégénèrent et embrasent les fiefs chiites du pays (Sadr City, Nassiriya, Bassora), aboutissant au lancement d’une vaste offensive militaire au mois d’août par le gouvernement d’Iyad Al-Alawi. Encerclés pendant trois semaines dans la ville sainte de Najaf, autour du mausolée sacré de l’imam Ali, les miliciens n’acceptent de déposer les armes qu’au terme de combats intenses et d’une ultime médiation conduite sous les auspices du grand ayatollah Ali Al-Sistani. Du fait de la concomitance et de l’intensité des opérations conduites contre les bastions rebelles de Najaf et de Fallouja, les deux mouvements insurrectionnels sunnite et chiite sem-Les mouvements sunnite et blent afficher à l’époque une certaine chiite affichaient une solidarité à travers leur combat commun contre l’occupant, cette résistance inter-cerctoaimnbeastocliodnatrrietéldoaccnuspleauntr communautaire s‘éclairant selon plu-sieurs analystes à travers la résilience d’un puissant sentiment « nationa-liste 13 ». Ainsi, à plusieurs reprises, Moqtada Al-Sadr appelle ses partisans à se rendre à Fallouja pour combattre auprès de leurs « frères » sunnites et déclare lors d’un prêche tenu au mois d’avril 2004 à la mosquée de Koufa : « Je m’adresse à mon ennemi Bush. Tu combats maintenant toute une nation, du sud au nord, d’est en ouest, et nous te conseillons de te retirer d’Irak ! » Réciproquement, de nombreux moudjahidines sunnites soutien-nent les opérations de l’Armée du Mahdi contre les troupes de la coalition.
11. Le 5 avril 2004, les troupes américaines lancent l’opération « Fermeté vigilante » contre la guérilla arabe sunnite à Fallouja, suite à l’enlèvement puis au meurtre de quatre civils américains. Après plusieurs trêves et un dernier assaut massif, la ville tombe aux mains de la coalition à la fin du mois de novembre suivant. 12. Sur la mouvance sadriste, voir Iraq’s Muqtada Al-Sadr: Spoiler or Stabiliser? , International Crisis Group (ICG), « Middle East Report », n° 55, 11 juillet 2006, disponible sur <www.crisisgroup.org> ; M. Ethering-ton, Revolt on the Tigris: the Al-Sadr Uprising and the Governing of Iraq , Ithaca/New York, Cornell University Press, 2005. 13. J. Cole, « Chiites et sunnites unis par le nationalisme », Le Monde diplomatique , n° 602, mai 2004, disponible sur <www.monde-diplomatique.fr>.
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Cette « alliance sacrée » n’aura toutefois duré qu’un temps, l’attaque de Samarra précipitant un glissement brutal de l’action milicienne dans le registre de l’affrontement interconfessionnel. L’évolution du phénomène résulte également du choix fait par une partie de la guérilla chiite de rejoindre le processus politique, Moqtada Al-Sadr décidant ainsi de participer aux premières élections législatives d’après-guerre en jan-vier 2005, auxquelles les insurgés et forces politiques sunnites s’opposent alors farouchement. Par ailleurs, au lendemain de sa seconde victoire électorale au printemps 2006, la coalition chiite qui domine le gouverne-ment reconnaît – officieusement – les « comités d’autodéfense » constitués par les membres les plus radicaux de l’Armée du Mahdi et de la milice Badr (aile paramilitaire du Conseil suprême de la révolution islamique en Irak [CSRII] d’Abd Al-Aziz Al-Hakim). Sous prétexte de contrer les attaques de l’insurrection arabe sunnite et de protéger les fidèles face à l’impuissance des forces de sécurité locales, ces « comités » se transforment en véritables « escadrons de la mort », semant la terreur à travers le pays, conduisant d’incessantes opérations de représailles contre les populations sunnites et procédant à un véritable « nettoyage » des zones mixtes. À Bagdad, des descentes se déroulent ainsi chaque jour dans les quartiers à majorité arabe sunnite (municipali-tés d’Al-Rachid et Al-Mansour 14 ), où les mosquées sont systématiquement prises pour cibles et de nombreux civils assassinés. Dans ce climat effroyable, les miliciens sunnites se lancent à leur tour dans de violentes opérations, alimentant de façon durable une logique infernale de ripostes mutuelles et sanglantes.
Une fracture confessionnelle territorialisée L’engrenage à l’œuvre est indissociable de l’espace au sein duquel il s’inscrit. Miroir d’une fracture confessionnelle grandissante et enjeu de luttes virulentes, le territoire irakien a connu de nombreuses recomposi-tions dans les derniers mois. Ainsi, les déplacements de populations, déjà importants au cours des premières opérations militaires étrangères, se sont aggravés au printemps 2006 avec l’extension des attaques intercom-munautaires. Des milliers de familles et communautés entières, issues des zones aussi bien urbaines que rurales, ont été contraintes de quitter leurs maisons, villages ou quartiers d’origine, le plus souvent dans des condi-tions dramatiques.
14. Pour une géographie des quartiers de Bagdad, voir A. Fadil Mahmud, « Bagdad agglomérée », Outre-terre : Revue française de géopolitique , n° 14, mars 2006, p. 121-216.
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Selon une déclaration du ministère irakien des Émigrés et des Déplacés, plusieurs dizaines de milliers de foyers auraient ainsi dû fuir entre mai et octobre 2006 en raison des attaques ou sous le poids des intimidations et menaces, originaires pour la plupart des provinces de Bagdad, Al-Anbar (ouest), Diyala (nord-est) ou de zones mixtes devenues trop dangereuses. Du fait des violences, le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) estime ainsi à 365 000 le nombre de personnes déplacées depuis l’attentat de Samarra, ces flux se poursuivant à une fréquence mensuelle de 50 000 15 . Au total, plus de 1,6 million de civils irakiens seraient déplacés à l’intérieur des frontières depuis le début du conflit, tandis que plus de 1,8 million auraient fui le pays, 600 000 se trouvant actuellement en Jordanie, 600 000 en Syrie, 100 000 en Arabie Saoudite, 100 000 en Égypte, entre 20 et 40 000 au Liban, et au moins 54 000 en Iran. Il va sans dire que l’ensemble de ces déplacements et mouvements de réfugiés massifs posent d’immenses problèmes humanitaires, qu’il s’agisse des conditions d’accueil des populations ou, fait plus grave, des ressources nécessaires à leur survie (difficultés d’accès à l’eau, pénurie de denrées alimentaires etc.) Plus profondément, en bouleversant l’organisa-tion ethnoconfessionnelle du pays, ce phénomène nourrit de facto la dynamique latente de partition, contenue de jure dans le principe fédéral constitutionnel. Le processus de désagrégation territoriale est enfin aggravé par l’impuissance des autorités à maîtriser les violences.
Chaos sécuritaire et impuissance des autorités Confronté à cette situation redoutable, le nouveau gouvernement investi en mai 2006 s’est en effet montré incapable jusqu’à présent de rétablir un quelconque ordre sécuritaire. Sommé par son partenaire américain d’enrayer les violences, le Premier ministre chiite Nouri Al-Maliki lance, à la fin du mois de juin 2006, un plan de « réconciliation nationale » supposé endiguer la guérilla arabe sunnite et apaiser les tensions confessionnelles à travers l’amnistie d’une partie des insurgés et le démantèlement total des milices. En outre, une sécurisation accrue de Bagdad et de ses faubourgs doit être assurée par l’engagement de 50 000 policiers, soldats et militaires américains dans l’opération « En avant ensemble », visant à renforcer les contrôles en érigeant des murs de séparation entre les différentes zones de la capitale.
15. « Le déplacement en Irak », Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), Genève, 3 novembre 2006. Voir aussi « Augmentation inexorable du nombre de personnes déplacées » (Irak), Organisation internationale pour les migrations (OIM), Genève, octobre 2006. Ce document précise que « quelle que soit la région, l’origine de ces déplacements est la même. Les personnes sont menacées en raison de leur orientation religieuse et sont menacées de mort, ou sont témoins d’enlèvements et d’assassinats près de chez elles, toujours pour des questions religieuses. »
L’Irak dans l’abîme de la guerre civile
Répartition ethnoconfessionnelle et recompositions territoriales en Irak depuis février 2006
Une à une, ces mesures se révèlent caduques. Le plan de « sanctuari-sation » de Bagdad échoue à isoler et à sécuriser ses différents quartiers minés par les violences. De plus, non seu-lleaellmecoeanslteitlmioibnlseuraruebctcioonntraariarbedeissneutnernneistniteféo,crocmenrtar 1 i 6 se LdeepBlaagnddaedséacnhcotuuearàisation n ne aisse pas . Dans ce contexte, Al-Maliki prend la sécuriser des quartiers mesure des difficultés d’un désarmement minés par la violence effectif des miliciens, tâche d’autant plus ardue que les représentants sadristes, jusqu’alors principaux piliers et soutiens de sa coalition, annoncent en novembre 2006 qu’ils quittent le gouvernement et l’Assemblée. Cette décision précède la rencontre qui doit
16. « In Their Own Words: Reading the Iraqi Insurgency », International Crisis Group (ICG), « Middle East Report », n° 50, 15 février 2006, disponible sur <www.crisisgroup.org> ; Z. Chehab, Iraq Ablaze: Inside the Insurgency , Londres/New York, I.B. Tauris, 2006.
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avoir lieu en Jordanie entre le Premier ministre et le président américain, et à laquelle Moqtada Al-Sadr s’oppose suite aux pressions exercées depuis plusieurs mois par les États-Unis dans l’objectif d’une désintégra-tion de sa milice armée. L’échec de la coalition se révèle tout aussi cuisant. Affaibli par de nombreuses pertes et trois années d’une occupation chaotique 17 , le commandement américain réalise les terribles effets de son intervention. À la lassitude des troupes sur le terrain s’ajoute par ailleurs la conviction grandissante au sein de l’opinion publique américaine que la guerre contre l’Irak était une erreur 18 . En novembre 2006, la victoire du camp démocrate aux élections parlementaires de mi-mandat, puis la démission du secrétaire à la Défense Ronald Rumsfeld, principal instigateur du conflit, sanctionnent cette prise conscience et la nécessité d’une redéfini-tion de la stratégie américaine. À cet égard, la question d’un retrait militaire futur demeure en suspens, l’horizon de ce dernier n’étant pas sans soulever de nombreuses interrogations, notamment sur les consé-quences d’un départ définitif des troupes étrangères du pays 19 .
Fitna et guerre civile irakienne La qualification de la violence dans l’Irak occupé n’a cessé d’alimenter de nombreux débats, renouvelés au lendemain de l’attentat de Samarra et de l’« irakisation » nette du conflit, sur le mode d’une confrontation désor-mais ouverte entre les deux communautés sunnite et chiite 20 . Dans l’ensemble, les experts se sont ainsi accordés sur l’entrée du pays dans une nouvelle ère de la violence 21 , mais demeurent partagés quant à l’usage du terme de « guerre civile ».
17. Depuis 2003, plus de 3 000 soldats américains et membres du personnel assimilé auraient péri en Irak. 18. Th. E. Ricks, Fiasco: the American Military Adventure in Iraq , New York, Penguin Press, 2006 ; « Is there a Responsible Exit from the Strategic Ambush in Iraq? », Middle East Policy , vol. 13, n° 2, été 2006, p. 1-22, disponible sur <www.mepc.org>. 19. A. Arnove, Iraq: the Logic of Withdrawal , New York, New Press, 2006 ; Th. R. Mattair et J. Rayburn, « The Last Exit from Iraq », Foreign Affairs , vol. 85, n° 2, mars-avril 2006, p. 29-40 ; « Exiting Iraq: Competing Strategies », Middle East Policy , vol. 13, n° 1, printemps 2006, p. 69-83, disponible sur <www.mepc.org>. 20. La fitna désigne la discorde, la sédition, le chaos guettant la communauté des croyants ( oumma ) lorsque celle-ci s’éloigne des prescriptions de l’islam. Voir Gilles Kepel, Fitna : guerre au cœur de l’islam , Paris, Gallimard, 2004. 21. N. Rosen, « Anatomy of a Civil War: Iraq’s Descent into Chaos », Boston Review , vol.31, n° 6, novembre-décembre 2006 ; Ed. Wong, « Scholars Agree Iraq Meets Definition of “Civil War” », New York Times , 26 novembre 2006 ; Ch. Krauthammer, « Of Course It’s a Civil War », Washington Post , 24 mars 2006 ; « The Next Iraqi War? Sectarianism and Civil Conflict », International Crisis Group (ICG), « Middle East Report »,n° 52, 27 février 2006, disponible sur <www.crisisgroup.org> ; Y. Said, « Iraq in the Shadow of Civil War », Survival , vol. 47, n° 4, hiver 2005-2006, p. 85-92.
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Comme l’ont souligné plusieurs analyses, la complexité et le caractère multiforme de la violence irakienne ne permettraient pas véritablement d’associer cette dernière à une guerre civile 22 . De fait, le processus de communautarisation n’aurait pas encore abouti à la division définitive des composantes confessionnelles sunnite et chiite, ni même à leur prise pour cibles mutuelles systématique et délibérée, l’implication massive de la population dans les affrontements étant précisément un paramètre déter-minant. Il existerait ainsi pour l’heure une multiplicité de luttes, d’autant plus difficiles à déchiffrer que celles-ci se déploieraient au sein même de chaque communauté 23 . Le degré actuel de détérioration des rapports intercommunautaires tend néanmoins à confirmer l’idée selon laquelle une guerre civile se déroule bel et bien aujourd’hui à travers le pays, considération faite de l’acception polémologique du terme et de l’évolution quotidienne de la situation sur le terrain. Le concept de guerre civile implique, à l’intérieur des frontières d’un même pays, une lutte armée entre factions rivales (sociales, ethniques ou religieuses) en vue de s’approprier le contrôle politique ou territorial. Il désigne une violence organisée destinée à modifier les structures et le mode de gouvernement d’un État 24 . Cette définition décrit avec pertinence la configuration des violences actuelles et s’assortit d’éléments très objectifs éclairant l’évolution de la conflictualité irakienne vers un état réel de guerre civile. Tout d’abord, la transition politique mise en œuvre depuis la chute de Bagdad, le 9 avril 2003, s’est traduite, outre le renversement du régime baasiste, par un anéantissement total de l’État, d’où l’immense difficulté d’un rétablissement de l’ordre public et sécuritaire. En outre, le pro-gramme ayant consisté à mettre sur pied de nouvelles forces armées s’est soldé par un échec. Celles-ci n’ont su, ou pu, résister aux logiques communautaires à l’œuvre, et beaucoup sont soupçonnées de faire le jeu de la guérilla et des milices. En l’absence d’autorité étatique, seule capable de maîtriser le sentiment d’impunité, les actes de violence n’ont cessé de se multiplier. Pis, la communautarisation exacerbée du paysage d’après-guerre a eu pour principale conséquence un éclatement du sentiment d’appartenance
22. Entretien avec H. Zebari, ministre irakien des Affaires étrangères, « Irak : la guerre civile n’aura pas lieu », Politique internationale , n° 110, hiver 2005-2006, p. 349-359, disponible sur <www.politiqueinterna-tionale.com>. 23. P. Harling et H. Yasin, « Unité de façade des chiites irakiens », Le Monde diplomatique , n° 630, septembre 2006, p. 16-17, disponible sur <www.monde-diplomatique.fr>. 24. Gaston Bouthoul définit la « guerre civile » comme une « lutte sanglante entre groupements organi-sés » dont le critère déterminant est « l’appartenance à un même État (des combattants) au moment où le conflit éclate ». Voir Traité de polémologie. Sociologie des guerres , Paris, Payot, 1991.
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