The Project Gutenberg EBook of Les Roquevillard, by Henry Bordeaux
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Title: Les Roquevillard
Author: Henry Bordeaux
Release Date: November 26, 2004 [EBook #14159]
Language: French
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LES ROQUEVILLARD
PAR HENRY BORDEAUX
À MONSIEUR FERDINAND BRUNETIÈRE
Mon cher Maître
Vous avez ainsi défini la tradition en répondant à ceux qui la considèrent comme un poids mort, lourd et inutile à
traîner:
"La tradition, ce n'est pas ce qui est mort; c'est, au contraire, ce qui vit; c'est ce qui survit du passé dans le présent;
c'est ce qui dépasse l'heure actuelle; et de nous tous, tant que nous sommes, ce ne sera, pour ceux qui viendront
après nous, que ce qui vivra plus que nous."
La connaissance de nos origines nous aide à comprendre notre destin, et nous ne pouvons être heureux et
bienfaisants qu'en nous développant dans la direction de nos sensibilités naturelles, et en acceptant de prendre rang
dans la chaîne des générations qui rattache le passé à l'avenir. Loin de comprimer nos puissances d'agir, la famille
et le sol natal leur impriment une direction. Je me souviens de m'être passionné, en lisant Le Play, pour cette famille
Mélouga, qui défendit avec acharnement son patrimoine, parce qu'elle confondait son histoire avec celle de la terre.
J'avais rencontré en Savoie tant d'aventures semblables! Mais la terre et les morts qui préparent notre sensibilité,
nous les emportons dans notre coeur, si nous avons puisé dans la tradition l'essentiel, c'est-à-dire l'honneur et cette
force de vivre que communique le sentiment de la durée incarné dans la famille.
J'ai tenté, dans les Roquevillard, d'illustrer ces faits d'observation. En l'accueillant à la Revue des Deux Mondes,
vous avez donné à cet ouvrage, mon cher maître, l'appui de votre approbation, et je désire vous exprimer ici la fierté
et la gratitude que j'en éprouve.
H.B.
PREMIÉRE PARTIE
ILES VENDANGES
Du sommet du coteau, la voix de M. François Roquevillard descendit vers les vendangeuses qui, le long des vignes en
pente, allégeaient les ceps de leurs grappes noires.
—Le soir tombe. Allons! un dernier coup de collier.
C'était une voix bienveillante, mais de commandement. Elle communiqua de l'agilité à tous les doigts, et courba les
épaules des ouvrières qui flânaient. Avec bonne humeur, le maître ajouta:
—Le matin, elles sont plus légères que des alouettes, et l'après- midi, elles bavardent comme des pies.
Cette réflexion provoqua des rires unanimes:
—Oui, monsieur l'avocat.
On n'appelait jamais autrement le maître de la Vigie. La Vigie est un beau domaine, bois, champs et vignes, d'un seul
tenant, situé à l'extrémité de la commune de Cognin, à trois ou quatre kilomètres de Chambéry. On y accède en suivant
un chemin rural et en traversant un vieux pont jeté sur l'Hyère aux eaux basses. Il domine la route de Lyon qui, jadis, reliait
la Savoie à la France à travers les roches taillées des Échelles. Son nom lui vient d'une tour qui couronnait le mamelon
et dont il ne reste plus aucun vestige. Il appartient depuis plusieurs siècles à la famille Roquevillard qui l'a agrandi peu à
peu, ainsi qu'en témoignent la maison de campagne et les communs bâtis de pièces et de morceaux, ensemble d'une
harmonie contestable, mais expressif comme un visage de vieillard, où toute une vie se résume. Ici, c'est le passé d'une
forte race fidèle à la terre natale. Les Roquevillard sont, de père en fils, gens de loi. Ils ont donné des bâtonniers au
barreau, des juges, des présidents à l'ancien Sénat provincial, et à la nouvelle Cour d'appel un conseiller qui, pour
mourir chez lui, refusa tout avancement. Néanmoins, le pays persiste à les traiter indifféremment d'avocats, et sans
doute il donne à ce titre un sens de protection. Près de quarante ans d'exercice, une connaissance précise du droit, une
parole ardente et vigoureuse méritaient plus spécialement cette popularité au propriétaire actuel.
Les alignements réguliers du vignoble permettaient de surveiller aisément la récolte. Déjà les teintes des feuilles
accusaient octobre, et sur les coteaux, la terre plus lumineuse s'opposait au ciel plus pâle. Les divers plans se
distinguaient mieux aux colorations: la Mondeuse vert et or, le Grand Noir et la Douce Noire vert et pourpre. Entre les
branches claires, les taches sombres des raisins sollicitaient le regard. Le couteau ouvert et la main sanglante, pareilles
à de prompts sacrificateurs, les vendangeuses, se hâtant, poursuivaient les grappes comme des victimes offertes, les
tranchaient d'un coup net et les jetaient au panier. Elles relevaient uniformément leur jupe en l'attachant en arrière afin
d'être plus libres de leurs mouvements sur le sol gras, et portaient un mouchoir ou un fichu bariolé noué autour de la tête
pour se garantir des rayons du jour. De temps en temps, l'une d'elles, redressée, émergeait de la mer des ceps, comme
un lavaret qui vient respirer à la surface, puis replongeait aussitôt. Il y en avait de vieilles, noueuses et ridées, lentes et le
corps rétif, mais capables d'endurance et l'oeil aux aguets, car, n'étant plus guère employées, elles luttaient pour
conserver leurs derniers clients. Des jeunes filles de vingt ans, plus adroites et lestes, exposaient sans crainte leur
visage et leurs avant-bras découverts à l'action du hâle qui garde à la chair les caresses du soleil, et des fillettes
inachevées encore, moins résistantes, changeaient de place, troublaient l'ordre ou s'asseyaient tout bonnement avec
une gaieté de pensionnaires en vacances et la flexible souplesse des sarments que leurs mains ployaient. Enfin de
petits enfants, confiés par leurs mères qui en débarrassaient le logis, vendangeaient pour leur compte en se bousculant
et se barbouillant lèvres et joues à la façon de précoces bacchantes.
Sur le chemin à mi-côté qui partage le domaine et en assure l'exploitation, le chariot, attelé de deux boeufs roux aux
cornes redressées en forme de lyre, attendait patiemment l'heure de gagner le pressoir. Les vignerons le chargeaient
avec gravité. On ne les entendait pas rire comme les filles, mais seulement échanger de brèves indications. Les moins
âgés portaient des bérets blancs et des bandes molletières, ce qui leur dégageait la tournure, à la mode des chasseurs
alpins qui, par esprit d'imitations, se répand chez les jeunes gens de la campagne savoisienne. Ils passaient un bâton
de bois dur dans les anses de la gerle remplie jusqu'aux bords, la soulevaient sur l'épaule et, imprimant à leur fardeau un
léger mouvement de bascule, ils le déposaient sur le train du char. Un vieux à la barbe grise qui, debout sur le véhicule,
les dirigeait, achevait d'écraser le raisin dans les gerles déjà chargées. Parfois, il se redressait de toute sa taille, les
mains rougies et dégoûtantes du sang des vignes.
En face de la Vigie, l'ombre du soir envahissait les coteaux de Vimines et de Saint-Sulpice, rapprochés