Quand des énarques se font écrivains : un art du « Grand Écrit » - article ; n°1 ; vol.54, pg 9-26

Érik Neveu, Christian Christianlebart

Description

Mots - Année 1998 - Volume 54 - Numéro 1 - Pages 9-26
QUAND DES ENARQUES SE FONT ÉCRIVAINS: UN ART DU « GRAND ÉCRIT » A partir d'un échantillon d'une douzaine de volumes, on s'interroge sur la production ď œuvres de fiction par des hauts fonctionnaires issus de l'ENA. Malgré leur diversité, les romans étudiés manifestent de fortes convergences : postures de surplomb du narrateur, exhibition de marqueurs culturels « légitimes », inscription des personnages dans un commerce avec l'Histoire, mais aussi désenchantement des grands commis de l'État.
WHEN GRADUATES OF THE ENA BECOME WRITERS: «HIGH ART» From a selection of a dozen volumes, an investigation will be made of the works of fiction of the high grade civil servants of the ENA. In spite of their diversity, the novels studied demonstrate strong similarities : omniscient posturing by the narrator, the exhibition of « legitimate » cultural markers, the positioning of personalities in relation with their historical context, but also a disenchantment with the high functionaries of the State.
CUANDO LOS ENARCAS SE HACEN ESCRITORES : UN АRТЕ DEL « GRAN ESCRITO » Sobre la base de unos doce libros, nos hemos interrogado sobre la producción de obras de ficción escritas рог altos funcionarios salidos de la ENA. A pesar de la diversidad temática, las novelas estudiadas presentan caracteristicas comunes : postura de dominación, exibición de marcadores culturales « légitimes », integración de los pesonajes dentro de un actuar histórico, caracteristicas a las cuales hay que agregar el propio desencanto de los altos funcionarios del Estado.
18 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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• Publié par: MOTS
• Publié le: 01 janvier 1998
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Extrait

Monsieur Christian Le Bart
Monsieur Erik Neveu
Quand des énarques se font écrivains : un art du « Grand Écrit »
In: Mots, mars 1998, N°54. pp. 9-26.
Resumen
CUANDO LOS ENARCAS SE HACEN ESCRITORES : UN АRТЕ DEL « GRAN ESCRITO » Sobre la base de unos doce libros,
nos hemos interrogado sobre la producción de obras de ficción escritas рог altos funcionarios salidos de la ENA. A pesar de la
diversidad temática, las novelas estudiadas presentan caracteristicas comunes : postura de dominación, exibición de
marcadores culturales « légitimes », integración de los pesonajes dentro de un actuar histórico, caracteristicas a las cuales hay
que agregar el propio desencanto de los altos funcionarios del Estado.
Abstract
WHEN GRADUATES OF THE ENA BECOME WRITERS: «HIGH ART» From a selection of a dozen volumes, an investigation
will be made of the works of fiction of the high grade civil servants of the ENA. In spite of their diversity, the novels studied
demonstrate strong similarities : omniscient posturing by the narrator, the exhibition of « legitimate » cultural markers, the
positioning of personalities in relation with their historical context, but also a disenchantment with the high functionaries of the
State.
Résumé
QUAND DES ENARQUES SE FONT ÉCRIVAINS: UN ART DU « GRAND ÉCRIT » A partir d'un échantillon d'une douzaine de
volumes, on s'interroge sur la production ď œuvres de fiction par des hauts fonctionnaires issus de l'ENA. Malgré leur diversité,
les romans étudiés manifestent de fortes convergences : postures de surplomb du narrateur, exhibition de marqueurs culturels «
légitimes », inscription des personnages dans un commerce avec l'Histoire, mais aussi désenchantement des grands commis de
l'État.
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Le Bart Christian, Neveu Erik. Quand des énarques se font écrivains : un art du « Grand Écrit ». In: Mots, mars 1998, N°54. pp.
9-26.
doi : 10.3406/mots.1998.2324
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mots_0243-6450_1998_num_54_1_2324LE BART° Christian
Erik NEVEU00
Quand des énarques se font écrivains :
un art du « Grand Écrit »
L'importance et l'ubiquité sociale des anciens élèves de l'École
Nationale d'Administration ont fait l'objet d'une littérature surabon
dante1. Un des acquis centraux de travaux parfois simplistes,
hétérogènes, aura été d'illustrer un mouvement en tache d'huile par
lequel une partie de ces énarques en sont venus, au-delà de leurs
responsabilités administratives, à occuper des positions de pouvoir
stratégiques dans le champ politique, la gestion des secteurs public
et parapublic, puis par le « pantouflage » à constituer une composante
importante des dirigeants économiques, analysée comme «patronat
d'Etat»2.
Les processus d'intervention de diverses catégories ď énarques
dans le champ littéraire n'ont retenu l'attention que plus récemment.
Trois séries d'interrogations alimenteront notre réflexion. Il s'agira
d'abord de chercher à cerner l'ampleur et les modalités de l'inte
rvention ď énarques dans le domaine du roman. L'interrogation
portera aussi sur l'existence possible d'un style, de constantes
narratives ou thématiques dans la littérature produite par les anciens
élèves de l'École. On se demandera enfin si cette activité peut
s'analyser en d'autres termes que ceux d'une juxtaposition de
vocations ou de violons d'Ingres, pour produire des effets sur
° CRAP/CNRS, Université Rennes 2, 6 avenue G. Berger, 35040 Rennes Cedex.
00 Institut d'Études politiques de Rennes, 104 bd de la duchesse
Anne, 35700 Rennes.
1. Pour illustration, Mandrin (pseudonyme), L'Énarchie, Paris, La Table Ronde,
1967 ; P. Birnbaum, Les sommets de l'État, Paris, Le Seuil, 1977 ; P. Bourdieu, La
Noblesse d'État, Paris, Minuit, 1989 ; I. Bélier, L'EN A comme si vous y étiez, Paris,
Le Seuil, 1993.
2. P. Bourdieu, M. de Saint-Martin, «Le patronat», Actes de la recherche, 20-
1, 1978, p. 3-82.
Mots, 54, mars 98, p. 9 à 26 l'image sociale du groupe et de l'institution, constituer un mécanisme
de compensation à certaines contraintes du statut de haut fonctionn
aire.
Bien des raisons disqualifient d'avance le projet de théoriser un
« roman énarque ». L'une des sources de bévues consisterait à
globaliser la population des énarques. Du rang de classement avec
ses effets implacables sur la carrière, aux effets de génération, en
passant par la diversité des cursus et des scolarisations où l'on
trouvera l'ancien résistant peu diplômé, l'agrégé de lettres et plus
classiquement le diplômé de la rue Saint-Guillaume, la puissance
des effets de socialisation de l'institution ne peut abolir le jeu des
différences. D'autre part, nous avons choisi d'écarter de cette étude
les énarques à carrière politique, pour lesquels des motifs singuliers
peuvent éclairer le rapport à l'écriture1. Deux séries de sources
ont permis d'alimenter cette réflexion. Il s'agit d'une part d'un
recensement (partiel) des diplômés de l'École ayant publié des
romans et d'autre part, de l'analyse d'un corpus d'une douzaine
ď œuvres — essentiellement des romans — sélectionnées dans la
production des quinze dernières années, en y valorisant l'apport des
auteurs les plus en vue : F. Chandernagor, A. Dulot, M. Lambron,
X. Patier, B. Racine, P.-J. Rémy, F. Sureau.
Carrières de robe, carrières de plume
L'intervention ď énarques dans le domaine des activités culturelles
et littéraires est aussi ancienne que l'institution. Les activités
administratives des diplômés de l'École ont tôt englobé des missions
de gestion d'institutions culturelles, la participation aux Cabinets
des ministres successifs de la Culture. Dans le domaine de la
production éditoriale, l'intervention d'énarques s'est déployée sur
deux terrains. Le plus précocement visible concerne les essais, la d'ouvrages de réflexion sur les problèmes dits « de
société». Delphine Dulong2 a pu montrer à propos du réseau des
« modernisateurs », dont le Club Jean Moulin constitue un des lieux
de coordination, cette intense activité de propositions critiques visant
1. Ch. Le Bart, «L'écriture comme modalité d'exercice du métier politique»,
communication au 6e Congrès de l'AFSP, mai 1996, Aix-en-Provence ; É. Neveu,
« Le sceptre, le masque et la plume », Mots, 32, 1992, p. 7-27.
2. D. Dulong, « Un président à l'image d'une France moderne », thèse de science
politique, Université Paris 1, 1996.
10 à la réorganisation de la société française qui se développe en
partie par le truchement de publications réalisées par la nouvelle
génération des hauts fonctionnaires. Ce qui pouvait alors relever
d'une tactique conjoncturelle s'est graduellement institutionalise au
fil des années 1970 et 1980, à la faveur d'un ensemble de
modifications dans la structure du champ des grandes écoles, du
champ intellectuel et de ses rapports aux médias1. À travers leurs
essais, d'anciens élèves (J. Attali, Y. Canac, A. Mine, G. Sorman...),
se sont graduellement inscrits au rang des producteurs qui alimentent
les débats médiatiques, les revues intellectuelles. Sur un autre
terrain, la quasi-obligation d'utiliser le livre comme stratégie de
médiatisation et de légitimation s'est aussi traduite par un essor
considérable des ouvrages signés par un personnel politique dont
on sait les liens avec l'ENA, que ces interventions prennent la
forme d'autobiographies, de réflexions, ou de biographies (P. Seguin
sur Napoléon III). Ces évolutions s'inscrivent dans un processus
concurrentiel de redéfinition de la posture d'intellectuel. Diplômé
de l'École, José Frêches y voit le lieu possible d'émergence de
« nouveaux intellectuels », aptes à conjuguer réflexion et exercice
d'un pouvoir d'action2, et par là à dépasser implicitement la figure
de l'intellectuel critique née de l'affaire Dreyfus.
Reste, pour emprunter à R. Barthes, que l'écriture de ces énarques
est celle d'écrivants qui «