En ménage
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En ménage, par Joris-Karl Hysmans

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Publié le 17 octobre 2011
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Langue Français
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Extrait

Joris-Karl Huysmans En ménage Éditions Sillage Ce livre électronique est distribué sous licence Creative Commons. Pour plus de détails consulter les pages suivantes : http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/3.0/deed.frhttp://editions.sillage.free.fr/livreelectronique.html Conception graphique : Laëtitia Loas. Éditions Sillage90, rue Cambronne75015 Parishttp://editions.sillage.free.fr I Leurs cigares charbonnaient et puaient comme desfumerons.Tout en rattachant sa culotte qui s’était déboutonnée,Cyprien s’écria : – Rester, pendant deux heures, dans un coin, regarderdes pantins qui sautent, salir des gants et poisser desverres, se tenir constamment sur ses gardes, s’échapper,lorsqu’à l’affût du gibier dansant, la maîtresse de maisonbraconne au hasard des pièces, si tu appelles cela, malgrél’habitude que tu en peux avoir depuis que l’on t’a marié,des choses agréables, eh bien ! tu n’es pas difficile.André haussa les épaules et, crachant le jus de tabacqui lui poivrait la bouche, dit simplement :– Peuh, on s’y fait !Il y eut un instant de silence. Ils marchaient lente-ment, côte à côte, quand minuit sonna. Deux horlogesentremêlaient leurs coups ; l’une, au loin, vibrait douce-ment, en retard d’une seconde sur l’autre ; la plus prochedécoupait, nettement, presque gaiement son heure.La rue que les deux jeunes gens suivaient était déserteet leurs pas retentissaient avec un bruit clair sur le trottoir.Tantôt leurs ombres se brisaient le long des boutiquesfermées, tantôt les précédaient ou les suivaient, étaléesà plat sur les dalles, pâles à certains moments, foncées à 3 d’autres. Souvent elles s’enchevêtraient, se confondaient,s’unissaient des épaules, ne formaient plus qu’un troncramifié de bras et de jambes, surmonté de deux têtes ;parfois elles s’isolaient, se ramassaient sous leurs pieds ous’allongeaient démesurément et se décapitaient dans lerenfoncement des portes.Il y avait, dans le ciel, comme un éboulement de talusnoirs. Au-dessus des maisons dont les toits les tran-chaient durement, de grands nuages roulaient ainsi quedes fumées d’usine, puis, dans ces blocs immenses denuées, d’énormes brèches s’ouvraient et des pans de cielétoilés de feux blancs scintillaient, éteints bientôt par levoile opaque des nuées rampantes.Éclairés par des becs de gaz, allumés de loin en loin,des murs frappaient des coups drus dans l’ombre. Le trot-toir était sec, sillonné de rigoles par places et la soudurede ses dalles se détachait, en noir. Près de la chaussée,une bonde d’égout, un tampon de fonte quadrillé, percéau milieu de son orbe, d’un trou, étincelait à certainesarêtes plus aiguisées par le frottement des bottes. Desépaves de cuisine, des trognons de légumes et des morceauxd’affiches, s’empuraient dans une flaque. Un rat se faufi-lait dans le tuyau d’une gargouille.Lorsque André et Cyprien eurent atteint le bout decette rue et qu’ils arrivèrent dans une autre, vivanteencore et plus éclairée, la demie tintait. Un marchand devins s’apprêtait à fermer ses vitres. Au fond de laboutique, dans une salle cloisonnée de carreaux dépolis,un garçon couvrait un billard et essuyait avec un torchonles marques de craie laissées près des bandes ; un autre,dans la première pièce, vu de dos, l’échine courbée, le cou 4 et les reins remuant avec le dandinement d’un volatile,rinçait des bouteilles au-dessus d’un cuveau ; un troi-sième charroyait deux moitiés de tonnes plantées delauriers roses, et deux ronds sales marquaient sur le trot-toir la place où elles étaient mises.Le patron se préparait à laver à grande eau son seuil.Un baquet entre les jambes, il bâillait, s’étirant, les brasen l’air, les poings fermés, et, derrière lui, sa femme, lerâble aplati sur une banquette, la poitrine écroulée sur lerebord du comptoir, gourmandait les garçons, s’épilait lespoils du nez, apurait ses comptes.La rue était presque silencieuse ; deux sergents de villese promenaient, mélancoliques, parlant bas, s’arrêtaientpar moments et reprenaient leur marche ; au loin, uneéquipe de vidangeurs cinglant les chevaux attelés auxbarriques numérotées, aux carrioles bondées de tuyaux etde pompes, passa, nauséabonde, dans un sourd roulement.Le bruit devenait plus confus et plus faible. L’onentendit encore le sautillement grêle d’un fiacre quiparut, les feux allumés, le cocher endormi sous sonchapeau de cuir bouilli blanc pareil à un seau de toilette,le menton dans le cou, le fouet au repos, les rosses exté-nuées, trébuchant, faisant cahoter la guimbarde sur lachaussée, puis le bruit s’effaça, le vacarme des voletsqu’on pose s’éteignit, le quartier s’endormait, tout se tut.Cyprien continuait à rognonner dans sa barbe ; ils’exaspérait de plus en plus, après la soirée qu’il avaitsubie. Il attaquait les boissons, les femmes, prétendaitque le punch avait été acheté, tout fait, chez un épicier etcoupé d’eau pour le désinfecter ; il niait le charme desfillettes tapotant de la musique ou becquetant des glaces, 5 il se moquait du maître de la maison, debout, près dupiano, chargé d’exécuter des sourires et il reprenait :– Ah ! elles sont jolies les soirées de ton oncle ! Unevraie bousculade de salle à bagages ! Il n’y a que les gensqui graissent les cartes qui aient le droit de s’asseoir ! Etils sont là, avec des têtes dont les cheveux ont fui, descompresses blanches autour du cou, des ventres enflés,sanglés dans des pantalons tendus, retenant les envoisd’une digestion pénible ! Et le salon, avec sa tapisserie devieilles dames qui dorment le long d’un mur ou jacassentle nez sur un verre, et l’averse des conversations, la fluéedes sornettes, la pluie sans fin des polkas et des valses ! Ettout, tout, et cette troupe d’imbéciles qui invitent desrobes roses ou blanches à secouer leurs plis ! Et les jeunesfilles donc ! Ces adorables récipients de chairs neuves oùles vices transvasés des mères se rajeunissent ! Ah oui,parlons-en ! Il faut les voir quand elles remuent du pilonleurs jupes ! le mouchoir sur les genoux et la moue au bec,elles sont là, se tortillant sur leur chaise, échangeantderrière les entrechats de l’éventail des ricochets de niai-series sordides, chuchotant comme des galopines enclasse, s’envolant tout à coup avec l’affreux bavardage desperruches qu’on lâche ! puis, c’est le plongeon des gravesrévérences, c’est le nez qui se fripe et le dentier quiflambe, c’est des oui, maman, c’est des non, ma chère,c’est des patati, c’est des patata, c’est des rires fûtés, deséclats discrets… les jeunes filles ! je les ai observées cesoir, tiens, les v’là : physiquement : un éventaire de gorgespas mûres et de séants factices ; moralement : une éter-nelle morte-saison d’idées, un fumier de pensées dansune caboche rose ! oui, les v’là, celles qu’on me destine, 6 espérant qu’un jour viendra où, lassé de lire dans mon litet d’y fumer tranquillement ma pipe, j’accepterai lamisère d’un coucher à deux, l’insomnie ou le ronflementd’un autre, les coups de coude et les coups de pied, lafatigue des caresses exigées, l’ennui des baisers prévus !André souriait.– Ah bien mais, dit-il, c’est très simple alors, – consé-quence de tes théories : la mise en fourrière de toutes lespassions, l’apothéose de la fille publique – les cabinets àtrois sous de l’amour ! – et par-dessus le marché, la glori-fication de la femme de ménage qui vous chipe la bougieet le sucre !« Oui, c’est amusant d’allumer des paradoxes, mais ilest un moment où les feux de Bengale sont mouillés etratent ! On ne rit plus alors – je me suis marié, parfaite-ment, parce que ce moment-là était venu, parce quej’étais las de manger froid, dans une assiette en terre depipe, le dîner apprêté par la femme de ménage ou laconcierge. J’avais des devants de chemise qui bâillaient etperdaient leurs boutons, des manchettes fatiguées –comme celles que tu as là, tiens – j’ai toujours manqué demèches à lampes et de mouchoirs propres. – L’été,lorsque je sortais, le matin, et ne rentrais que le soir, machambre était une fournaise, les stores et les rideauxétant restés baissés à cause du soleil ; l’hiver c’était uneglacière, sans feu, depuis douze heures. J’ai senti alors lebesoin de ne plus manger de potages figés, de voir clairquand tombait la nuit, de me moucher dans des lingespropres, d’avoir frais ou chaud suivant la saison. – Et tuen arriveras là, mon bonhomme ; voyons sincèrement, là,est-ce une vie que d’être comme j’étais et comme toi, tu 7 es encore ? est-ce une vie que d’avoir le cœur perpétuel-lement barbouillé par les crasses des filles ; est-ce une vieque de désirer une maîtresse lorsqu’on n’en a pas, de s’en-nuyer à périr quand on en possède une, d’avoir l’âme à vifquand elle vous lâche et de s’embêter plus formidable-ment encore quand une nouvelle vous la remplace ? Ohnon, par exemple ! Bêtise pour bêtise, le mariage vautmieux. Ça vous affadit les convoitises et émousse lessens ? Eh bien, quand ça n’aurait que cet avantage-là ! Etpuis, mon cher, c’est une caisse d’épargne où l’on se placedes soins pour ses vieux jours ! C’est le droit de soulagerses rancunes sur le dos d’une autre, de se faire plaindre aubesoin et aimer parfois !« Ah ! s’il existait un émétique qui vous fasse rendretoutes les vieilles tendresses qu’on a là-dedans ! Certes, ceserait le rêve, mais comme c’est impossible, le plus sageest encore de risquer la chance, de tenter d’être heureuxavec une femme qu’on suppose avoir été bien élevée etqu’on croit honnête. – Mais diable, je commence à lâcherdes tirades comme toi, et avec toutes ces discussions, ilest une heure moins vingt, je vais te souhaiter le bonsoiret rentrer chez moi. »Cyprien ne paraissait guère disposé à gagner son lit.– Tu as bien le temps, disait-il, les autres fois lorsquetu vas en soirée et que ta femme n’étant pas grippéet’accompagne, tu ne reviens jamais de chez lesDésableau avant trois heures. Hein ? avoue que tu as euune fière chance de m’avoir rencontré, dans cette sallede chauffe, je t’ai obligé à prendre la fuite. C’est troisheures que je t’ai données, rends-moi l’une des trois etviens faire un
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