Laurent Mucchielli
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  • cours - matière potentielle : l' année
  • exposé
Laurent Mucchielli est sociologue, directeur de recherche au CNRS (Laboratoire Méditerranéen de Sociologie) lequel lui a décerné sa médaille de bronze en 2006. Il a dirigé, de 2004 à 2009, le Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales (CESDIP). Il travaille depuis une douzaine d'années sur les questions de sécurité. Il a créé en 2011 un Observatoire de la délinquance dans la région PACA. Auteur de très nombreux livres et articles scientifiques, il est aussi le rédacteur en chef d'un site internet très consulté : www.
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Laurent Mucchielli est sociologue, directeur de recherche au CNRS (Laboratoire Méditerranéen de Sociologie) lequel lui a décerné sa médaille de bronze en 2006. Il a dirigé, de 2004 à 2009, le Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales (CESDIP). Il travaille depuis une douzaine d’années sur les questions de sécurité. Il a créé en 2011 un Observatoire de la délinquance dans la région PACA. Laurent Mucchielli  Sociologue
UNITÉ SGP Police 75, Bd MacDonald 75019 Paris
Vous mettez en relation dans votre dernier livre l’évolution historique de la délinquance et les phénomènes de peur liés au sentiment d’insécurité. Il ressort de votre analyse que, globalement, «il est à peu près certain que nous vivons l’époque la moins dangereuse de notre histoire» Dès lors, comment expliquez-vous «l’imaginaire de la décadence» qui pousse nos contemporains à penser que notre société est de plus en plus violente ?
Laurent Mucchielli :Il existe bien entendu de nombreuses formes de comportements violents dans la société actuelle et je suppose que nous allons y revenir en détail plus tard. Mais il y a en effet par ailleurs un décalage total entre d’un côté l’évolution historique objective (qui prouve que nous vivons dans une société de moins en moins dangereuse) et de l’autre côté les peurs et les discours sur la violence qui augmente sans cesse, qui se répand partout... Comment l’expliquer me demandez-vous ? C’est compliqué, il y a plusieurs facteurs. Les plus évidents et les plus quotidiens sont la récupération politique et la mise en scène médiatique. Il n’y a qu’à allumer la télévision pour entendre un politicien crier que la violence est partout et que c’est insupportable, ou bien pour tomber sur une émission parlant de crime sous forme de « reportage » (je mets des guillemets...) ou bien sous forme de fiction. Il y a une sorte de spectacle permanent de la violence dans notre société médiatique. Mais au-delà de ça il y a quelque chose de plus profond chez beaucoup de gens, ce qu’on peut appeler le sentiment d’insécurité. Même s’il est faux, ce discours sur l’augmentation de la violence est très fort parce qu’il répond à une inquiétude. Cette inquiétude c’est bien sûr d’abord celle des personnes âgées, non pas parce qu’elles seraient réellement plus exposées que les jeunes (c’est même le contraire) mais parce qu’elles se sentent plus vulnérables au cas où il leur arriverait quelque chose. Ensuite, il apparaît que les adultes isolés (mère élevant seule ses enfants) sont plus inquiets que les autres, de même que les personnes vivant dans la précarité économique, surtout quand elles habitent des quartiers qui connaissent des désordres très visibles (saleté, bruit, incivilités, etc.). Au final, c’est un ensemble de vulnérabilités que révèle le plus souvent le sentiment d’insécurité, et non le fait d’être réellement menacé d’agression dans sa vie quotidienne. Dès lors, on comprend que la « demande de sécurité » qu’exprime nos concitoyens est en réalité un puits sans fond puisqu’il exprime des fragilités et des peurs qui dépassent complètement la question de la sécurité. Et plutôt que de surfer sur ces fragilités et ces peurs, les élus feraient beaucoup mieux d’essayer d’y répondre globalement, en faisant la part des choses entre les peurs et les réalités.
La violence qui peut tuer, commise en groupe, régresse effectivement. Peut-on en dire autant des phénomènes de violence de façon plus globale ?
Laurent Mucchielli :En fait, il existe de nombreuses formes différentes de violence : les bagarres d’«embrouilles viriles» entre jeunes, les bagarres entre adultes alcoolisés, les violences conjugales, les vols avec violence... et puis autrefois il y avait aussi les violences entre villages, dans les années 1960 et 1970 il y avait d’importantes violences politiques ainsi que des agressions racistes (allant souvent jusqu’au meurtre). En fait, pour schématiser, comme les violences collectives liées aux identités locales, aux divisions politiques et religieuses ont beaucoup régressé, il ne reste plus que deux choses. D’abord, la violence instrumentale : les vols avec violence. Le but n’est pas l’agression mais le vol, seulement dès lors que nous portons les objets visés sur nous (téléphone portable, sacoche, bijoux, etc.) il y a fatalement un rapport physique. On en parle peu dans le débat politico-médiatique car c’est souvent peu spectaculaire (pas de quoi faire un bon fait divers...) et rarement très grave pour la victime (du moins physiquement). Pourtant ce type de violence est devenu en réalité le plus fréquent de nos jours, en liaison avec le développement constant de la société de consommation et par ailleurs avec la ghettoïsation de la société. Ensuite, il reste ce que j’appelle les violences de proximité : violences conjugales et familiales, affrontements entre groupes de jeunes de quartiers voisins, bagarres entre voisins... Elles ne sont pas du tout nouvelles et elles ne sont pas en augmentation (à l’échelle nationale, mais il peut y avoir des phénomènes locaux bien sûr), mais on les voit d’autant plus que les autres ont disparu. Par ailleurs, on les dénonce davantage aujourd’hui parce que nos seuils de tolérance et de sensibilité ont énormément évolué ces dernières décennies. Les cas les plus flagrants sont ceux des violences conjugales et des atteintes sexuelles sur les enfants. Cela a toujours existé mais autrefois la justice ne s’y intéressait qu’à partir d’un certain niveau de gravité. Quant à ce qu’on pourrait appeler les « micro-violences de la vie quotidienne », elle ne s’y intéressait pas du tout. Tandis qu’aujourd’hui les gens appellent la police (ou la gendarmerie) pour une insulte, un chahut, une claque... Nous assistons à une transformation historique des seuils de sensibilité et une redéfinition complète de la notion de « violence ».
Une partie de votre propos est consacrée à la délinquance des mineurs. Ces derniers sont décrits comme de plus en plus violents de plus en plus jeunes. Qu’en est-il réellement ?
Laurent Mucchielli :On retrouve ici tous les mécanismes que l’on vient de décrire. D’abord, les indicateurs statistiques tirés des enquêtes scientifiques (des enquêtes anonymes réalisées sur des échantillons représentatifs de la population) montrent que les problèmes sont stables sur la petite vingtaine d’années où on les mesure régulièrement. Donc le principal mécanisme qui joue c’est à nouveau la judiciarisation : aujourd’hui vous (policiers et gendarmes) êtes amenés à faire des procédures à l’encontre de gamins qui certes ont fait des bêtises, mais des bêtises qu’ils ont toujours fait et qu’on ne traitait pas comme ça autrefois. Quel homme ne s’est jamais bagarré même une seule fois dans sa jeunesse pour prouver justement qu’il en était un (de bonhomme) ? Qui n’a jamais fumé un joint ou ne s’est jamais enivré ne serait-ce que « pour faire comme les autres » ou bien « pour voir ce que ça fait » ? Autrefois, beaucoup plus de choses se réglaient de façon informelle, par une bonne admonestation et avec les parents. C’était vrai chez vous, les policiers, comme par ailleurs chez les enseignants. Et tout ça se passait dans un cadre d’interconnaissance, à l’échelle du quartier.Aujourd’hui, nous vivons dans des villes et des zones périurbaines presque totalement anonymes. Les gens ne se parlent pas, ne se connaissent pas, ne sont pas solidaires les uns des autres. Convoqués par les autorités policières ou éducatives, les parents défendent leurs enfants plutôt que d’être solidaires avec les autres adultes en position d’autorité. Dès lors on judiciarise de plus en plus, par dépit en quelque sorte, par incapacité à s’arranger autrement. Et aussi parce que le droit pénal est de plus en plus répressif, que les gouvernements ne cessent de créer de nouvelles infractions ou d’élargir leur définition, et parce que les gouvernements mettent la pression en réclamant la « tolérance zéro ». Voilà, l’essentiel de l’évolution à mon avis est là, dans cette judiciarisation.
... Ceci dit, à côté de ce mécanisme général et national, il y a aussi des effets locaux. C’est un deuxième mécanisme qu’on peut appeler la ghettoïsation. Les gens qui cumulent les problèmes sont concentrés au même endroit. On créé des poches de misère, des immeubles de chômeurs et des collèges où la majorité des élèves sont en échec scolaire, dès lors il ne faut pas s’étonner que ce soient aussi des concentrés de diverses violences , chez les mineurs comme chez les adultes.
Comment enrayer ce que vous appelez «la construction de l’identité délinquante» qui amène certains jeunes à quitter le droit chemin ?
Il y a un siècle, un dicton courant chez les instituteurs disait « la cour de récréation est le lieu de la revanche du fier à de la racaille sur le bouffon ». revanche bras sur le fort en thème ». Vous modernisez le vocabulaire et ça donne : « la cour de récréation est le lieu de la
Laurent Mucchielli :Le mécanisme général n’a pas changé.Le jeune en échec à l’école devient le perturbateur dans l’école, puis tôt ou tard il est exclu de l’école et, comme il n’a pas de ressources familiales et de soutien financier, il se retrouve plus ou moins dans la rue. Et quand on est dans cette situation, il n’y a grosso modo que deux situations : soit le jeune est assez seul et alors on se fait tout petit dans son coin, on déprime, on fume des joints, on se rend coupable de quelques dégradations ou des petites bagarres mais pas grand chose d’autre ou de plus grave. Soit le jeune est dans un quartier où il y a déjà de la délinquance, il se met alors à fréquenter des jeunes plus âgés déjà dans la délinquance et il y tombe à son tour. Dans ce cas, on peut dire que la délinquance devient un rôle social pour le jeune qui n’a rien d’autre. Et un rôle social c’est à la fois une activité concrète et une identité assumée : « je suis le méchant délinquant qui vous fait peur ». La plupart des jeunes qui passent par là en sortiront au bout de quelques années, notamment lorsqu’ils se mettront en ménage avec une jeune femme et projetteront ensemble un enfant. Mais entre temps ils auront fait des dégâts et certains y auront bien gâché leur jeunesse car tôt ou tard vous (policiers) les attrapez et tôt ou tard ils écopent de peines lourdes au tribunal.
V o u s n ’ é v o q u e z - p a s l a q u e s t i o n d e s m u l t i r é c i d i v i s t e s m i n e u r s l à a u s s i d é c r i t s c o m m e d e p l u s e n p l u s n o m b r e u x . A l o r s , f a n t a s m e o u r é a l i t é ?
Laurent Mucchielli :Réalité sur leur existence, fantasme sur le fait qu’ils seraient beaucoup plus nombreux qu’avant, toujours plus jeunes, plus violents, etcetera. Dans les premières recherches sur la délinquance juvénile, menées au centre de Vaucresson dans les années 1960, mes prédécesseurs constataient déjà l’existence de ce que l’on appelait parfois les « incasables » et aujourd’hui plutôt les « noyaux durs » ou en effet les multirécidivistes, des jeunes qui multiplient les passages à l’acte, qui mettent en difficulté un peu toutes les institutions et qui enchaînent les mesures judiciaires sans qu’une aucune ne règle le problème. C’est une réalité ancienne, et qui continue donc aujourd’hui. Je dirais ici que le principal changement n’est pas dans cette réalité, il est plutôt dans la réaction institutionnelle qui me paraît poser deux problèmes croissants. Le premier est la réduction des capacités de prise en charge en psychiatrie. Or certains de ces jeunes auraient vraiment besoin de prises en charge de ce type. Le second problème est la « démolition » de la Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ) à laquelle nous assistons depuis une dizaine d’années. Certes, cette petite administration manquait de transparence et de capacité à évaluer de façon statistique ce qu’elle faisait avec les jeunes. Mais elle avait aussi l’immense avantage de connaître très bien les jeunes, de les suivre parfois depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte à travers toute une gamme de dispositifs qui s’arrêtaient à la porte de la prison. Or la PJJ est actuellement réduite, démoralisée et démantelée petit à petit, elle ne s’occupe plus de l’enfance en danger mais seulement de l’enfance délinquante (alors que les deux sont souvent liés), elle intervient de moins en moins en milieu ouvert pour se concentrer sur le milieu fermé et notamment les nouveaux EPM (établissement pénitentiaires pour mineurs), elle transforme son recrutement, sa formation, son management... Je suis impressionné par le nombre de ces éducateurs de la justice que je rencontre et qui sont en souffrance, et par le nombre d’« anciens » qui attendent de pouvoir partir en retraite au plus vite alors que leur expérience serait des plus utiles. Dans ce contexte, avec une multiplication de dispositifs nouveaux (en partie liés à des effets d’annonce politiques comme la dernière en date : les centres avec « encadrement militaire »), gérées par quantités d’acteurs différents et non coordonnés entre eux, on peut se demander si les problèmes de prise en charge ne sont pas en train de s’aggraver.
Votre propos n’est pas tendre avec celles et ceux qui se posent en spécialiste des questions de sécurité et qui inondent les médias de propos plus ou moins exacts, de statistiques plus ou moins vérifiées et d’avis très peu éclairés. Considérez-vous que le débat sécuritaire en France est tronqué par certains «marchands de peur» ?
Laurent Mucchielli :Oui, il y a des gens qui se prétendent des « experts » de la sécurité mais pour qui la sécurité est avant tout un « bisness ». Ils cherchent à gagner de l’argent et du pouvoir avec ça. Il y a un gros marché de l’audit de sécurité en France, comme il y a maintenant un gros marché de la vidéosurveillance. On rencontre dans ces milieux des gens qui se présentent comme des experts, qui publient des livres chez des éditeur de type universitaire et qui essayent de se donner une légitimité scientifique. Mais c’est un masque, une stratégie pour renforcer leur « bisness », asseoir leur pouvoir et gagner plus d’argent. Et, avec beaucoup de mes collègues, nous trouvons cela insupportable d’abord parce que nous sommes des fonctionnaires attachés à la notion de service public, ensuite parce que nous sommes membres d’une communauté scientifique attaché aux notions d’impartialité, d’honnêteté intellectuelle et de désintéressement. Concrètement : je n’ai aucun lien avec une entreprise privée faisant commerce de la sécurité, je n’ai et je ne cherche à avoir aucune position de pouvoir dans l’appareil d’Etat, ni dans un parti politique ni dans une collectivité territoriale. C’est ce désintéressement qui fonde la légitimité scientifique. Et c’est pourquoi nous considérons comme des usurpateurs ceux qui prétendent à cette légitimité tout en ayant des intérêts évidents du genre de ceux dont nous venons de parler. Et comme en ce qui me concerne je n’ai pas peur de la polémique, je donne les noms, je dis à qui j’adresse mes critiques et je donne des arguments et des citations pour prouver mes critiques. Les plus connus parmi ceux que je critique sont certainement Alain Bauer, qui a tellement de casquettes et qui est dans tellement de lieux de pouvoir qu’on ne sait pas comment le présenter en une phrase, et son coauteur fréquent Xavier Raufer, pseudo chercheur et vrai idéologue qui est un ancien militant d’extrême droite (Occident, Ordre nouveau...) reconverti dans la dénonciation des mafias, des banlieues, de l’Islam, bref de tout ce qui peut faire peur. Je les appelle les « marchands de la peur », ceux qui espèrent récolter le salaire de la peur.
Les données statistiques ont pris une ampleur sans récédent ces dix dernières années. Au point que les policiers ont souvent l’impression de travailler davantage dans l’optique d’améliorer ces statistiques que d’apporter des solutions pérennes à nos concitoyens. Or, vous démontrez dans votre ouvrage que les statistiques issues de la Police et de la Gendarmerie Nationales sont largement insuffisantes pour évoquer les questions d’insécurité. Par ailleurs, vous vous montrez tout aussi critiques vis-à-vis des conclusions de l’Observatoire National de la Délinquance et des Réponses Pénales. Comment, dans ce cadre, fiabiliser les sources statistiques ? Les enquêtes de victimation ne devraient-elles pas être multipliées sur le long terme ?
Laurent Mucchielli :Je crois que les choses sont claires pour tout le monde à présent : les statistiques de police et de gendarmerie (dite « état 4001 ») sont devenues un outil de communication politique et un outil de management administratif avant toute autre chose. C’est vraiment infiniment dommage mais c’est ainsi. Dès lors, on ne peut les manier qu’avec la plus grande précaution et uniquement en parlant de choses très précises (telle ou telle infraction). Mais tous ces effets d’annonce du ministère ou de la hiérarchie sur le mode « la délinquance a diminué de 1,23 % l’an dernier », cela n’a aucun sens, ça ne veut rien dire, c’est du pipeau. Dès lors, il est certain que les enquêtes en population générale (on demande à un échantillon représentatif de personnes de raconter anonymement ce qui leur est arrivé au cours de l’année écoulée, même si elles n’ont pas porté plainte) sont devenues plus incontournables que jamais. Il faudrait les développer davantage encore, à l’échelle locale. C’est un retour fondamental sur la réalité, qui pourrait permettre d’améliorer la conduite des politiques locales de sécurité et de prévention. Mais cela ne peut se faire qu’à une condition : leur élaboration et leur exploitation ne doivent dépendre ni de la hiérarchie policière ni de l’autorité préfectorale ni des élus. Elles doivent être réalisées en toute indépendance par des professionnels de la statistique publique et par des représentants du monde universitaire et scientifique. En un mot, il faut dépolitiser la production statistique, et c’est vrai dans ce domaine comme dans d’autres.
Actupolice le mag :Toujours sur les statistiques, vous démontrez que, contrairement à celles publiées par les services de police, les enquêtes de victimation semblent démontrer une évolution beaucoup moins importante par exemple dans le domaine des violences. Comment expliquez-vous le silence assourdissant de l’ONDRP et des politiques sur le sujet ?
Laurent Mucchielli :Le silence des politiques, je l’explique par les raisons que j’ai déjà évoquées : certains d’entre eux ont tout intérêt à dire tout le temps que les choses sont de pire en pire. Imaginez que nous connaissions soudainement une baisse considérable des problèmes de délinquance en France, ça mettrait au chômage ces gens-là... de même que beaucoup de politiciens seraient bien embêtés ! Pour l’ONDRP, je serais moins sévère que vous sur ce coup car ils ont fait des avancées réelles ces dernières années, tenant compte de certaines critiques que nous leur adressons depuis le début. Mais ils sont sans doute aussi dans une position très délicate : se distinguer du simple discours gouvernemental pour affirmer son indépendance et sa crédibilité, mais sans trop déplaire ni gêner outre mesure le pouvoir en place à qui ils doivent leur poste...
Actupolice le mag :Le débat sur la dépénalisation du cannabis semble revenir en vitrine de l’actualité sous l’impulsion du débat pré-présidentiel. Vous démontrez dans votre livre qu’il s’agit d’une donnée difficile à exploiter en matière statistique tant les auteurs sont, en quelque sorte, en même temps les victimes. Quelle est la vision sociologique de la situation ?
Laurent Mucchielli :Comme sur la sécurité de manière générale, le débat sur le cannabis est enfermé dans une En matière de Cannabis, équation manichéenne : prohibition ou autorisation, la prohibition est fermeté ou laxisme, interdire ou laisser-faire... Bref, noir ou purement fictive, on se blanc. Or il est facile de voir les critiques des deux côtés. donne bonne conscience Du côté de la prohibition, il suffit de regarder les données mais en réalité c’est la statistiques sur l’évolution de la consommation : elle ne cesse politique de l’autruche. d’augmenter. Donc la prohibition est purement fictive, on se donne bonne conscience mais en réalité c’est la politique de l’autruche. Il faut en sortir. Et de l’autre côté, il ne s’agit évidemment pas de dire que l’on peut tout faire, n’importe où et n’importe quand. Les critiques sont évidentes : il ne faut pas importuner les autres (donc pas dans l’espace public), il ne faut pas inciter les enfants, il ne faut pas autoriser n’importe quel type de produits car certains sont vraiment dangereux, etc. Alors quoi, on ne peut pas en sortir ? Eh bien je crois que oui, on peut en sortir. Il suffit de comprendre qu’il y a une troisième voie : la règlementation. Ce n’est ni l’interdiction totale ni l’autorisation totale, c’est l’autorisation sous conditions. Le seul débat intelligent et d’avenir se situe là, il commence quand on discute tranquillement de ce que doivent être ces conditions, sur la production, sur la vente et sur la consommation.
Actupolice le mag :Revenons un peu sur le phénomène des violences. Vous citez dans la troisième partie de votre ouvrage la phrase suivante de Jean-Claude Chesnais : « plus un phénomène désagréable diminue et plus ce qui en reste est perçu ou vécu comme insupportable. » Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
Laurent Mucchielli :Volontiers car c’est fondamental et que cela traverse toute l’évolution des sociétés occidentales. Le fait est que les violences physiques diminuent mais que notre perception de la violence augmente. Nous n’avons jamais eu si peu de chances de nous faire tuer ou blesser et pourtant nous n’avons jamais crié aussi fort contre la violence. C’est apparemment un paradoxe. Pourtant, si l’on y réfléchit bien, quoi de plus normal ?Dès lors que je suis habitué au fait que je ne risque plus de me faire tuer ou blesser, dès lors que je trouve « normal » de ne plus subir ce risque, alors j’élève mon niveau d’exigence. Ce qui devient « anormal » et que je dénonce comme une « violence », c’est le fait de recevoir un coup de poing, de me faire bousculer ou même simplement de me faire insulter. En l’espace d’à peine deux générations, le contenu de la notion de «violence» a été révolutionné. Les exemples le plus flagrants sont ceux des violences faites aux femmes et aux enfants. Pour simplifier, jadis, tant qu’un mari ne tapait pas trop fort sur sa femme, la justice considérait qu’elle n’avait pas à se mêler de la vie privée du couple. Or nous assistons au contraire depuis quelques années à une judiciarisation très forte des violences conjugales. Je montre dans le livre que, chez les majeurs, c’est cette dénonciation croissante des violences conjugales qui explique principalement la fameuse augmentation des « coups et blessures volontaire » (le plus souvent sans ITT ou avec ITT de moins de 8 jours). Et vous - policiers - le savez bien. Pour quel type de problèmes est-ce qu’on vous appelle de plus en plus, notamment la nuit, sur le numéro de « police secours » ? Les conflits conjugaux, voire familiaux. J’ajoute que, aujourd’hui, des hommes sont envoyés tous les jours en prison pour « viol conjugal » alors que cette expression même aurait été perçue comme antinomique et absurde il y a encore 30 ou 40 ans. Imaginez la scène dans les années 1960 : une femme se présente au commissariat et dit qu’elle vient porter plainte contre son mari pour « viol conjugal ». A l’accueil, le policier l’aurait sans doute pris pour une personne un peu « déséquilibrée »... Aujourd’hui c’est l’audition immédiate et la garde à vue assurée. Les temps ont radicalement changé ! Continuons l’analyse avec les violences faites aux enfants, qui ont également été révolutionnées avec la reconnaissance de la notion de « maltraitance ». Songez aux « corrections » qu’avaient reçu nos parents dans leur enfance et songez qu’aujourd’hui de nombreuses personnes militent pour que la simple fessée soit reconnue comme une « violence » faite aux enfants et soit donc interdite. Là encore, quelle (r)évolution ! Et je pourrais continuer encore avec les violences verbales et autres «atteintes à la personnalité et à la dignité». Quel policier, il y a encore 20 ou 30 ans, aurait décidé de prendre la plainte d’une personne se présentant au commissariat parce que son voisin l’a insulté, qu’il a menacé son chien ou qu’il a piétiné sa rangée de fleurs ?
Actupolice le mag :Comment, alors que nos concitoyens supportent de plus en plus mal la délinquance en général et les violences en particulier, qu’il est de plus en plus difficile de faire échanger entre eux des voisins de palier et que, finalement, les français nourrissent des attentes de plus en plus grandes envers les pouvoirs publics, faire reculer ce que vous appelez à juste titre «la judiciarisation du règlement des conflits de la vie sociale»? La police et la gendarmerie nationales n’auraient-ils finalement pas tout à y gagner en pouvant se concentrer sur les réelles problématiques liées à l’insécurité (bandes organisées, trafic de stupéfiants, délinquance financière, économie souterraine...) ?
Laurent Mucchielli :Nous voilà au cœur de l’un des nœuds actuels, l’une des raisons pour lesquelles la demande de sécurité va croissante et pour lesquelles vous - policiers et gendarmes - êtes si mal à l’aise. Vous êtes en réalité pris entre deux feux : d’un côté le pouvoir politique et la hiérarchie qui vous demandent de répondre à tout et de l’autre la population qui dit à la fois que vous la harcelez (notamment sur la route) et que vous n’êtes jamais là quand il faut. Je devine la frustration voire le malaise que vous devez ressentir assez souvent ! Dès lors, il serait urgent que le pouvoir politique clarifie les choses et tranche une fois pour toutes sur des questions qui reviennent tout le temps sur l’agenda politique sans être jamais vraiment réglées. De deux choses l’une, ou bien on décide que la police et la gendarmerie nationales doivent, entre autres missions, être aussi des polices de proximité, à l’écoute des problèmes des citoyens, même de leurs « petits bobos ». Dans ce cas, l’Etat doit leur donner des effectifs pour le faire car cela suppose d’être là dans la rue, au contact, à la rencontre des habitants, tous les jours. Ou bien on ne veut pas dégager ces budgets, on estime que ce n’est pas une question régalienne et que c’est le rôle des polices municipales. Dans ce cas, alors il faut d’une part systématiser les polices municipales (sinon on créé une énorme inégalité entre les villes qui en ont et celles qui n’en ont pas), d’autre part fixer une fois pour toutes leur doctrine d’emploi -la proximité, la vie quotidienne, la circulation, le voisinage, etc. - et faire taire la minorité qui réclame toujours plus de fonctions régaliennes et d’armement pour les municipaux. Cette minorité joue aujourd’hui un rôle très néfaste dans le débat public, mais elle est encouragée par l’incapacité des politiques à donner de la hauteur au débat, à poser les grandes questions et à dégager un consensus national qui permette de donner des repères clairs à chacun. Les dernières lois votées sur la sécurité (comme la Loppsi 2) sont la caricature de ce phénomène : ce sont des lois fourre-tout, qui placent le débat sur le terrain purement technique et juridique, qui arbitrent plus ou moins entre des intérêts différents, mais qui sont incapables de donner du sens à la fonction policière.
Pensez-vous que nos concitoyens et les policiers – plus particulièrement ceux les plus exposés dans les quartiers populaires – soient aujourd’hui prêts à intellectualiser cette problématique afin de la remettre dans toute sa complexité ? Comprenez-vous par exemple qu’un policier, qui est confronté tous les jours à la difficulté du métier en Seine-Saint-Denis et qui a donc ce que nous appelons « les yeux collés sur le problème », n’ait pas très envie de disserter sur toutes ces questions ?
Laurent Mucchielli :Cela me paraît évident et je le comprends tout à fait ! Placés dans certaines situations extrêmes (comme le sont certains quartiers de la banlieue parisienne, de la banlieue lyonnaise, de Marseille, etc.), lesquels d’entre nous résisteraient à la facilité de partager le monde entre les bons qu’il faut protéger et les méchants qu’il faut juste enfermer ? Lesquels d’entre nous ne cèderaient jamais à la facilité des propos racistes à propos de « tous ces Noirs » ou de « tous ces Arabes » ? Lesquels d’entre nous diraient encore qu’il faut dialoguer, écouter, analyser et comprendre avant d’agir alors qu’il est tellement tentant de dire qu’il suffit juste de « donner un grand coup de pied dans le c... à tous ces délinquants » ? Oui, je le comprends parfaitement de la part de femmes et d’hommes qui travaillent tous les jours sous pression et qui ont en eux beaucoup de peur et de colère du fait de ce qu’ils ont vécu, ce qu’ils ont vu et ce qu’ils ont entendu. Nous parlons ici d’émotions humaines, il faudrait être idiot ou aveugle pour ne pas les comprendre. Par contre, ce que je n’admets pas, c’est qu’au lieu de mettre sur la table cette pression, ces peurs et cette colère pour en discuter, pour apaiser ceux qui en souffrent et en sortir quelque chose de constructif dans l’intérêt de tout le monde, certains responsables syndicaux et politiques se contentent de jeter de l’huile sur le feu en reprenant et en manipulant ces émotions. C’est faire le jeu de l’extrême droite qui n’attend que cela pour conforter son racisme, réclamer le rétablissement de la peine de mort.
Actupolice le mag :A propos de politique, justement, vous insistez sur les causes sociales, économiques, éducatives de l’insécurité. Pourtant, en 2002, la gauche n’a-t-elle pas reconnu qu’elle avait pêché par naïveté sur ce point ?
Laurent Mucchielli :D’abord j’ai envie de vous répondre que les responsables de gauche ne sont parfois pas très futés... Franchement, simplement en termes de stratégie ou de tactique politique, quand Lionel Jospin dit en 2002, à quelques semaines de l’élection, « j’ai été naïf, je me suis trompé, je m’excuse », il se tire une balle dans le pied ! Ensuite, je crois que la gauche a tort de faire un complexe d’infériorité sur la question de la sécurité et de se croire obligée d’en rajouter pour répondre au discours de la droite. L’ordre et la sécurité sont le fond de commerce de la droite, depuis le 19ème siècle. Ses électeurs l’attendent là-dessus. La gauche a d’autres thèmes de prédilection sur lesquels ses électeurs l’attendent et elle a une autre façon de poser les problèmes, sur laquelle l’attendent aussi ses électeurs.
On attend d’elle qu’elle explique les causes, qu’elle remette les choses dans leurs contextes et qu’elle ait une approche pragmatique.
On n’attend pas d’elle qu’elle se mette à crier avec les loups « mon dieu, la violence est partout ! il n’y a plus d’autorité nulle part ! que fait la police ? il faut construire de nouvelles prisons ! ».
Ceci dit, pour revenir maintenant au fond, ce que vous appelez « les causes sociales, économiques, éducatives de l’insécurité », qu’on le veuille ou non c’est la réalité. Qui ne comprend pas que, dans une famille où le père est au chômage, ou le grand frère est en Intérim précaire et où le petit frère est en échec au collège, il y a beaucoup plus de chances de rencontrer des problèmes que dans une famille où le père termine une belle carrière professionnelle, où le grand frère est déjà en CDI et vient de s’installer avec sa fiancée et où le petit frère est dans les premiers de sa classe ? Il faut une forte dose d’hypocrisie pour faire semblant de ne pas le comprendre. Et vous, les policiers, vous le savez encore mieux que d’autres parce que vous le voyez bien quand vous intervenez. Franchement, dans quelle situation sont la majorité des gens auprès desquels vous intervenez ? Est-ce qu’ils ne vivent pas un peu (voire beaucoup...) une certaine misère humaine et sociale ?
Actupolice le mag :À droite maintenant, le volontarisme de Nicolas Sarkozy au ministère de l’intérieur puis à l’Elysée n’a-t-il pas eu un effet positif sur les questions de sécurité ?
Laurent Mucchielli :D’abord, je crois qu’il faut distinguer les deux périodes car je ne pense pas que l’histoire retiendra un effet positif de la présidence de Nicolas Sarkozy (depuis 2007 donc) sur les questions de sécurité intérieure. Il est possible qu’elle retiendra plutôt des choses négatives comme la RGPP, le mépris affiché pour la gendarmerie, l’aggravation de la politique du chiffre, les dérives racistes des propos de deux ministres de l’Intérieur qui sont des amis proches du président à la suite du fameux discours de Grenoble en juillet 2010 (stigmatisant les Français d’origine étrangère, les Roms et les gens du voyage, les Comoriens à Marseille), l’utilisation politique des services de police (le renseignement) et l’intervention dans des affaires judiciaires en cours pour protéger telle personnalité ou pour essayer d’enfoncer telle autre... Tout ceci fait sans doute beaucoup. Mais il faut être plus nuancé pour la période antérieure, lorsque Nicolas Sarkozy était ministre de l’Intérieur. Au début, il me semble qu’il y a eu incontestablement un volontarisme qui n’était pas que de façade et je me souviens que beaucoup de policiers et de gendarmes étaient assez motivés par son discours et ses premiers actes, d’autant que la première loi de programmation (Lopsi 1) mettait réellement sur la table des moyens. Ensuite, les choses se sont gâtées. D’abord tout le monde a commencé à comprendre que la politique du chiffre n’était pas qu’un discours pour les médias mais aussi le nouveau management global de l’institution policière, qui avait un réel impact sur le travail et qui avait des effets pervers importants du sommet de la hiérarchie jusqu’au gardien de la paix. A mes yeux, la gestion des quartiers populaires reste aussi une faute majeure. D’abord, de par son discours provocateur, Nicolas Sarkozy peut être tenu pour l’un des responsables sinon du déclenchement du moins de la généralisation des grandes émeutes de novembre 2005. Ensuite, en supprimant la police de proximité dans les conditions que l’on sait (en allant humilier les policiers de Toulouse) et en laissant croire aux policiers qu’ils devaient mener une « guerre » contre la délinquance et qu’ils allaient la gagner, je considère qu’il a complètement bloqué la situation dans ces quartiers difficiles. En effet, tout policier un peu expérimenté sait que la guerre en question est ingagnable à la fois parce que les moyens en police judiciaire ne suivent pas (notamment dans la lutte contre le trafic de drogues) et parce que le problème est global et ne dépend pas que de l’action policière. Dès lors, avec ce genre de discours martial plaqué sur une situation en réalité inextricable, on peut que fabriquer chez les policiers du sentiment d’impuissance et de la colère. Et de l’autre côté, on ne peut qu’exaspérer et révolter encore plus une population qui réclame plus de sécurité et plus de police, mais pas une police de maintien de l’ordre déshumanisé ni une police d’opérations « coups de poing ». Ce que les gens veulent avant tout c’est une police du quotidien pour gérer des problèmes de la vie quotidienne.
Au-delà du livre…
Comment expliquez-vous l’explosion de la vidéosurveillance et l’engouement de cette technologie chez les élus locaux toutes tendances politiques confondues ? Le glissement sémantique de vidéosurveillance à vidéoprotection est-il anodin ? L’utilité de cet « outil sécuritaire, » dont les anglo-saxons commencent semble-t-il à douter, est-elle bien démontrée scientifiquement ?
Laurent Mucchielli :Bonnes questions ! les travaux des chercheurs indépendants relativisent grandement ce choix politique de la vidéosurveillance et soulignent même qu’il y a une sorte d’escroquerie intellectuelle, politique et budgétaire dans cette question. Je m’explique. La vidéo change-t-elle la donne en matière de lutte contre la délinquance ? La réponse est non. Nous avons démontré que l’impact en termes de détection d’infractions comme en termes de police judiciaire n’est pas nul, mais il est La vidéo change-t-elle extrêmement faible : de l’ordre de 2 à 3 % de faits détectés en la donne en matière plus et encore moins pour le nombre de faits élucidés grâce à de lutte contre la la vidéo. Donc ce n’est pas nul mais c’est marginal. Deuxième délinquance ? La question : vu le prix que cela coûte, est-ce que l’investissement réponse est non. est rentable ? La réponse est non car le prix réel n’est pas celui annoncé par l’Etat et par les marchands de sécurité. On ne parle que du prix du matériel (le coût d’investissement) alors que l’essentiel est le coût d’embauche des opérateurs qui regarderont les images (le coût de fonctionnement). A quoi servent les caméras si personne ne regarde les écrans ? Enfin, l’entourloupe est complète lorsque l’Etat vend les caméras aux collectivités en leur disant que cela compensera la réduction des effectifs de police et de gendarmerie. C’est faux ! Toutes les études montrent que si l’on veut que les caméras aient un peu plus d’efficacité, il faut premièrement embaucher des gens pour regarder les caméras, deuxièmement renforcer la présence policière sur le terrain, ce qui est logique là encore : à quoi sert de repérer un problème à l’écran si personne ne peut intervenir sur le terrain ? Au final, les municipalités devraient donc embaucher des opérateurs de vidéo et des policiers municipaux, ce qui devient ruineux pour elles. Derrière tout ça, on voit donc un désengagement de l’Etat en direction de municipalités qui, dans la plupart des cas (mais avec une très grande inégalité selon les territoires) n’auront pas les moyens de prendre vraiment le relais. C’est contraire à l’idée républicaine d’égalité de traitement qu’est censé assurer le service public.
Nous avons assisté ces derniers mois au développement du « phénomène » des voisins vigilants. Cette pratique vous semble-t-elle utile ? S’agit-il d’une réelle dynamique ou d’une simple récupération de pratiques locales anarchiques ?
Laurent Mucchielli :Je n’ai pas mené moi-même et je n’ai pas lu chez des collègues des évaluations scientifiques des premières expérimentations de ce dispositif. Je vous livre donc simplement ma réflexion générale. Il y a quelque chose d’intéressant dans cette idée de « voisins vigilants », mais j’ai peur que cela ne marche pas parce que l’on n’aura pas le bon diagnostic ni la bonne méthode. Je m’explique. Un problème fondamental est l’anonymat croissant de la vie sociale et la disparition des liens de proximité entre les habitants. Chacun chez soi, on salue à peine ses voisins, on habite dans un quartier mais on travaille loin de là, on fait ses courses dans une zone commerciale encore ailleurs, etc. Il est certain que cela complique énormément la question de la sécurité car, en réalité, quantité de petits problèmes qui sont les plus fréquents dans la vie quotidienne pourraient se résoudre beaucoup mieux et plus vite si les habitants avaient davantage de liens et de solidarités entre eux. Voilà l’essentiel, le diagnostic général dans lequel il faut replacer cette question à mon avis. Dès lors, si l’on veut que les habitants fassent davantage attention à la vie de leur quartier et qu’ils préviennent quelqu’un s’ils voient par exemple des gens s’introduire chez le voisin alors qu’on sait qu’il est en vacances, alors cette question doit être pensée dans le cadre plus général du renforcement des liens de solidarité entre les gens. Autrement dit, le dispositif « voisins vigilants » ne peut marcher que si on l’insère dans une action plus vaste de renforcement des liens de proximité et de solidarité entre les gens. A contrario, si on ne pense pas les choses dans cette globalité et que l’on cherche simplement à multiplier la détection des problèmes en recrutant des informateurs parmi la population, on risque fort de recruter quelques « grandes gueules » qui se prendront un peu pour des petits shérifs locaux et qui ne seront pas crédibles bien longtemps aux yeux de la population.
Actupolice le mag : La municipalisation et la privatisation de la sécurité avançaient, jusqu’il y a quelques années, de façon rampante. Les mentalités sur le sujet semblent avoir évolué sur fond de désengagement de l’Etat de sa mission régalienne de sécurité. Quel regard portez-vous sur cette « évolution » ? Existe-t-il selon vous un réel clivage politique sur cette question ?
Laurent Mucchielli : Ce que nous avons déjà dit sur la municipalisation et la vidéosurveillance montre que c’est en effet une tendance forte de ces dernières années. Continuera-t-elle en cas de changement de majorité politique en 2012 ? C’est bien votre question, non ? (rires) C’est compliqué. D’un côté, il est clair que les candidats de gauche qui se sont exprimés sur ce sujet témoignent tous à quelques exceptions près (comme Manuel Valls) d’un attachement à l’idée que la sécurité est essentiellement une mission régalienne. Ils annoncent l’arrêt de la RGPP voire le recrutement de nouveaux policiers et gendarmes. Mais d’un autre côté, on voit bien qu’ils sont divisés sur la question des missions et des pouvoirs de la police municipale et par ailleurs sur la question de la vidéosurveillance. Si la gauche revient au pouvoir en 2012, l’urgence serait donc à mon sens de convoquer des états généraux de la sécurité pour mettre vraiment tous les gens de bonne volonté autour de la table et essayer de dégager un consensus global sur les grands principes généraux qui devront guider les politiques publiques. Avant de faire des lois et de voter des budgets, il faut que nous sachions où nous allons, que nous ayons une doctrine, que l’on fixe un cap. Sinon on essayera de ne fâcher personne, on fera du saupoudrage budgétaire, on fera un pas en avant et deux en arrière, et au final on sera incapable d’améliorer réellement la situation du pays.
Actupolice le mag :La classe politique dans son ensemble n’hésite jamais à déclarer que la sécurité n’est ni de gauche ni de droite et que ce sujet devrait faire l’objet d’un consensus entre les différentes familles républicaines. Pensez-vous qu’il soit possible demain de mettre ces différentes tendances d’accord sur un projet ambitieux ou au moins sur un plus petit dénominateur commun ?
Laurent Mucchielli :extrêmement difficile car, à l’échelle nationale C’est comme à l’échelle locale, les enjeux de pouvoir sont trop grands. Trop de politiciens sont prêts à tout pour conquérir le pouvoir ou pour s’y maintenir : prêts à dire n’importe quoi, à casser immédiatement ce que leur prédécesseur avait fait, etc. C’est le cancer des démocraties (d’où la nécessité de limiter le cumul des mandats et le nombre de mandats successifs qu’une même personne peut faire). Néanmoins, avec de la conviction, de la patience et de l’habileté, je pense qu’il est possible pour un gouvernement d’arriver à créer un assez large consensus, qui permette de donner le cap dont je parlais et de pérenniser certaines des bases de l’action publique.
Actupolice le mag :Attention, le piège… (rires) Si vous étiez nommé ministre de l’Intérieur demain, quelle serait les trois premières mesures que vous prendriez ?
Laurent Mucchielli :D’accord, pas d’esquive, jouons le jeu! J’aurais beaucoup de mesures à prendre pour réorganiser sérieusement le ministère de l’Intérieur et fixer une nouvelle doctrine globale de sécurité et de prévention. Mais vous m’avez dit juste les trois premières. Alors premièrement je m’entourerais d’une équipe de professionnels, de chercheurs et de techniciens que je recruterais en raison de leurs compétences, de leurs états de service et de leur attachement au service public, et non en raison de leur carrière administrative et de leurs affiliations politiques et maçonniques. Deuxièmement j’abolirais la culture du chiffre et je refonderais complètement l’évaluation de l’action policière pour coller davantage aux réalités du terrain et à la diversité des tâches policières (qui ne sont pas uniquement répressives), ainsi que pour tenir compte de l’opinion de la population et des partenaires locaux sur l’action policière. Troisièmement je réunirais tout le monde autour d’une table pour mettre toutes les questions à plat et définir ensemble les principes généraux du service public de la sécurité. Cela prendrait le temps qu’il faudrait, mais on ne sortirait pas tant qu’on aurait pas réglé tous les problèmes en ayant dégagé un consensus au nom de l’intérêt général.Et je suis assez fou pour penser que j’y arriverais !
UNITÉ SGP Police 75, Bd MacDonald 75019 Paris &01 40 38 78 60 - Fax 01 40 34 10 17
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