Ingeborg Bachmann, Journal de guerre
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Extraits du Journal de guerre traduits par Françoise Rétif www.oeuvresouvertes.net Que feras-tu Dieu, si je meurs... Je ne monte plus vers l’abri. Les T. sont morts, et Ali [Ali est un chien] s’est éteint le jour suivant. Notre Ali. Dans la rue, il n’y a plus personne. Il fait si beau. J’ai mis un siège dans le jardin, et je lis. J’ai pris la ferme décision de continuer de lire quand les 1bombes tombent. Le Stundenbuch est tout fripé et sali. C’est ma seule consolation. Et Baudelaire ! Bientôt nous tomberons dans les froides ténèbres, adieu vive clarté, je n’ai plus besoin de regarder le livre. Hier est passé le plus gros escadron jamais vu par ici. Le premier a continué son chemin, le deuxième a déversé ses 1 Le livre d’heures de Rilke 2 bombes. Le grondement fut si violent que j’en ai perdu le souffle, et puis je suis tout de même allée dans la cave, ce qui est ridicule dans notre petite maison, car elle ne résisterait pas à une petite bombe, à plus forte raison à une bombe de 100 kg. Il paraît que dans le centre de la ville, c’est horrible à voir, et ici aussi on dirait la fin du monde. Mais je n’ai plus peur, seulement quand les bombes tombent un sentiment physique, quelque chose qui se crispe en moi. Mais dans ma tête, j’ai fait mon testament. Peut-être est-ce un péché de rester ainsi simplement assise à regarder le soleil.

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Publié le 31 mars 2014
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Langue Français

Extrait

Extraits du Journal de guerre traduits par Françoise Rétif
www.oeuvresouvertes.net
Que ferastu Dieu, si je meurs... Je ne monte plus vers l’abri. Les T. sont morts, et Ali [Ali est un chien] s’est éteint le jour suivant. Notre Ali. Dans la rue, il n’y a plus personne. Il fait si beau. J’ai mis un siège dans le jardin, et je lis. J’ai pris la ferme décision de continuer de lire quand les 1 bombes tombent. LeStundenbuchest tout fripé et sali. C’est maseule consolation. Et Baudelaire !Bientôt nous tomberons dans les froides ténèbres, adieu vive clarté, je n’ai plus besoin de regarder le livre. Hier est passé le plus gros escadron jamais vu par ici. Le premier a continué son chemin, le deuxième a déversé ses
1 Le livre d’heuresde Rilke
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bombes. Le grondement fut si violent que j’en ai perdu le souffle, et puis je suis tout de même allée dans la cave, ce qui est ridicule dans notre petite maison, car elle ne résisterait pas à une petite bombe, à plus forte raison à une bombe de 100 kg. Il paraît que dans le centre de la ville, c’est horrible à voir, et ici aussi on dirait la fin du monde. Mais je n’ai plus peur, seulement quand les bombes tombent un sentiment physique, quelque chose qui se crispe en moi. Mais dans ma tête, j’ai fait mon testament. Peutêtre estce un péché de rester ainsi simplement assise à regarder le soleil. Mais je ne peux plus aller dans l’abri, pendant des heures, alors que l’eau suinte le long des parois de roc et que l’air est tellement vicié qu’on perd à moitié connaissance. Il est certes interdit de parler à cause de l’air, mais ces masses
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hébétées et muettes sont également insupportables. La pensée de périr là avec tous comme dans un troupeau me fait horreur. Au moins dans un jardin. Au moins au soleil.
A. a dit aujourd’hui que nous ne devions plus nous éloigner quand la sirène sonne l’alerte maximale. Il est comme fou. Tôt ce matin, il a vu la petite chaîne d’argent avec la croix que Wilma porte autour du cou et l’aurait presque jetée au bas de l’escalierfureur. Demain matin, à 7 de heures, nous devons tous nous rendre dans les champs devant Annabichel pour creuser des fossés. «Klagenfurt doit être défendue jusqu’au dernier homme et la dernière femme», atil hurlé. Nous nous sommes tout de suite concertées, Wilma et moi. Elle ne doit pas y aller,
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il faut qu’elle aille voir ses frères et sœurs. Leur maison a été bombardée, ils ont tout perdu et sa mère se trouve on ne sait où, gravement malade, en danger de mort. J’irai seule demain pour tâter le terrain et trouverai si nécessaire une excuse pour elle. Issi, la bonne, la chère Issi m’a consolée, nous sommes retournées en bordure de forêt et finalement nous avons même ri. Le « Monsieurà couvert» était de nouveau là et tournait en rampant à vingt mètres de nous comme une belette qu’on aurait débusquée. A chaque fois que les chasseursbombardiers tiraient sur les trains, il sortait la tête des buissons et criait hystériquement: «A couvert, Mesdames, à couvert! »Et Issi, qui s’étouffe à moitié quand elle est prise de rire, a fini par se mettre à sangloter et dire: «Comme il a de bonnes
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manières !» Puis elle m’a raconté la dernière blague, qu’elle tient de la pharmacie, et nous avons mangé des pommes de terre froides. Demain, il va falloir être futée.
Tous les enfants étaient là avec leur pelle pour creuser, mais pas un seul enseignant, A. non plus, naturellement. Naturellement, ce sont les filles chefs de classe qui étaient responsables, mais tout ce troupeau de moutons n’a pas pris conscience de ce que ces Messieurs les professeurs dans leur perfection osent se permettre. De rage, je me suis acharnée à planter ma pelle dans le sol dur, je ne me sentais absolument pas mal, mais je devais être toute blanche, car la fille à côté de moi, au bout d’une demiheure, m’a dit: «ça ne va pas ?» J’ai murmuré quelque chose
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d’incompréhensible entre mes dents, mais ne cessais de penser que c’est d’une injustice à hurler la façon dont on nous traite. Ces adultes, ces Messieurs les «éducateurs »qui veulent nous faire tuer. Quand la sirène a donné l’alarme, quelques enfants parmi les plus petits se sont mis à s’agiter, pas de maison ni de cave alentour, et les usines à proximité ! A proximité, se trouvait une cabane de bois et une pépinière bombardée. Mon vélo était là et j’ai dit que je devais m’asseoir un instant. Pour mon malheur, juste avant quelques chefs plus âgés de la Jeunesse hitlérienne sont venus contrôler les tranchées et crier « Continuez ! » Malgré cela, je suis partie, me suis adossée contre le mur de la cabane et comme personne ne pouvait vraiment me voir, j’ai sauté sur mon vélo et me suis enfuie. Les
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bombes ont commencé à tomber quand j’étais dans la Pischeldorferstrasse, je me suis couchée dans un vieux cratère de bombe, dans la prairie, et suis repartie une demiheure plus tard pour retrouver Wilma.
Wilma est calmée. Ni elle ni moi n’allons plus à l’école. De toute façon tous les professeurs ne peuvent pas encore nous connaître. A. ne me connaît probablement pas du tout. Et H. ne dira sûrement rien. Wilma a peur que nous soyons fusillées pour désertion. Mais dans le tourbillon actuel, je pense qu’il est exclu que quelqu’un se préoccupe de nous. Dans la cave, j’ai rassemblé le plus gros de mes affaires. Celles que j’emporterai dans la vallée de la Gail, le moment venu. Mais pour l’instant, je
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reste encore. Dans une caisse, j’ai trouvé Liselotte. Je lui ai mis la robe rose à ruche et elle dort maintenant avec moi dans mon lit. Elle ne peut plus dire “ Maman ”, et moi non plus. Ah! Maman, maman ! Et mon petit Heinz, mon ange. Pas de courrier. Rien.
Non, avec les adultes, on ne peut vraiment plus parler.
Tous ceux qui habitent dans une ceinture de 10 kilomètres ont besoin d’un laissezpasser. Vellach se trouve encore dans la zone frontalière. Si l’on veut un laissezpasser ou que l’on cherche un travail, on doit aller à la FSS4. Je ne sais pas ce que cela signifie, certains disent Secret Service, mais c’est absurde, bien sûr. J’y suis allée aujourd’hui et je n’ai pas eu longtemps à attendre.
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Il y avait deux Anglais dans le bureau, l’un a l’air très sauvage, il a une barbe, il est probablement originaire d’Afrique du Sud; l’autre est petit et plutôt laid, lunettes, parle couramment l’allemand avec un accent viennois. Le Sudafricain parle mal, il écorche l’allemand. Le petit me fit remplir les formulaires, puis les examina et dit : « Ainsi, vous êtres bachelière». Je crois qu’il était étonné, parce que toutes les autres filles sont des paysannes. Puis il dit : « Naturellement BdM5». J’ai brusquement été prise de nausée et n’ai pas réussi à prononcer un seul mot, ai seulement acquiescé de la tête. J’aurais pu lui dire que je ne suis probablement plus sur aucune liste, parce que je n’ai pas été prise à 14 ans et n’ai pas non plus prêté serment, et qu’après on n’est jamais plus venu me chercher et n’y suis pas allée non plus.
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