Gaston Leroux
LE CAPITAINE HYX
Aventures effroyables de
M. Herbert de Renich
Tome I
(1917)
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
I LES MAINS SOUS LA LAMPE..............................................4
II LES YEUX SOUS LE CAPUCHON ......................................9
III PLUIE DE ROSES ET PLUIE DE LARMES..................... 12
IV LE DRAPEAU NOIR ......................................................... 19
V UN HOMME DEBOUT SUR LA MER ...............................22
VI LES PORTES SOUS LA MER............................................26
VII QUEL EST CE PALAIS SOUS-MARIN ?.........................34
VIII LA BAIGNOIRE GRILLÉE.............................................39
IX LA PRIÈRE DU SOIR .......................................................46
X QUELQU’UN JOUE DE L’ORGUE .................................... 51
XI DOLORÈS ET GABRIEL...................................................55
XII CE N’EST PAS LE CONFORT QUI MANQUE DANS
LES PRISONS DU « VENGEUR » .........................................73
XIII LA TRANQUILLITÉ D’AMALIA M’ÉPOUVANTE........87
XIV LA CERVELLE À L’ENVERS..........................................96
XV JE SUIS INVITÉ À DÉJEUNER PAR LE CAPITAINE
HYX........................................................................................114
XVI LE CAPITAINE HYX ....................................................120
XVII VISION SUR L’ABÎME ...............................................130
XVIII SOUDAINE ÉMOTION DU CAPITAINE HYX......... 136
XIX UNE PROMESSE DU CAPITAINE HYX ..................... 152 XX L’ONCLE ULRICH PASSE ENCORE UN MAUVAIS
QUART D’HEURE ................................................................ 157
XXI CE QUE SIGNIFIAIT LA PROMESSE DU CAPITAINE
HYX.......................................................................................162
XXII L’AUTRE REQUIN ..................................................... 173
XXIII LA PETITE CHAPELLE ............................................189
XXIV CE QUI FUT DIT DANS LA PETITE CHAPELLE .... 197
XXV DEUX PORTRAITS DANS L’ABSIDE ........................ 212
XXVI LE DOCTEUR A EMBRASSÉ LA BOUTEILLE DE
SKYDAM ET DIT UN MOT À LA FIOLE DE COCAÏNE......222
XXVII FIN DE L’HISTOIRE DE DOLORÈS .......................235
XXVIII POURQUOI L’IRLANDAIS ÉTAIT LE PLUS
FÉROCE ................................................................................253
XXIX COMMENCEMENT DE MON ÉVASION ................. 261
XXX PROMENADE SOUS LA MER.................................... 271
XXXI ÉTRANGE… ÉTRANGE VISION ..............................276
XXXII OÙ J’ENTENDS PARLER POUR LA PREMIÈRE
FOIS DE LA BATAILLE INVISIBLE, ET CE QU’IL EN
ADVINT ................................................................................287
XXXIII À ZEEBRUGGE.......................................................296
XXXIV UNE BONNE SOUPE AUX POIREAUX FUMANTE305
À propos de cette édition électronique..................................311
– 3 – I
LES MAINS SOUS LA LAMPE
D’abord je vous dis, moi, Carolus Herbert de Renich, du
pays neutre de Gutland en Luxembourg, que je suis un honnête
homme, incapable de mentir.
Ceci bien entendu, je commencerai par déclarer que, dus-
sé-je vivre une éternité, je me souviendrai, jusqu’à la fin des
temps, de la minute d’effarement et de douleur (que devaient
suivre tant d’autres terribles minutes) pendant laquelle je re-
connus sur l’une des tables du palais des jeux, à Funchal, et
dans la lumière d’une lampe dont l’abat-jour me cachait tout le
reste de sa divine personne, les longues mains pâles et frêles,
veinées de bleu, de celle que j’avais tant aimée quand elle n’était
encore que la belle Amalia Edelman !
Je n’avais pas besoin de me pencher pour voir son visage.
Je savais qu’elle était là, qu’il n’y avait aucune erreur possible, à
cause d’un certain anneau d’esclavage que je lui avais offert ja-
dis, quand elle n’était encore qu’une magnifique enfant… Elle le
portait toujours ! Et, du reste, je ne pouvais plus faire un mou-
vement. Mon émoi était tel que je restai stupide, ne pouvant
comprendre par quelle espèce de sortilège ces mains, que je
croyais si loin au nord de la terre ensanglantée d’Europe, ces
mains uniques au monde par leur beauté et leur transparence
aristocratique, se trouvaient là, poussant négligemment des piè-
ces d’or sur une table du palais des jeux de la capitale de l’île
Madère, dite l’île Heureuse (entre 16°39’30” et 17°16’38” de lon-
gitude ouest de Greenwich et entre 32°37’18” et 32°49’44” de
– 4 – latitude nord), et cela par la plus belle nuit de Noël que j’aie vue
de ma vie (ceci se passait exactement dans la nuit du 24 au 25
décembre 1915, entre 10 heures et demie et 11 heures au plus
tard).
J’ai toujours admiré qu’il y eût des gens pour dire : « Moi,
je fais ce que je veux ! » et pour le croire. Cent exemples quoti-
diens sont là pour vous démontrer que vous n’êtes qu’un pantin
entre les ficelles d’un obscur mais sûr destin. « On fait de nous
ce que l’on veut. » Qui, on ? Mais on, ce soir-là, qui a voulu me
faire voir ces mains-là !
Songez que j’étais déjà levé pour partir, que le valet de pied
me pressait, car, en rade, la sirène du steamboat qui devait me
conduire à Southampton avait fait entendre son second appel.
Mes bagages étaient à bord ! Réfléchissez que, normalement,
dans ma hâte, je ne devais pas regarder du côté de ces mains-
là !… Et cependant je les ai vues et je suis resté ! Et quand je
considère maintenant pour quels événements formidables on
m’a retenu avec ces mains-là, je ne puis croire à un hasard banal
et sans loi ! Et c’est bien cette idée dévorante que le on du destin
avait besoin que je visse certaines choses pour les raconter plus
tard et aussi pour me faire accomplir certaines besognes de cau-
chemar ; c’est bien cette idée-là qui me courbe aujourd’hui sur
mes cahiers, sur tant de notes éparses, témoignages irrécusables
d’une aventure sans pareille, dans le but de commencer un récit
que je n’achèverai peut-être pas !… En tout cas, mes précau-
tions sont prises, et si, pour quelque raison, trop facile à prévoir,
je venais à disparaître, les doubles de mes documents parvien-
draient à la grande presse française et lui permettraient de révé-
ler des faits qui, même en cette époque de chaos et d’horreur, ne
manqueront point d’étonner le monde !… Toutes les batailles de
la Guerre du monde ne sont pas connues. !… Mais elles le se-
ront ! Il le faut, il le faut ! Voilà pourquoi on m’a fait voir les
mains !…
– 5 – Je ne les avais pas revues depuis cinq ans que je les avais
quittées, comme un niais, pour faire le tour du monde ! Et
maintenant il y avait à un certain doigt dit annulaire certain an-
neau que je n’y avais pas glissé ! En dehors de cela, elles
n’avaient pas changé ! Comme je les avais aimées et baisées avec
un tendre et respectueux amour aux jours ridicules de ma sen-
timentale jeunesse ! Hélas ! je n’avais pas fait le quart du tour
du monde que j’apprenais que ces mains-là ne m’appartenaient
plus ! Depuis, je me promenais sans but à travers les continents
et les vastes mers, avec, pour unique compagne, cette seule
phrase qui sonnait comme une bille de grelot dans mon crâne
vide : « La belle Amalia Edelman, du doux pays neutre du Gu-
tland, en Luxembourg, s’appelle maintenant Mme la vice-
amirale Heinrich von Treischke, de Wilhelmshaven, en Allema-
gne !…
Donc, les mains jouaient et jouaient avec de l’or, ce qui, par
les temps que nous traversions, était assez rare !… Mais j’ai pen-
sé depuis que c’était peut-être par ordre que le personnage très
important qu’était Mme von Treischke jetait le précieux métal
devant elle, pour prouver en vérité qu’ils n’en manquaient pas
en Allemagne ! Il y avait foule autour d’elle, car elle gagnait
d’une façon dite insolente, et chacun murmurait son nom en
donnant des détails sur son arrivée à Madère (à cette époque, le
Portugal n’avait pas encore déclaré la guerre à l’Allemagne), sur
ses toilettes éclatantes et sur sa chance qui, depuis huit jours
que cette noble dame avait débarqué dans l’île, ne se démentait
point.
Sachez donc (pourquoi le cacherais-je ?) que nous avions
dû nous marier ensemble. Elle était très riche. Son père avait
des terres immenses qui descendaient jusqu’aux rives de la Mo-
selle. Son vin était célèbre. Moi, je vivais alors avec ma bonne
vieille maman. Nous avions un peu de bien. En dehors du goût
que j’avais pour me marier avec Amalia Edelman, je ne me sen-
tais attiré par rien, et je serais certainement resté au pays si
– 6 – nous n’avions eu le malheur de posséder dans la famille un cou-
sin, armateur à Anvers, qui m’embarqua sur l’un de ses navires
« pour me faire faire mon tour du monde », chose qu’il jugeait
absolument nécessaire à mon bonheur dans la vie. J’ai toujours
soupçonné qu’il devait être d’accord avec le vieil Edelman, le-
quel voyait sans grand enthousiasme le penchant de sa fille pour
le petit Carolus Herbert, de Renich.
Le vieil Edelman et le cousin armateur étaient depuis long-
temps en affaires et ils étaient un peu crapules tous les deux.
Enfin ils m’ont bien fait pleurer, et aussi Amalia, qui avait si vite
oublié nos serments et qui, depuis, avait donné avec tant
d’empressement une petite fille et deux petits garçons à l’amiral
von Treischke !
À propos de celui-ci, je croirais perdre mon temps si j’avais
la prétention de vous donner quelque aperçu de sa nature, de
son caractère et de ses petits talents ! Il suffit d’écrire son nom
et l’on est renseigné. Nul n’ignore la part qu’il a su se tailler
(celle du tigre) dans la remarquable affaire de l’assassinat de
miss Campbell ni la façon tout à fait digne de la « kultur » avec
laquelle il a établi solidement le régime de la terreur sur toute la
côte, après la chute d’Anvers, et cela jusqu’au fond des couvents