Marguerite de Navarre et le ficinisme dans L’Heptaméron : l’exemple de la Nouvelle 19 - article ; n°1 ; vol.65, pg 93-110
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Réforme, Humanisme, Renaissance - Année 2007 - Volume 65 - Numéro 1 - Pages 93-110
18 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié le 01 janvier 2007
Nombre de lectures 335
Langue Français

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Marguerite de Navarre et le ficinisme dans L’ Heptaméron : l’exemple de la Nouvelle 19 1
Le 7 novembre 1468, Laurent de Médicis organisait un banquet pour honorer Platon. Par une sorte de mise en abyme de la vie réelle, c’est ce banquet entre néoplatoniciens du XV e siècle qui servit de cadre à l’exposé par Marsile Ficin de son De amore , ou Commentaire du Banquet de Platon. Mise en abyme redoublée, à vrai dire, puisque le philosophe grec, comme l’indique le titre de son dialogue (385 av. J.-C.), avait déjà lui-même décrit un banquet organisé historiquement par Agathon en 416 av. J.-C. pour y exposer, en donnant la parole à ses différents convives et, par Socrate interposé, à Diotime l’étrangère de Mantinée, sa propre théorie de l’amour devenue fameuse. Il est admis par Ficin, dans le préambule de son De amore , que le 7 novembre est à la fois le jour de la naissance et celui de la mort de Platon : Platon, père des philosophes, mourut à 81 ans, le 7 novembre, jour anniver-saire de sa naissance, à l’issue d’un banquet auquel il avait assisté. Ce ban-quet qui rappelait à la fois sa naissance et sa mort, fut renouvelé chaque année par les premiers platoniciens jusqu’à l’époque de Plotin et de Porphyre. Mais Porphyre étant mort, pendant mille deux cents ans on négli-gea ces solennelles agapes, et c’est seulement de notre temps que le fameux Laurent de Médicis, voulant rétablir la coutume, désigna comme organisa-teur Francesco Bandini, qui, pour célébrer ce 7 novembre, reçut à Careggi, d’une manière vraiment royale, neuf convives platoniciens. 2
1. Cet article est issu d’une communication prononcée lors de la Journée d’agrégation du 24 février 2006, organisée par Véronique Duché (Université de Pau et des Pays de l’Adour) au château de Pau. 2. Marsile Ficin, De amore , I, 1, cité par Raymond Marcel, Marsile Ficin , Les Belles Lettres, 1958, p. 338-339. Voici la traduction de Symon Silvius, dit J. de La Haye, in Le commentaire de marsille ficin, florentin sur le Banquet d’amour de Platon (1546), éd. Stephen Murphy, Champion, 2004, p. 43 : « Platon pere des Philosophes, aagé d’Octante et ung an, estant assis en ung banquet, les viandes levées, le septiesme de Novembre, onquel jour avoit esté né, ren-dit l’esprit. Or remettoyent sus, tous les ans ce banquet les anciens Platoniques, auquel estoyent festoyés le jour de la nativité et anniversaire de Platon, jusques aux temps de Plotin et Porphyre. Et apres Porphyre mille deux cents ans a laisse estre observé ce banquet. Lequel à la parfin, de nostre temps ung homme bien renommé, et excellent Laurens de Medicis, vou-lant renouveller ce, ordonna pour icelluy, maistre d’hostel Françoys de Bande : qui ayant deli-beré solennizer ce jour le septiesme de Novembre, en apparail royal, receut neuf Platoniciens conviés au banquet. » Nous citerons désormais le De amore dans cette dernière édition.
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Dans le récit de cette anecdote se trouve résumé l’esprit du ficinisme : relec-ture chrétienne de la philosophie platonicienne, certes, mais aussi impor-tance accordée aux chiffres et aux symboles, syncrétisme alliant mise en scène, dévotion et même superstition. Avec Ficin et le retour de Platon au cours de la seconde moitié du XV e siècle dans l’horizon intellectuel de l’Europe occidentale, l’humanisme prend forme. L’homme récapitule en lui l’ensemble des espèces minérales, végétales et animales, et cette totalité lui permet d’unir entre eux tous ses semblables, de relier, d’accorder entre elles toutes les opinions, les confessions et les dogmes. L’ambition de Ficin est de montrer que le platonisme est une matrice des grandes théologies, car il en assume la diversité et il permet tout à la fois d’en révéler la secrète unité 3 . Mais ce qui nous intéresse le plus pour étudier L’Heptaméron de Marguerite de Navarre, c’est sans doute la théorie ficinienne de l’amour. On peut en donner une idée très succincte à travers la citation suivante, tirée du De amore , oraison VII, chapitre 15 : « Car vray amour, autre chose n’est que quelque evertuement de voler jusques à la divine beaulté, esmeu par le regard de beaulté corporelle 4 . » C’est ce cheminement qui importe. Marguerite de Navarre connaît Ficin par son entourage, qui le traduit, et par les grands auteurs italiens, qui en ont subi l’influence, mais qui en rendent compte sur un mode aristocratique propre à séduire la sœur de François I er . Pietro Bembo, dans ses Asolani (1505), avait mis en scène des seigneurs et des dames devisant de l’amour dans les jardins du château d’Asolo : une traduction française de cet ouvrage a été fournie par Jean Martin en 1545. Mais c’est surtout dans le quatrième livre du Courtisan (1528) de Baldassare Castiglione, ouvrage traduit en français par Jacques Colin dès 1537, que le même Bembo, cette fois devenu personnage, présen-te une doctrine de l’amour tel que doit le vivre le parfait courtisan. Notons que la mise en scène conviviale reprend, sur un mode plus informel à Urbino ou Azolo qu’à Careggi, l’idée d’échanges dialogiques et enjoués pro-pices au traitement d’un thème l’amour déjà traité par un dialogue phi-losophique lui-même enjoué, le Banquet de Platon. Mon ambition ici n’est pas d’entrer dans le détail de la théorie ficinien-ne du néoplatonisme ou de revenir sur les savantes querelles qui ont oppo-sé la critique 5 , mais plutôt de déterminer quelle théorie Marguerite pré-
3. Voir Pierre Magnard (dir.), Marsile Ficin : les platonismes à la Renaissance , Vrin, coll. « Philologie et Mercure », 2001. 4. Le commentaire de marsille ficin, florentin , trad. Symon Silvius, éd. Murphy citée, p. 180. 5. Voir principalement Jean Festugière, La philosophie de l’amour de Marsile Ficin et son influence sur la littérature française du XVI e siècle (1 re éd. 1923), Vrin, 1941 ; puis cf. Philippe de Lajarte, « L’Heptaméron et le ficinisme : rapports d’un texte et d’une idéologie », in Revue des sciences humaines , n° 147, 1972, p. 339-372 ; et Christine Martineau, « Le platonisme de Marguerite de Navarre ? », Renaissance, Humanisme, Réforme , n° 4, novembre 1977, p. 12-35.
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sente, en ce qui la concerne, du parfait amour par la bouche de ses person-nages dans L’Heptaméron . Voilà pourquoi j’ai choisi de présenter l’extrait du devis de la nouvelle 19 où se trouve exposée cette théorie 6 , en montrant comment la doctrine ficinienne, relecture de Platon, se trouve mise en perspective par l’évangélisme paulinien 7 . Auparavant, il faudrait peut-être d’emblée donner son nom propre au ficinisme dans L’Heptaméron , puisqu’il semble que le personnage de Dagoucin incarne ce courant : on parle à son propos de dagoucinisme. Dagoucin, non marié, vraisemblablement homme d’Église, occupe une posi-tion à part au sein du groupe masculin. Amoureux de Parlamente comme Simontault, il tient des discours subtils et spéculatifs qui font souvent sou-rire son entourage 8 . Il convient également de distinguer 9 , en sachant qu’ils s’entremêlent, trois aspects du ficinisme :
6. Marguerite de Navarre, L’Heptaméron , éd. Michel François, Garnier, 1943, p. 151-152. Une première approche de cette conversation des devisants faisant suite à la nouvelle 19 avait été fournie par Émile Telle, L’Œuvre de Marguerite d’Angoulême reine de Navarre et la Querelle des Femmes (1 re éd. 1937), Slatkine Reprints, 1969, chap. VIII A : « La Philosophie de l’Amour de Marguerite de Navarre », p. 265-277. 7. Concernant saint Paul, la tradition retient que l’apôtre de Tarse développe dans sa prédica-tion deux thèmes essentiels : la justification accordée à toute personne par la foi en Jésus Christ ; et l’amour fraternel dans une communauté inspirée par l’Esprit de Dieu. La théologie suivie par Marguerite est dès lors centrée sur la personne du Christ et sur la rédemption par la foi. Les grandes œuvres méditatives de la sœur de François I er sont le Dialogue en forme de vision nocturne (vers 1524), au cours duquel l’évocation de l’ombre de sa nièce, la petite Charlotte (fille de François I er morte prématurément), imposait à la sœur du roi, comme l’exi-geait Briçonnet dans une lettre de consolation datée du 15 septembre 1524, de changer son deuil en joie ; le Miroir de l’âme pécheresse (1531), paru l’année même de la mort de Louise de Savoie et un an après le décès, en très bas âge, de Jean, le fils de Marguerite ; les Chansons spirituelles (1547), pièces lyriques traitant, sur des modèles populaires de chansons d’amour profane, les thèmes de l’âme pécheresse, de la rédemption et de la grâce, ainsi que de la dévo-tion au Christ ; La Navire (posth.), ouvrage composé à partir de 1547, où l’ombre de son frère défunt parle à Marguerite comme autrefois celle de Charlotte ; enfin, Les Prisons (posth.), long poème allégorique en trois livres contant l’aventure d’une âme qui passe par trois prisons (l’amour, le monde, les livres) avant de contempler en silence la divine Trinité. Toutes ces œuvres révèlent une parfaite connaissance des textes bibliques. On y trouve aussi la trace de l’influence de Denys l’Aréopagite et de Nicolas de Cues. Aspirant à une fusion en Dieu, Marguerite chante la « vive foy », don divin qui rétablit l’être humain dans sa liberté. Sur la gratuité de ce don, elle se rapproche des luthériens ; mais elle ne pense pas comme eux que la volonté humaine régénérée n’ait aucune responsabilité dans le salut. Sur le dogme de la « pré-sence réelle », sur la confession, elle ne semble pas s’écarter des positions catholiques tradi-tionnelles. Cette pensée en mouvement, qui s’aventure parfois dans des zones périlleuses aux yeux des défenseurs intransigeants de l’orthodoxie, n’a pas seulement inquiété la faculté de théologie de Paris. 8. Voir par ex. la discussion de la N. 8 : L’Heptaméron , éd. Michel François citée, p. 48. 9. C’est Christine Martineau, art. cit., qui a introduit cette distinction entre platonisme originel, néoplatonisme religieux et néoplatonisme amoureux.
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– un platonisme originel, celui des lecteurs de Platon qui connaissent direc-tement le texte des dialogues à sa source, souvent toutefois dans la tra-duction latine de Marsile Ficin : ex. Dolet, Ramus, tous deux éditeurs de Platon, Bonaventure des Périers à qui Marguerite commande une tra-duction du Lysis ; un courant de néoplatonisme religieux, celui de Léfèvre d’Étaples et de  Briçonnet, qui intitule platonisme le mysticisme syncrétique de Ficin, mêlant à Platon l’influence de Nicolas de Cues ( XV e s.), théoricien de la docte ignorance, et de Denys l’Aréopagite ( V e s.), mais aussi de Plotin et de Porphyre ( III e s. apr. J.-C) : on voit ici en quoi le ficinisme est un véri-table terreau d’influences ; un courant de néoplatonisme amoureux, phénomène littéraire et surtout poétique, qui connaît un fort développement dès la fin du XV e siècle en Italie et qui va se diffuser en France, à l’occasion notamment de la Querelle des Amyes autour de 1540. Au sein de ce dernier courant en dehors d’écrivains comme Antoine Héroët (le frère de l’héroïne de la N. 22 de L’Heptaméron ) ou Charles de Sainte-Marthe, l’auteur plus tard de l’ Oraison funèbre de la reine de Navarre, écrivains que protège Marguerite et qui alimentent de leur production poétique les débats mon-dains sur ces thèmes la connaissance de Platon et même de Ficin est beaucoup plus approximative et presque toujours de seconde main. Marguerite exerce une forte influence sur ces trois mouvances. En somme, comme l’écrit Christine Martineau, « tout ce qu’il y a de platoni-ciens ou de néoplatoniciens en France aux alentours de 1540 appartient à sa maison » 10 . Voilà pourquoi l’étude d’un passage précis de L’Heptaméron pourrait s’avérer instructive. – Encores ay-je une opinion, dist Parlamente, que jamais homme n’aymera parfaictement Dieu, qu’il n’ait parfaictement aymé quelque creature en ce monde. – Qu’appelez-vous parfaictement aymer ? dist Saffredent : estimez-vous parfaictz amans ceulx qui sont transiz et qui adorent les dames de loing, sans oser monstrer leur volonté ? – J’appelle parfaictz amans, luy respondit Parlamente, ceulx qui cerchent, en ce qu’ilz aiment, quelque per-fection, soit beaulté, bonté ou bonne grace ; tousjours tendans à la vertu, et qui ont le cueur si hault et si honneste, qu’ilz ne veullent, pour mourir, mectre leur fin aux choses basses que l’honneur et la conscience repreuvent ; car l’ame, qui n’est creée que pour retourner à son souverain bien, ne faict, tant qu’elle est dedans ce corps, que desirer d’y parvenir. Mais, à cause que les sens, par lesquelz elle en peut avoir nouvelles, sont obscurs et charnelz par le peché du premier pere, ne luy peuvent monstrer que les choses visibles plus approchantes de la parfection, après quoy l’ame court, cuydans trouver,
10. Christine Martineau, art. cit., p. 13.
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en une beaulté exterieure, en une grace visible et aux vertuz moralles, la souveraine beaulté, grace et vertu. Mais, quant elle les a cerchez et experi-mentez, et elle n’y treuve poinct Celluy qu’elle ayme, elle passe oultre, ainsy que l’enfant, selon sa petitesse, ayme les poupines et autres petites choses, les plus belles que son œil peult veoir, et estime richesses d’assembler des petites pierres ; mais, en croissant, ayme les popines vives et amasse les biens necessaires pour la vie humaine. Mais, quant il congnoist, par plus grande experience, que ès choses territoires n’y a perfection ne felicité, desi-re chercher le facteur et la source d’icelles. Toutesfois, si Dieu ne luy ouvre l’œil de foy, seroit en danger de devenir, d’un ignorant, ung infidele philo-sophe ; car foy seullement peult monstrer et faire recevoir le bien que l’hom-me charnel et animal ne peult entendre. – Ne voyez-vous pas bien, dist Longarine, que la terre non cultivée, portant beaucoup d’herbes et d’arbres, combien qu’ilz soient inutilles, est desirée pour l’esperance qu’elle apportera bon fruict, quant il y sera semé ? Aussy, le cueur de l’homme, qui n’a nul sen-timent d’amour aux choses visibles, ne viendra jamais à l’amour de Dieu par la semence de sa parolle, car la terre de son cueur est sterille, froide et dam-née. 11 L’originalité de L’Heptaméron , au regard de la plupart des recueils de contes et nouvelles de la Renaissance française, ne réside pas tant dans la structure narrative constituée, sur le modèle du Décaméron (1353) de Boccace, par la cornice ou récit-cadre 12 , que dans l’importance donnée aux commentaires des devisants, touchant la portée et les enseignements à tirer des nouvelles qu’ils enchaînent à tour de rôle. Ce passage, l’un des plus célèbres de toute l’œuvre, montre les devi-sants en discussion sur la question du « parfaict amour » et sur les liens à opérer entre amour humain et amour divin. C’est l’histoire de Poline et de son serviteur, relatée par Ennasuite, qui a occasionné l’évocation de ce thème, avec une séparation sensible dans tous les commentaires jusqu’à ce que Parlemente prenne la parole entre les deux étapes de l’aventure des amants malheureux : celle d’une « amour » réciproque, mais contrariée par les interdits sociaux et matériels (ils sont pauvres) qu’oppose l’entou-rage des deux jeunes gens à leur mariage, puis celle de la conversion à la vie monastique à quoi chacun des amants se résout en désespoir de cause (« en tel desespoir », « piteuses lamentations », p. 145 ; « larmes coulans sur sa face comme ruisseaulx », p. 146).
11. Marguerite de Navarre, L’Heptaméron , éd. Michel François citée, p. 151-152. Toutes nos références à l’œuvre renvoient à cette édition. 12. On retrouve un récit-cadre dans les Propos rustiques (1547) de Noël du Fail, même si chez ce dernier c’est plutôt l’alternance stricte et régulière de nouvelles qui fait défaut, les protago-nistes préférant échanger leurs souvenirs dans une conversation suivie à bâtons rompus, émaillée d’à peine une quinzaine de récits.
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Au moment où Parlamente prend la parole, Geburon vient précisément de souligner qu’il peut arriver que Dieu s’emploie à « tirer à luy » ses créa-tures par des « commencemens » qui « semblent estre mauvays » : autre-ment dit, il arrive que des conversions s’opèrent sur la base du dépit amou-reux. Parlamente est la première, parmi les intervenants de ce devis, qui va, en rectifiant les choses (« Encores… »), instaurer un lien de corrélation positive entre les deux étapes repérées plus haut : amour humain et amour divin. L’axe de lecture du passage pourrait ainsi mettre l’accent sur les leçons du « parfaict amour » comme voie d’accès à la grâce divine. L’ensemble de l’extrait comporte quatre prises de parole distribuées entre trois devisants : Parlamente, Saffredent et Longarine, mais étant donné le contraste des volumes (deux brèves répliques, une longue tirade de près de trente lignes dans l’édition retenue, une tirade de huit lignes), mieux vaut, pour le découpage, s’intéresser au raisonnement à l’œuvre. Cet échange de répliques, dont la lecture devrait rendre les tonalités contras-tées (ironie à l’emporte-pièce de Saffredent, gravité spéculative chez Parlamente, enthousiasme chez Longarine gagnée par la ferveur mystique de son amie), ménage en effet trois moments forts : – la thèse de Parlamente défiant les sarcasmes de Saffredent : l’amour par-fait comme aspiration de l’âme au « souverain bien » (jusqu’à « desirer d’y parvenir », p. 151, dix lignes avant le bas de la page) ; les tribulations de l’âme en quête de perfection, à l’image de l’enfant qui grandit et expérimente l’imperfection des « choses territoires » (jusqu’à « source d’icelles », sixième ligne de la p. 152) ; – la foy » en Dieu comme seul vrai chemin pour « l’homme charnel et ani-« mal » (fin de l’extrait).
Le premier échange de répliques entre Parlamente et son interlocuteur signale avant tout la différence des plans sur lesquels ils se situent res-pectivement : pour Parlamente, la spiritualité doit guider la conduite des êtres humains ; pour Saffredent, il importe, par une boutade mondaine et maniant l’hyperbole à des fins délibérément prosaïques (« adorent », « dames » à rapprocher du latin domina ), de ramener le débat à son vrai niveau, celui du contact effectif entre individus. Ensuite, avec la phrase qui ouvre la longue tirade de Parlamente (« J’appelle parfaictz amans… ») et qui achève le premier mouvement de notre extrait, on en arrive à la défi-nition proprement dite du parfait amour et de ses manifestations (jusqu’au point-virgule : « choses basses que l’honneur et la conscience repreuvent ; »), ainsi qu’aux fondements métaphysiques de ces manifestations (« car l’âme […] d’y parvenir »).
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Dans la première réplique de Parlamente, sorte de résumé de sa thèse, on peut insister sur le parallélisme syntaxique (« aymera parfaictement » / « parfaictement aymé »), ménagé par le schéma conditionnel de la phrase (« qu’il n’ayt… »), entre Dieu et « quelque creature en ce monde » dans le cœur de l’homme. Cette fermeté à énoncer la condition en cause comme sine qua non (« jamais ») n’empêche pas l’épouse d’Hircan de faire preuve de prudence, en soulignant la dimension subjective de son propos (« Encores ay-je une opinion… »). Opiner au XVI e siècle, ce n’est certes pas émettre un vague avis fugitif et versatile : pour ces positionnements ins-tantanés et souvent provocants, les devisants utilisent de préférence « je pense » (ex. Ennasuite, devis de la N. 4 p. 34), « je croys » (ex. Nomerfide, devis de la N. 6 p. 40), ou « il me semble » (ex. Oisille entamant la N. 2 p. 18, Longarine concluant la N 8 p. 47 ; ce dernier tour, à ne pas confondre avec « il me semble bien », beaucoup plus affirmé derrière le vernis de poli-tesse, ex. Dagoucin, devis de la N. 12 p. 95). Mais il y a tout de même dans l’expression « Encores ay-je une opinion » moins catégorique qu’une for-mule comme « c’est raison que… » (ex. Saffredent, devis de la N. 10 p. 84) l’affirmation d’une prise de position à la fois personnelle et dont on tient à marquer néanmoins le caractère réfléchi. Tel est exactement l’état d’es-prit de Parlamente en l’occurrence. La repartie de Saffredent est initiée par un procédé qui se retrouve fré-quemment dans les devis de L’Heptaméron (on en a un exemple dans la bouche d’Oisille en réponse à Hircan, trois répliques plus haut sur la même page : « Appellez-vous follie… ?»), à savoir une question oratoire suggérant un manque de rigueur dans le propos tenu par le vis-à-vis. L’exigence de l’examen moral se signale dans ces remises en cause régulières des vérités établies ou apparentes. En posant la question « Qu’appelez-vous parfaicte-ment aymer ? », Saffredent isole tout l’enjeu du débat. Mais la solution de facilité qu’il énonce en guise de proposition est une réponse à laquelle il ne croit manifestement pas et qui a surtout pour attrait, à ses yeux, de bro-carder de manière assez transparente Dagoucin et son platonisme éthéré : « estimez-vous parfaictz amans ceulx qui sont transiz et qui adorent les dames de loing, sans oser monstrer leur volonté ? » Outre l’aspect abrupt et rhétorique de l’interrogation (équivalent du num latin : « est-ce que par hasard… ? »), outre le caractère mortifiant des termes employés pour l’or-gueil viril (« adorent », « de loing », « sans oser »), les indications anté-rieures de Saffredent sur la question ne laissent aucun doute au lecteur. On se rappelle par exemple que, dans le devis de la N. 10 (p. 83-84), à mille lieues de consentir à un renoncement des hommes à « monstrer leur volon-té », Saffredent, constant défenseur des positions de Jean de Meung dans Le Roman de la Rose , affirmait que, dès que l’amant est en tête à tête avec
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sa belle, « le nom de maistresse est converti en amye, et le nom de serviteur en amy », alléguant le « commung proverbe » dont le distique flattait son oreille : « De bien servir et loyal estre, De serviteur on devient maistre. » Qui plus est, le choix du terme « transiz » est un écho direct à la discussion qui précédait la N. 9 (p. 48-49) et où justement Parlamente mettait son timide serviteur Dagoucin lequel s’apprêtait à « prendre la voix » en garde contre le modèle de ceux qui ont « mieulx aymé mourir que parler », à quoi Saffredent ajoutait avec la même ironie mordante que dans notre passage : « J’en ay ouy tant parler de ces transiz d’amours, mais encores jamays je n’en veis mourir ung. » Si Dagoucin ne modifiera pas pour autant sa façon d’être (puisque, durant la 3 e Journée, on le voit qui persiste dans ses gênes au moment d’entamer le récit de la N. 24, p. 193 : « Puis que je ne puis ne n’ose, respondit Dagoucin, dire ce que je pense… »), Parlamente, elle non plus, ne se laisse pas impressionner. Affectant d’ignorer l’ironie de Saffredent, elle maintient son point de vue avec force, et le narrateur prin-cipal ne livre comme indice d’une tension possible que l’incise « luy respon-dit » (le verbe pouvant avoir au XVI e siècle, comme aujourd’hui, un sens de ferme opposition). Les « parfaictz amans » sont assurément des amants de la perfection (« ceulx qui cerchent, en ce qu’ilz aiment, quelque parfection »). Comme dans Le Banquet de Platon, à travers les relais de Ficin et de Symon Silvius 13 , la définition fournie par Parlamente recouvre des qualités phy-siques (« beaulté ») et morales (« bonté »). On reconnaît le fameux kalos kagathos des Grecs. Mais il s’y ajoute une caractéristique mondaine, la « bonne grace ». La « bonne grace », c’est l’entregent, la bienveillance et le charme des attitudes et des paroles : la qualité du courtisan par excellence. C’est par cette civilité que Parlamente spécifie le message platonicien qu’elle véhicule 14 . Par ailleurs, elle schématise la dualité de l’opposition bien-mal par une traditionnelle mais éloquente antithèse spatiale (« cueur si hault et si honneste » / « choses basses »). Précisément, ce qui distingue le parfait amour de l’amour ordinaire, c’est qu’il se vit dans les hautes valeurs (« tendans à… »), qu’il est aimanté (« tousjours », « desirer d’y par-
13. Marsile Ficin, on l’a vu ( supra , notes 2 et 4), avait fourni de ce Banquet une traduction lati-ne et un Commentaire (1469) diffusés dans l’Europe entière, lequel commentaire venait d’être mis en français en 1546 par Symon Silvius, valet de chambre de Marguerite de Navarre, avec une dédicace à cette dernière. 14. Ici, nous semble-t-il, il faut donc nuancer le tableau d’Émile Telle, qui écrivait ( op. cit. , p. 269) : « L’amant justifiera son affection à ses yeux et aux yeux de l’amie en essayant de trouver en elle soit la perfection extérieure, c’est-à-dire la beauté physique, soit la perfection intérieure, c’est-à-dire la bonté, ou enfin cette perfection qui unit les deux premières en un ensemble harmonieux : la grâce. » D’ailleurs, Émile Telle n’assimile pas nécessairement « grace » et « bonne grace ». Peut-être a-t-il plutôt à l’esprit la « grace visible évoquée plus » loin par Parlamente.
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venir ») par la « vertu » et recherche l’absolu sans reculer devant l’héroïs-me (« ne veullent, pour mourir… »). En somme, les « parfaictz amans » associent, dans leur souci d’intégrité, une dimension sociale « l’honneur », c’est le regard que les gens portent sur vous et sur votre comportement – à une dimension spirituelle « la conscience », c’est le regard qu’on se porte à soi-même en son for intérieur. Cette double préoccupation correspond à la tendance fondamentale, pour ne pas dire à la « vocation », de l’âme (« qui n’est créée que pour… »). Prisonnière du corps, l’âme ne songe qu’à s’envo-ler au ciel des Idées, où repose le « souverain bien ». L’approche clairement philosophique ici privilégiée se marque dans la conception cyclique qui affleure (« retourner à… »), dans le recours à cette notion de « souverain bien » summum bonum qu’on retrouve chez tous les penseurs de l’Antiquité (chez Cicéron, qui la vulgarise, au premier chef) 15 , mais aussi dans l’image du corps-prison (« tant qu’elle est dedans ce corps ») qui remonte au Cratyle (400 c) de Platon 16 . Résumons cette longue phrase de définition, qui boucle le premier mouvement du texte. Les manifestations du parfait amour, examinées avant le point-virgule, trouvent bien dans cette visée du « souverain bien », formulée après le point-virgule, une rai-son d’être radicale, une explication (« car l’ame… ») métaphysique.
Avec la deuxième étape du raisonnement, quand l’argumentation de Parlamente bifurque (« Mais, à cause que… »), ce sont les sens qui surgis-sent dans le texte : par leur fonctionnement, ils opacifient l’horizon de l’âme humaine. Il est significatif que les trois phrases que comporte ce deuxième moment de l’extrait commencent toutes par « Mais ». L’ensemble pourrait créer une impression, sinon d’agitation intellectuelle, en tout cas de contradictions, d’incohérence. En fait, il n’en est rien. Cet exposé théorique que présente Parlamente, véritable discours en règle, garde le naturel de la conversation civile, avec son code d’oralité insoucieuse des redites, mal-adresses et autres hantises de l’écrit. Le lecteur découvre ainsi une réécri-
15. De Cicéron, voir par exemple le De Finibus (livres I et II sur le souverain bien épicurien, livres III, IV et V sur le souverain bien des stoïciens comparé à celui des péripatéticiens ou des académiques), dont les raisonnements et les conclusions d’ordre conceptuel sont exami-nés sur le plan pratique par les Tusculanes , là encore en cinq livres (qui traitent, rappelons-le, des thèmes suivants : le sage ne craint pas la mort ; le sage ne craint pas la souffrance ; le sage est inaccessible au chagrin ; le sage est inaccessible aux passions ; la sagesse suffit plei-nement à réaliser le bonheur). Les deux traités datent de 45 av. J.-C. 16. Platon, Cratyle , 400 c, trad. Léon Robin, in Œuvres complètes , t. I, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1950, p. 635 (c’est Socrate qui parle) : « Certains disent en effet du corps (sôma) qu’il est le sépulcre (sèma) de l’âme. […] Ce sont, à mon avis, principa -lement les Orphiques qui ont établi ce nom, dans la pensée que l’âme paie la peine des fautes qui ont précisément motivé cette peine ; que le corps est pour elle une enceinte, image de la prison destinée à la tenir en garde (sôzétaï). »
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BRUNO ROGER-VASSELIN
ture informelle et spontanée de l’allégorie de la Caverne ( République , livre VII), enrichie et nuancée de christianisme évangélique. La première phrase dénonce l’illusion de l’âme aux prises avec ses sen-sations. L’imperfection des sens, qui sont les seuls informateurs de l’âme sur le souverain bien (« elle en peut avoir nouvelles »), fait qu’ils sont non seulement « obscurs », conformément au modèle platonicien des ombres que le feu projette sur la paroi de la Caverne (515 a), mais « charnelz par le peché du premier pere », allusion directe au « viel Adan » (p. 150) dont Poline évoquait la chute et le péché originel rachetés par « nostre espoux Jesus-Christ ». L’héroïne et son amant s’exhortaient mutuellement à « revestir » le Christ, selon l’expression de saint Paul (Romains, XIII, 14 ; Galates, III, 27). Notre texte laisse transparaître des réminiscences ana-logues de la correspondance de la sœur de François I er avec Guillaume Briçonnet entre juin 1521 et novembre 1524. Celui-ci parlait en particulier à Marguerite de « se despouiller du viel homme, qui estoit corps de peché avec ses actes avant que se vestir du nouveau, qui est Jesus le debonnai-re ». On sera sensible, parallèlement, au tragique de la sensation, toujours vécue comme problématique, voire néfaste, par les personnages de L’Heptaméron , surtout quand ils sont féminins. Le caractère trompeur, comme chez Platon, des apparences sensorielles pour l’âme (les sens, en effet, « ne luy peuvent monstrer que les choses visibles plus approchantes de la parfection ») se double ici d’une mention toute évangélique des séduc-tions du « cuyder » (« cuydans trouver »), avec ce que cette étiquette empor-te d’illusions, de prétention et d’erreur sous la plume de Marguerite. Il suf-fit de songer au poème bucolique La Fable du faux cuyder (1547), montrant des nymphes trompées par des faunes, à l’image de la créature exposée au péché d’orgueil. Si bien que les multiples qualificatifs qui spécifient la fin de la phrase détaillent en réalité l’égarement de l’âme, en prison dans le corps, abusée par les sens et leurrée par le « parfaict amour ». Au lieu du « souverain bien » se suffisant pleinement à lui-même, on a maintenant, par un phénomène d’émiettement, « la souveraine beaulté, grace et vertu », péniblement esquissée « en une beaulté exterieure, en une grace visible et aux vertuz moralles ». L’ajout des adjectifs (« exterieure », « visible », « moralles ») aux mots qui n’en comportaient pas plus haut, sonne comme un épanchement de l’âme déçue, prisonnière de ces faux-semblants, mais qui n’en est hélas pas tout à fait dupe, ce qu’indique le tour restrictif « ne…que » (« ne luy peuvent monstrer que… »). La phrase suivante (« Mais, quant elle les a cerchez […] vie humaine. ») introduit, en conséquence, non pas une nouvelle rupture, mais une réaction au désappointement ressenti face aux insuffisances de l’amour. La réaction est énergique et rapide : « elle passe oultre », mais cela n’exclut pas une
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insistance du locuteur sur le poids de l’expérience (emploi du passé compo-sé : « quant elle les a cerchez et experimentez »), avec son cortège de rêves empreints de mysticisme et de ferveur poétique. Ce bref « passer oultre », entouré syntaxiquement d’un ensemble d’espoirs et de tentatives, résume les tribulations de l’âme constatant les limites de l’amour humain 17 . L’expression « et elle n’y treuve poinct Celluy qu’elle ayme » est par exemple un écho évident à l’un des refrains du Cantique des Cantiques : « J’ai cherché celui que j’aime, mais je ne l’ai point trouvé. » Or ce texte bien connu à la Renaissance suscitait maintes références, de la part de Briçonnet surtout, mais même de Marguerite, durant leurs échanges épis-tolaires. On peut citer une lettre de la duchesse d’Angoulême en date de janvier 1524, dans laquelle elle s’identifiait à la bien-aimée du Cantique : Et comme celle qui est sy esgarée qu’elle ygnore son esgarement, ne trou-vant par nuict celluy qui doibt estre le desiré de mon ame et quand je luy demande, les ungs ne m’en sçavent, les autres ne veullent m’en dire nou-velles à la verité… Il y a bien une inquiétude amoureuse et mystique qui transparaît dans la description de Parlamente et qui correspond – en partie au moins – au tem-pérament profond de Marguerite de Navarre. Mais Platon n’est pas oublié pour autant, avec la comparaison qui suit : « ainsy que l’enfant… », reprise du passage (514 c-515 a) où sont évoquées, dépassant le muret des « mon-treurs de marionnettes », d’où ils vont projeter leur ombre sur la paroi de la Caverne, « toutes sortes d’objets fabriqués, de statues, ou encore des ani-maux en pierre, en bois, façonnés en toute sorte de matière » 18 . À quoi iden-tifier, sinon, les « poupines et autres petites choses », les « petites pierres » dont Parlamente fait état ? L’intérêt du passage est de transformer l’état d’aveuglement des prisonniers de la Caverne en innocence enfantine
17. À cet égard, il est heureux que Philippe de Lajarte, art. cit., après avoir dans un premier temps suggéré que la position théorique de Parlamente dans cette N. 19 reviendrait à « igno-rer les difficultés réelles que pose le passage de l’humain au divin » (p. 344) et qu’elle entre-rait ainsi en contradiction avec les intrigues retracées au fil des récits par les devisants pour servir les intentions réalistes et « dialogiques » de l’auteur, fasse très vite (p. 345) évoluer son analyse, et qu’il en vienne à reconnaître l’écart qui, d’emblée, sépare l’exposé idéalisé d’un Ficin de la vision défendue par Parlamente : « Par rapport à un tel optimisme [i.e. celui de Ficin], la “métaphysique” de Parlamente se situe déjà en net retrait. » Tant il est vrai que, même dans son exposé théorique, Parlamente fait preuve de réalisme, nourrie qu’est son dis-cours par tout le vécu du personnage affleurant au fil du propos. Comme le dit Lajarte à juste titre (p. 347-348) : « Ce que dénoncent les amants trahis, ce n’est point l’erreur d’un choix sentimental ni la déloyauté de l’être aimé, mais l’illusion, la vanité dont procède tout amour terrestre. […] Loin d’être, comme chez Ficin, un prolongement, un épanouissement naturel de l’amour humain, la conversion à l’amour divin naît, chez la Reine de Navarre, d’une rup-ture radicale avec ce dernier. » 18. Platon, République , VII, 514 c-515 a, trad. Léon Robin cit., p. 1102.
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