Extraits Leonora Miano - Crépuscule du tourment 2
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Description

Moodswing I D’abord, effrayé par son propre geste, il était remonté en voiture, avait foncé droit devant. Le déluge qui menaçait de noyer le monde ne l’avait pas arrêté, c’était autre chose, une puissance inconnue. Sans y réfléchir, sans même y penser vraiment, il avait ralenti, fait demi-tour. Il ne pouvait la laisser ainsi sous l’orage, dans la boue. Sa fuite ne l’avait pas entraîné loin, mais à mesure qu’il faisait le chemin en sens inverse, un soupçon de conscience lui revenait. Qu’elle soit morte ou non, c’était à lui d’en prendre le premier connaissance, d’agir en conséquence. Il était cependant écrit que rien ne se déroulerait selon sa volonté. D’autres l’avaient précédé. Pas tout à fait, mais c’était tout comme. Alors qu’il descendait de voiture, faisant claquer la portière derrière lui, une silhouette était apparue devant une des frêles habitations du quartier. Chaussée de bottes en caoutchouc mal assorties à sa robe d’intérieur, la femme s’était précipitée vers Ixora, accroupie, avait semblé dire quelque chose. Il n’avait pas eu l’occasion de faire un mouvement qu’elle soulevait Ixora par les épaules, la traînait au sol. Très vite, une autre femme l’avait rejointe, aussi haute qu’un arbre, vêtue d’une robe blanche, la taille ceinte d’un foulard CREPUSCULE_TOURMENT_T_II_cs6_pc.indd 11 11 02/02/17 15:22 indigo. La nouvelle venue, munie d’une lampe-torche, avait glissé l’engin dans sa ceinture avant d’empoigner la blessée par les jambes.

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Publié le 15 mars 2017
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Langue Français

Extrait

Moodswing
I
D’abord, effrayé par son propre geste, il était remonté en voiture, avait foncé droit devant. Le déluge qui mena çait de noyer le monde ne l’avait pas arrêté, c’était autre chose, une puissance inconnue. Sans y réfléchir, sans même y penser vraiment, il avait ralenti, fait demitour. Il ne pouvait la laisser ainsi sous l’orage, dans la boue. Sa fuite ne l’avait pas entraîné loin, mais à mesure qu’il fai sait le chemin en sens inverse, un soupçon de conscience lui revenait. Qu’elle soit morte ou non, c’était à lui d’en prendre le premier connaissance, d’agir en conséquence. Il était cependant écrit que rien ne se déroulerait selon sa volonté. D’autres l’avaient précédé. Pas tout à fait, mais c’était tout comme. Alors qu’il descendait de voiture, faisant claquer la portière derrière lui, une silhouette était apparue devant une des frêles habitations du quar tier. Chaussée de bottes en caoutchouc mal assorties à sa robe d’intérieur, la femme s’était précipitée vers Ixora, accroupie, avait semblé dire quelque chose. Il n’avait pas eu l’occasion de faire un mouvement qu’elle sou levait Ixora par les épaules, la traînait au sol. Très vite, une autre femme l’avait rejointe, aussi haute qu’un arbre, vêtue d’une robe blanche, la taille ceinte d’un foulard
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indigo. La nouvelle venue, munie d’une lampetorche, avait glissé l’engin dans sa ceinture avant d’empoigner la blessée par les jambes. Paralysé, l’homme avait reconnu la première arrivée. Il se tenait à bonne distance, mais la force de l’intuition qui le figeait sur place apportait une confirmation. L’ampoule du dernier réverbère en état de marche avait explosé sans bruit. Il n’y avait plus eu que l’obscurité, s’abattant sans ménagement sur les environs. Nul n’avait remarqué sa présence. Avant de faire redémarrer la berline, il avait attendu de voir disparaître les trois femmes. La fureur de l’orage avait masqué le vrombissement du moteur, luimême l’avait à peine entendu. Il avait roulé lentement, sentant, sous les roues du véhicule, s’accumuler des épaisseurs de boue. Le rétroviseur lui avait renvoyé l’image d’un arbre déraciné, glissant à vive allure sur le sol détrempé, lancé à sa poursuite en dépit de la glaise. Il avait appuyé sur l’accélérateur, avant de se traiter d’idiot. Il ne croyait pas aux esprits, ce n’était qu’un arbre arraché, pas le double végétal d’Ixora. Pensant ainsi étouffer les pensées qui l’assaillaient, il avait allumé la radio. Maître Gazonga s’époumonait, prenant l’univers à témoin de ses mal heurs :LEs jaloux sabotEurs aux yEux dE crocodilE, vEulEnt mon echEc Et souhaitEnt ma misèrE…Autrefois, cette chan son le faisait rire aux larmes, lui que la nature n’avait doté d’aucun humour. Cette nuit, la complainte du chanteur l’avait agacé. Il n’avait pas de jaloux à pointer du doigt, ne pouvait se plaindre que de son propre sabotage. L’évé nement n’avait duré que quelques instants, moins de deux minutes, mais rien ne serait plus comme avant. Des années durant, il avait érigé une muraille entre le monde et lui, limitant au strict nécessaire sa vie sociale,
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se préservant de tout attachement. Puis, son unique ami était mort, de la plus absurde façon, s’éteignant dans le métro un soir. C’était une force de la nature, un être convaincu de ses droits sur le monde, un dieu vivant. Il avait fallu reconnaître son corps, le ramener au pays, affronter sa famille éplorée. Avant cela déjà, l’homme s’était risqué à ouvrir une brèche dans la clôture de barbelés qui le protégeait. Il avait eu envie d’approcher Amandla. La femme avait été le premier domino de la série, celui qui avait fait bas culer tous les autres. À sa vue, des émotions qu’il s’était gardé d’éprouver autrement que par la lecture l’avaient embrasé. Leur histoire avait tourné court : il désirait être en sa présence, sans rien vouloir pour elle. Loin d’être un spécialiste de l’amour, la vie ne lui en ayant fait connaître que le caractère trouble, une petite voix lui susurrait que c’était cela : vouloir pour l’autre plus que pour soi, quitte à s’effacer. Il n’avait pu résister, réprimer ce besoin de la connaître. Pourtant, tout plaidait contre elle. La pre mière fois qu’il l’avait vue, elle se tenait sur la scène d’un petit théâtre, saluant l’assistanceAu nom puissant d’AsEt, avant de mettre ses plus belles qualités au service d’une idéologie réactionnaire. Sans en approuver toutes les orientations, elle avait rejoint un groupe de militants putatifs dont l’unique action consistait à éructer les épui santes lamentations de laNoiriE. Le monde n’avait que faire de cette ancestrale maî trise de la parole qui les sacrait, où qu’ils soient, rois du rap, du standup, du prêche, de la conférence universi taire. Depuis le temps, on les avait observés. Rien de leur fonctionnement n’échappait plus à quiconque. On savait que leur art de la profération cheminait avec la passion
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de consommer, que la plupart de ces grands activistes auraient tué père, mère et la communauté entière pour détenir le dernier gadget à la mode, lequel ne devait rien à l’inventivité de Kemet. Amandla avait piqué sa curio sité. Si elle ne se trouvait pas là par hasard, ses ambitions semblaient être ailleurs. Il s’était surpris à attendre l’ap-pel d’unfrèredevant lui indiquer le lieu secret de la pro-chaine réunion. Il fallait montrer patte noire pour passer la porte, accepter de se laisser filmer afin de prouver que l’on n’était pas une taupe du système, un agent de Baby-lone. Piètre mesure de protection, en réalité. La couleur de la peau n’était pas un gage d’intégrité. Les éventuels espions souriraient avec joie à la caméra, cela renforcerait leur couverture. Amandla se démarquait des autres membres du groupe. En l’écoutant parler, il avait perçu des aspira-tions plus profondes que celles de ses camarades. Autre chose, dans son œil d’Uzi, sa dégaine deblack power salute. Autre chose : du rouge mêlé au bleu, le corps à corps permanent avec une ancienne mélancolie qui avait souvent le dessus. Elle l’avait ému, renvoyé à lui-même, c’était la première fois qu’il se sentait si distant et si proche d’une inconnue. Il avait voulu la revoir à tout prix, perturbé par cette urgence, incapable de la faire refluer. Leur entente avait été immédiate, mais ce qui devait arriver arriva, plus d’une fois. Amandla était de celles dont le cœur battait en partie entre les jambes. Sa langue amoureuse délaissait vite la parole au profit du souffle, des palpitations, du mouvement. Il fallait la tou-cher, la prendre à tout moment, y revenir inlassablement, comme le paysan vers la terre. Un tel programme en aurait réjoui plus d’un, mais lui avait, depuis longtemps,
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atrophié ses capacités en la matière. Elle ne s’était pas offusquée de la première panne, y voyant l’expression d’un trop puissant désir de l’honorer. Puis, la confession s’était imposée, l’homme avait dû révéler sa peur panique de l’engendrement, son refus de donner une descendance à la lignée des Mususedi. Il n’avait pas subi de vasecto mie, préférant à cela une mortification de chaque instant. Ne pas se reproduire devait être un choix, une décision chaque jour renouvelée. Bien sûr, Amandla ne l’aurait pas incité à se faire opé rer, cela allait à l’encontre de sa philosophie, de sa spiri tualité. Elle pensait, de plus, que l’on mentait à dessein pour empêcher les peuples du Continent de se repro duire. Loin d’être concernés par une éventuelle surpo pulation, ils avaient le devoir de procréer, la Terre Mère regorgeant d’espaces quasiment inhabités. On savait, disaitelle, que les leucodermes avaient stérilisé, empoi sonné, quelquefois sous couvert de prodiguer des soins médicaux. La plupart du temps, s’ils disaient quelque chose, c’était le contraire qu’il fallait entendre et, de toute façon, c’était culturel, les Kémites révéraient la vie. Les Kémites. L’emploi de ce terme lui était naturel, elle disait cela sans rire. Lui pensait inévitablement, lorsque l’étrange vocable lui percutait les tympans, à la grenouille acolyte de Miss Piggy, passée à la postérité grâce auMup-pEt Show. Dans la bouche des militants contemporains de laNoiriE, lemEdu nEtEr, langue antique, lui apparais sait comme une vaste blague. Il ne pouvait que s’esclaf fer, taquiner Amandla, ce qui la faisait rougir de rage. Le mEdu nEtEr, affirmaitelle, était aux Kémites ce qu’était le grec ancien aux Nordistes. Il riait de plus belle. Les Nor distes affabulaient, eux aussi. Jamais le grec n’avait rien
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été pour un grand nombre d’entre eux, n’imiter que leurs travers lui semblait problématique. On opposait donc une contrevérité à l’autre, il suffirait de tenir quarante 1 ans, comme l’avaient prescrit certains ancêtres éclairés , et le tour serait joué. C’était de bonne guerre, dans le fond, puisque tout le monde mentait. De son point de vue, il y avait plus de confort pour ceux qui se disaient désormais des Kémites à se reven diquer d’une civilisation disparue, avec laquelle ils n’entretenaient pas tous un lien charnel, qu’à célébrer les cultures des vaincus de la colonisation. Les pyra mides avaient plus fière allure que n’en auraient jamais les huttes de leurs ancêtres récents, dont ils envisa geaient rarement de parler les langues, encore moins de les écrire. Que les Nordistes aient voulu s’approprier Kemet, lui donner les traits de Yul Brynner ou de Liz 2 Taylor, en faisait désormais le joyau desnations nègres, objet précieux à récupérer coûte que coûte. Ces Kémites bataillaient contre la part douloureuse de leur être. Celleci articulait la mémoire des ancêtres déchus à un attachement viscéral aux aspects matériels du système par lequel ils avaient été subjugués. Il n’était évidem ment pas question de renoncer à posséder le dernier télé phone intelligent, l’ordinateur de nouvelle génération ou le plus récent modèle de téléviseur à écran plat. Il n’était pas concevable d’abandonner les vêtements hérités du colon pour arborer undibatoécorce battue ou une en manjuwaen raphia. On se rabattait sur ce wax qui faisait toujours la fortune d’industriels nordistes l’ayant conçu pour les populations du Continent, dont ils avaient remarqué le goût pour les étoffes bariolées. Les carottes étaient sévèrement cuites, on l’éprouvait avec douleur,
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l’Histoire ne serait pas réécrite. À moins d’être acceptée, elle ne connaîtrait pas de suite, il faudrait se préparer à la revivre, encore et encore. Lorsqu’il s’exprimait ainsi, vidant son sac sur les errements de laNoiriE, Amandla se renfrognait, ne disait plus un mot. Fronçant les sourcils, elle le scrutait des yeux, semblant interroger la concaté-nation d’arguments qu’il venait de lui asséner. Puis, au bout d’une petite heure, sa colère se dissipait. Ils avaient mieux à faire qu’à politiser leur amour, c’était sur un autre chapitre qu’elle espérait lui faire entendre raison. Comme souvent les femmes, Amandla s’était ima-giné le guérir de son mal, l’amener à envisager autrement ses ascendants. Elle l’aiderait à prendre conscience de la manière dont ils s’étaient constitués. À réussir là où ils avaient échoué. Cela assainirait l’arbre généalogique s’il était bien infecté, c’était à lui d’en prendre la responsabi-lité, chaque génération devant, dans une relative opacité, 3 découvrir sa mission, la remplir ou… Ne retenant de cette affirmation que le motopacité qui n’y figurait pas par hasard, l’homme n’avait pas été convaincu de l’ina-nité de son choix. Son obligation pouvait tout à fait être, contrairement à ce que suggérait Amandla, d’assécher à jamais la sève de l’arbre. Ils s’étaient rendus ensemble sur le Continent pour les obsèques de Shrapnel. Sans cela, il n’y aurait pas remis les pieds. Ensuite, il l’avait quit-tée, la raison le commandait. La pulvérulence des maté-riaux reçus en héritage lui interdisait de se rêver, un jour, bâtisseur de quoi que ce soit, fût-ce d’un couple. Depuis, Amok n’avait pas vécu un instant sans une pensée pour cette femme-flamme pour laquelle il se consumait de désir jusqu’à ce qu’il faille la toucher.
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