L inconscient des psychanalystes au miroir de l homosexualité.
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Lacan dit bien que « la psychanalyse ne s’applique, au sens propre, que comme traitement, et donc à un sujet qui parle et qui entende ». Mais il faudrait alors ajouter que la psychanalyse ne doit pas seulement « s’appliquer » à quelqu’un qui « parle et entende », mais qu’elle doit aussi s’ouvrir à ce qu’il dit, et donc écouter vraiment sa parole et ne plus se contenter de lui demander d’ «entendre » ce qui lui est répondu une fois qu’il a parlé. La psychanalyse ne serait plus alors un savoir qui « s’applique », mais une pratique qui se transforme.
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L'inconscient des psychanalystes au miroir de l'homosexualité.
Cet article a été publié dans le numéro spécial "Psychanalyse : que reste-t-il de nos amours?" (sous la direction de Francis Martens) de laRevue de l'université de Bruxelles, 1999/2, Bruxelles, éditions Complexe, 2000. Je ne l'ai jamais repris en volume, dans la mesure où j'ai développé les points abordés ici dans d'autres écrits (cf. la longue partie consacrée à la psychanalyse dansUne morale du minoritaire,en 2001, les deux textes repris dansHérésies, en 2003, ou les considérations contenues dansEchapper à la psychanalyse, en 2005). Mais ce premier état de ma critique de la psychanalyse contient de nombreux éléments que je n'ai jamais réutilisés, et je les donne donc à lire ici, à l'intention de ceux qui s'intéressent à ces questions, au développement de cette problématique dans mon travail et aux discussions et controverses qui en sont nées.
L’inconscient des psychanalystes au miroir de l’homosexualité Quelques notes en prévision d’une critique des fondements normatifs de la psychanalyse
§. On me demande un article sur « psychanalyse et homosexualité ». J’hésite : il faudrait des mois pour l’écrire. Certes, j’ai déjà évoqué l’étrange rapport de la psychanalyse à l’homosexualité dans mon dernier livre,Réflexions sur la question gay. Mais j’avais remis à plus tard le moment d’affronter directement et systématiquement ce vaste continent de problèmes. J’ai simplement commencé de prendre des notes dans la perspective d’un travail à venir. Rien n’est prêt. On me fait pourtant valoir que c’est très important et qu’il est aujourd’hui impossible de ne pas aborder ce thème quand on publie un numéro spécial de revue sur la psychanalyse. Je ne peux que m’en réjouir. Les temps ont donc bien changé. Cela signifie que les psychanalystes ne peuvent plus faire comme s’ils détenaient la vérité sur l’homosexualité sans avoir jamais à s’expliquer sur ce qu’ils en disent. C’est donc la dissymétrie elle-même qui ne va plus de soi : le psychanalyste ne peut plus s’arroger le droit de parler sur l’homosexualité et prendre les homosexuels comme des objets de son regard et de son discours sans s’exposer, désormais, à ce que des sujets ne viennent l’interroger sur cette objectivation, sur ce qui s’y joue, et sur l’appareillage conceptuel dans lesquels la psychanalyse enferme les homosexuels comme dans un filet.
Alors, quelques notes. Quelques remarques. Provisoires. Fragmentaires.
§. Il faut toujours se demander : quelle est la place de ce spectateur qui contemple le spectacle de l’homosexualité? Et prétend en dévoiler les rouages, les coulisses, la vérité ? Qui est-il. D’où lui vient son savoir ? De quel héritage ? De quelle histoire ? La psychanalyse devient alors l’objet d’une interrogation en retour. Et, disons-le : d’une mise en question. Ce que les psychanalystes n’aiment guère, on s’en doute. D’où leur condamnation des mouvements gays et lesbiens ou, en tout cas, leur extrême méfiance à leur égard. Ils sont pareils en cela à ces psychiatres évoqués par George Chauncey, dans son ouvrage célèbre,Gay New York, et qui étaient ahuris, dans les années vingt, de voir leurs « patients » refuser de considérer leur « anomalie » comme une maladie qu’il faudrait soigner et parfois même s’en disaient « fiers ». Le diagnostic posé par les psychanalystes à propos de l’homosexualité n’est certes pas le même que celui des psychiatres, et, à bien des égards, il a même été constitué contre les doctrines psychiatriques de la maladie mentale ou de la « dégénérescence ». Mais le geste, l’attitude sont souvent les mêmes, qui consistent à considérer l’homosexualité comme une déviation, un écart par rapport à une « norme » -ce qui n’est pas un simple constat social, mais aussi un principe théorique : « perversion » disait Freud, perpétuant ainsi, malgré ses intentions authentiquement progressistes, un vocabulaire qui n’était pas si loin de celui des psychiatres. Nonobstant l’imposition de problématique que pratiquent systématiquement les psychanalystes au nom de leur « science », et le terrorisme intellectuel qui en est le corollaire, il faut passer la psychanalyse au crible de l’interrogation qu’elle entend mener sur tout mais dont elle refuse obstinément aux autres le droit de la mener sur elle-même (avec cette phrase rituelle et vide de sens mais qui fonctionne comme un système de défense collectif contre toute mise en cause : « Pourquoi la psychanalyse fait-elle si peur qu’on veuille à ce point s’en débarrasser ? », comme s’il suffisait de s’auto-décerner ainsi des brevets de pensée hérétique pour pouvoir ensuite continuer à tenir les propos les plus conservateurs et les plus rétrogrades ! Et comme si on pouvait penser que ce qui a été progressiste et même révolutionnaire il y a un siècle le restait nécessairement aujourd’hui, comme par l’effet d’une force d’inertie et sans avoir à retravailler les champs de l’expérience intellectuelle dans un sens progressiste, alors même que le discours psychanalytique est souvent devenu, au contraire, un discours figé, ossifié, incapable de s’ouvrir aux réalités culturelles et sociales nouvelles, et répétant de vieilles litanies conceptuelles, brandissant de vieux totems à peine repeints aux couleurs du jour).
§. C’est un fait qui saute aux yeux : les psychanalystes ont un sérieux problème avec l’homosexualité. Elle fonctionne avec eux comme un test de Rorschach : prononcez le mot « homosexualité » et attendez les réactions… Cela ne manque jamais : ils vous livrent alors leur inconscient, et peut-être même, l’inconscient de la psychanalyse. On l’a vu très clairement en France pendant les débats sur le Pacs (Pacte civil de solidarité) et plus généralement sur la question du droit au mariage et à l’adoption pour les couples du même sexe. On a assisté à une mobilisation massive des psychanalystes en tant que corps professionnel (à l’exception de quelques rares voix discordantes) pour réaffirmer le dogme de la « différence des sexes » comme fondement de la structuration psychique des individus - dogme qui fonctionne comme un schème mythique qu’il semble n’être jamais besoin de justifier mais dont on voit bien qu’il ne tire son autorité que de lui-même, comme une croyance auto-fondée par le caractère d’évidence que lui confère son ressassement et surtout le fait qu’il rencontre l’adhésion spontanée du sens commun (sens commun d’ailleurs
façonné par la vulgate psychanalytique et ses notions les plus galvaudées comme le « complexe d’Œdipe »). Les propos qu’on a pu lire un peu partout au cours des dernières années relevaient bien souvent d’un biologisme aussi diffus que naïf, et qui consiste à ne pouvoir penser le psychisme autrement que dans les termes de la différence et de la complémentarité des sexes dans l’ordre « naturel » de la reproduction, et l’élévation de ce schéma biologique primaire au statut de fondement de la « culture » ou de « l’ordre symbolique » qui la régit. Par conséquent, celui qui ne peut pas ou ne veut pas aimer « l’autre » (entendez : l’autre sexe) est perçu dans ce cadre de pensée comme une personne mutilée, pas vraiment finie. Mais n’est-ce pas ce type de pensée qui est mutilée ? Et qui mutile la culture, en cherchant à clôturer le champ des possibles et fermer l’éventail des choix de vie, en limitant, par exemple, le droit à la famille aux seuls hétérosexuels ou aux homosexuels qui consentent à vivre dans le cadre d’une union hétérosexuelle ? On m’objectera, bien sûr, que si de tels propos stupides et simplistes ont été tenus, ce n’est pourtant pas ce que pense la majorité des psychanalystes. C’est peut-être exact (je n'en suis pas certain). Mais n’est-ce pas, cependant, un miroir grossissant de ce que pensent presque tous les psychanalystes ? Et tout l’arsenal théorique de la psychanalyse ne s’enracine-t-il pas dans le sol - qu’il soit perçu comme « naturel » ou « culturel »- de ce qu’on pourrait appeler « l’ évidence hétérosexuelle », à partir de laquelle il faut penser l’homosexualité, toujours seconde. Ou en tout cas dans le sol de l’évidence de la « différence des sexes » comme fondement nécessairement bipolaire de la structuration psychique?
§. Malgré toutes les dénégations avancées notamment par les lacaniens, la psychanalyse n’est souvent rien d’autre, dans ce domaine au moins, qu’une psychologie des profondeurs, invoquant implicitement les mystères insondables d’un principe « masculin » et d’un principe « féminin », inscrits dans les structures archaïco-mythiques de l’esprit humain et schèmes fondateurs de la civilisation ou de la culture.
§. Bien oubliée, hélas, la critique de Deleuze et Guattari, dansL’Anti-Œdipe, qui ironisait sur Mélanie Klein et son acharnement à plaquer la structure « papa-maman » sur chaque parole de l’enfant. Comme disaient si bien les deux auteurs : « Dis papa-maman, sinon tu auras une gifle ». Il faudrait d’ailleurs se demander pourquoi les critiques si vigoureuses qui ont été portées contre la psychanalyse dans les années soixante et soixante-dix semblent aujourd’hui n’avoir plus aucun écho : parce que les auteurs sont morts ? Parce que, comme aurait dit Deleuze, « l’époque n’y est plus » ? Ou bien parce que cette critique était portée par des mouvements culturels et sociaux dont l’écho a été oblitéré par le travail de la restauration conservatrice auquel on a assisté en France et en Europe au cours des années quatre-vingt et quatre-vingt dix, travail patient et organisé, mené par tous les think tanks néoconservateurs et des cohortes d’essayistes militant pour importer en France et en Europe la pensée de la droite universitaire américaine (en diffamant ou insultant tous les efforts de la gauche radicale et des mouvements féministe ou gay et lesbien pour faire exister d’autres discours et pour continuer d’interroger les formes de domination et d’oppression dans les sociétés dites démocratiques ) ?
§. Nécessité de revevenir à l’histoire. Il faut d’abord reconnaître que l’intention de Freud était éminemment progressiste. Il s’agissait à la fois d’arracher l’homosexualité à l’arraisonnement psychiatrique et d’en prôner la décriminalisation, à une époque où les actes sexuels entre personnes du même sexe étaient passibles de peines d’emprisonnement. Sur ces deux points, Freud n’a jamais varié. Dès 1903, il répondait au journalDie Zeitde Vienne qui lui
demandait de donner son avis alors que venait d’éclater un scandale (une personnalité de la vie économique autrichienne venant d’être traduite en justice pour fait d’homosexualité) : « L’homosexuel ne relève pas du tribunal et j’ai même la ferme conviction que les homosexuels ne doivent pas être traités comme des gens malades, car une orientation sexuelle perverse n’est pas une maladie. Cela ne nous obligerait-il pas, en effet, à caractériser comme malades de nombreux grands penseurs et savants que nous admirons précisément en raison de leur santé mentale ? ». Ce dernier argument (qui était avancé depuis longtemps par les défenseurs de la cause homosexuelle) a été souvent repris par Freud. Notamment dans lesTrois Essais, où il constitue l’un des axes de l’analyse qui lui permet de rejeter la prétention de la psychiatrie à pathologiser l’homosexualité et à en faire un signe de « dégénérescence ».
§. On retrouve des propos identiques dans sa lettre à la mère d’un homosexuel en avril 1935 : «L’homosexualité n’est assurément pas un avantage, mais elle n’est pas non plus quelque chose dont on doive avoir honte, elle n’est pas un vice, ni une dégradation ; on ne peut pas la ranger dans les maladies; nous la considérons comme une variation de la fonction sexuelle produite par un arrêt dans le développement normal ». Et Freud poursuit : « De nombreux hommes hautement respectables des temps anciens et modernes ont été homosexuels, et certains parmi eux comptent parmi les plus éminents (Platon, Miche-Ange, Leonard de Vinci, etc.). C’est une grande injustice et une grande cruauté de persécuter l’homosexualité comme si elle était un crime. Si vous ne me croyez pas, lisez les livres d’Havelock Ellis. En me demandant si je peux vous aider, vous voulez savoir, je suppose, si je peux supprimer l’homosexualité afin que l’hétérosexualité normale puisse prendre sa place. La réponse, est, d’une manière générale, que nous ne pouvons pas promettre d’y réussir. Dans un certain nombre de cas nous réussissons à développer les germes de tendances hétérosexuelles qui sont présentes en tout homosexuel, mais dans la majorité des cas, ce n’est pas possible. Cela dépend de la qualité et de l’âge de l’individu. Il est impossible de prédire le résultat du traitement. Ce que l’analyse peut faire pour votre fils est tout à fait différent. S’il est malheureux, névrotique, déchiré par des conflits, inhibé dans sa vie sociale, l’analyse peut lui apporter une certaine harmonie, une paix de l’esprit, qu’il reste homosexuel ou s’en trouve changé. » Il semble donc bien que pour Freud, il n’y ait rien à « traiter » dans l’homosexualité, sauf quand l’individu homosexuel souffre de névrose, et c’est donc plutôt la difficulté d’être homosexuel qui fait problème et non l’homosexualité elle-même.
§. Interrogés par Jones en 1920, Freud et Rank lui répondent qu’ils ne voient pas pourquoi un homosexuel ne pourrait pas être analyste. Jones s’était déclaré contre cette idée. Karl Abraham et bien d’autres se rangeront à l’avis de Jones. Et l’on sait que, pendant longtemps - et c’est encore le cas dans certaines écoles psychanalytiques - la recommandation de Freud a été ignorée, l’idée qu’un homosexuel puisse être analyste semblant presque, aux yeux de nombreux psychanalystes, même aujourd’hui, une contradiction dans les termes, puisque dans leur inconscient - et souvent dans leur discours conscient - un homosexuel est toujours plus ou moins un malade, un anormal. Il doit donc être l’objet de l’analyse, mais ne saurait en être le sujet. Et par conséquent, il ne peut être analyste. Dissymétrie toujours. Et violence discursive et culturelle, mais aussi professionnelle. Et c’est bien cet inconscient homophobe qui s’exprime dans cette dissymétrie qu’il convient d’analyser comme le non-dit (ou le trop-dit) de la psychanalyse.
§. Il y a plusieurs mouvements contradictoires dans lesTrois Essais. Au fil des éditions, la pensée de Freud évolue et semble avoir du mal à se fixer. D’où cette impression qu’il existe de profondes tensions entre le texte de 1905 et les notes ajoutées en 1910, 1915 et 1920, et entre ces notes elles-mêmes. Ce sont les strates d’une analyse en mouvement. Instable en tout cas. Il serait utile d’en faire l’archéologie. Si on prend le texte de l’édition définitive tel qu’il nous est donné de le lire aujourd’hui (j’utilise l’édition Gallimard-Folio), on peut partir de la longue note de 1915 qui avance l’idée d’une bisexualité fondamentale et universelle dans les périodes de l’enfance (p.51). Mais cette idée qui pourrait servir à déstabiliser l’idée d’une norme hétérosexuelle est très vite pliée aux exigences d’une conception profondément évolutionniste du développement sexuel perçu comme orienté vers un accomplissement « normal », c’est-à-dire hétérosexuel. Frank J. Sulloway a bien vu à quel point la pensée de Freud, et notamment sa théorie des « stades » du développement libidinal, est profondément marquée par un évolutionnisme qui lui vient de Darwin. Et l’on pourrait même aller jusqu’à dire que cet aboutissement hétérosexuel, toujours posé comme la finalité normale du développement, sert en réalité de point de départ à l’analyse de Freud. C’est la fin qui éclaire le parcours et les processus qui y mènent. Il y a bel et bien une fin normale et un certain nombre d’individus ne l’atteignent pas. D’où la question : pourquoi ? Et la réponse : un arrêt à un stade infantile du développement libidinal. La théorie des « stades », des « étapes » ne se conçoit que dans une perspective téléologique, et cette téléologie est hétérosexuelle. En tout cas, elle consiste à prendre l’hétérosexualité comme le point d’arrivée à partir duquel on interprète tous les autres comportements comme des « perversions », et ceci même lorsque Freud écrit, dans cette note de 1915, que « l’intérêt exclusif de l’homme pour la femme [bizarrement, il ne parle pas de l’intérêt de la femme pour l’homme] est aussi un problème qui requiert explication et non pas quelque chose qui va de soi » (p.51). C’est également dans cette note qu’il affirme que la psychanalyse s’oppose « avec la plus grande détermination à la tentative de séparer les homosexuels des autres êtres humains en tant que groupe particularisé » (p. 51). (Il vise bien sûr la tentative des psychiatres pour constituer les homosexuels comme une catégorie anormale, mais aussi, sans doute, les efforts de Magnus Hirschfeld, le fondateur du mouvement homosexuel allemand, pour justifier l’homosexualité en la décrivant comme un sexe à part, un « troisième sexe »). En effet, dit Freud, « tous les hommes sont capables d’un choix d’objet homosexuel », et d’ailleurs, ajoute-t-il, « dans l’inconscient, ils ont effectivement fait ce choix » (ibid.) Mais cela ne l’empêche nullement de parler de l’homosexualité dans les termes de « l’inversion », comme le faisaient les psychiatres, et en utilisant d’ailleurs les deux sens du mot « inversion » (contradictoires entre eux) : « inversion » intérieure du sujet (une âme de femme dans un corps d’homme, selon la formule de Krafft-Ebing) et « inversion » de l’objet sexuel (qu’un homme désire un homme plutôt qu’une femme, puisque, là encore, c’est toujours des hommes qu’il s’agit). On aurait pu penser que la théorie de la bisexualité universelle dans l’enfance ou dans les « états primitifs » allait déboucher sur le constat d’une égalité fondamentale des sexualités sous le regard du psychanalyste. Mais non : s’il y a de l’« inversion », c’est donc qu’il y a une « normalité » que l’inverti contredit, une « norme » dont la « perversion » s’écarte. C’est pourquoi il y a toujours, chez Freud, au détour d’une phrase ou d’une note (par exemple dans lesTrois Essais, p. 40, note 1), et malgré tous les propos explicites qu’il tient par ailleurs sur ce point, la tentation d’un « guérir » ou d’un « soigner » les homosexuels et l’homosexualité, comme si l’homosexualité était, malgré tout, toujours un problème et que la
question à laquelle le psychanalyste se trouve immuablement et immanquablement confronté ne pouvait être que la suivante : peut-on la guérir ou non ? Mais il est tout de même assez remarquable de voir comment Freud essaie de se dégager des préjugés de son époque et de penser ce qui n’avait pas été pensé avant lui. Les contradictions qui minent son texte sont le symptôme de cet effort pour penser sans exclure, pour comprendre les réalités et en rendre compte dans le cadre d’une préoccupation humaniste. Freud comme pensée ouverte. Et disons-le nettement : ce ne sera plus le cas de la psychanalyse après lui, devenue profondément conformiste, gardienne de l’ordre établi (et c'est particulièrementle cas aujourd'hui en France).
§. Jamais Freud n’aurait affiché comme Lacan son mépris pour les « tantes ». Et il est dommage que le « retour à Freud » prôné par ce dernier ait négligé la dimension du respect des personnes dans leurs particularités. Comment imaginer, en effet, que Lacan puisse élaborer une analyse rigoureuse, scientifique de l’homosexualité, quand on voit comment tout son discours est marqué par ce qu’Eve Kosofsky Sedgwick a nommé le « privilège épistémologique » qui consiste à user et abuser du pouvoir culturel et social dont bénéficient les hétérosexuels et de la légitimité discursive qui leur est toujours reconnue quand ils se permettent de donner un sens à l’homosexualité et à ce que disent d’eux-mêmes les homosexuels. Mais chez Lacan, nous sommes même ramenés au niveau le plus grossier du préjugé. Qu’on ouvre le volume VIII duSéminaire, intituléLe Transfert. Lacan y commenteLe Banquetde Platon. Et il décrit ce dialogue comme relevant de « ce qu’on appelle aujourd’hui une littérature spéciale, celle qui tombe sous le coup des perquisitions de police ». Et ce « banquet », cesymposiumoù se situe la scène platonicienne, Lacan nous dit que ce n’est qu’une «assemblée de vieille tantes », les personnages étant ainsi désignés, précise-t-il, car « ils ne sont pas tous de la première fraîcheur » (p.161). Dans toute l’introduction à ce séminaire, Lacan cherche à faire rire son public aux dépens des homosexuels, se permettant les plaisanteries ou les allusions les plus douteuses, plus proche en cela du registre d’un chansonnier de cabaret ou de la tradition la plus hideuse de la caricature anti-homosexuelle ou tout simplement de la conversation de bistrot que des réquisits d’une réflexion sérieuse. Le discours de Lacan, ici, est d’une grande violence. Mais d’où vient que personne ne s’en indigne ? Et d’où vient, au contraire, qu’on provoque immanquablement des tempêtes de protestations véhémentes dès lors qu’on parle de l’homophobie de Lacan ? Et comment croire que cette homophobie foncière pourrait ne pas parasiter tout son propos théorique et même, dans une certaine mesure, en fournir le cadre inaperçu parce que trop visible ? La « lettre volée » du lacanisme, n’est-ce pas l’homophobie et l’affirmation du pouvoir masculin qui passe par le rejet des homosexuels qui ne sont décidément pas de vrais hommes ? Lacan y insiste lui-même : il ne faut pas confondre, nous dit-il, la « fraternité entre hommes» que « la doctrine analytique nous indique comme le support du lien social » avec l’homosexualité qui était, au temps de Platon tout autant qu’aujourd’hui, une « perversion ». Et il martèle : « Que l’on ne vienne pas nous dire, sous prétexte que c’était une perversion reçue, approuvée, voire fêtée, que ce n’était pas une perversion. L’homosexualité n’en restait pas moins CE QUE C’EST : une perversion » (p. 42-43, c’est moi qui souligne ). Et Lacan continue alors d’enchaîner ses traits d’humour graveleux, en ironisant par exemple sur le fait que, quelle que puisse être la « dignité » culturelle que nous accordons à la Grèce et qu’elle qu’ait pu être la fonction pédagogique de cet amour dans l’antiquité, cela ne saurait signifier que ce serait « à recommencer » (p.45). Il faudrait relire tout Lacan à la lumière de cette homophobie foncière, de cette logique
homophobe qui travaille tout son discours. Et l’on verrait sans aucun doute à quel point la pensée lacanienne est profondément sexiste et hétérocentriste. Son inconscient est structuré comme un langage où s’articulent la domination masculine et la domination hétérosexuelle.
§. Cet inconscient homophobe est sans doute la chose du monde la mieux partagée chez les psychanalystes. C’est sans doute la raison pour laquelle presque tous les psychanalystes, même les plus ouverts cherchent à maintenir non seulement une différence entre les sexualités, entre les orientations sexuelles, mais une hiérarchie, où l’homosexualité se voit toujours assigner une place inférieure et subordonnée. DansLes Chaînes d’Eros, André Green, qui fait un gros effort pour ne pas être « normatif » et qui s’insurge même contre les pulsions normatives de ses collègues, dénonce malgré tout les mouvements homosexuels qui « sont amenés à refuser toute différence avec les hétérosexuels ». Et l’exemple qu’il donne, bien sûr, est que ces mouvements demandent aujourd’hui que les homosexuels puissent avoir le droit de «se marier et avoir des enfants », ce qu’il interprète comme « un déni de la différence des sexes ». Il semble oublier que la loi française autorise tout célibataire âgé de plus de 28 ans à adopter des enfants, et que l’orientation sexuelle, en théorie du moins, n’est pas prise en considération par cette loi (dans la pratique, les homosexuels se heurtent à de graves difficultés dues aux refus opposés par les psychiatres consultés comme « experts »). Mais les homosexuels qui donc, légalement, peuvent adopter en tant que personnes, ne le peuvent pas en tant que couples. C’est la question de l’égalité juridique des orientations sexuelles, au même titre que celle qui est censée être reconnue aux individus abstraits, qui est posée dans cette revendication. Et il est étrange de voir qu’André Green, comme la quasi-totalité des psychanalystes, intervient ici dans un débat politique, social et juridique, en s’auto-instituant « expert » de la vie des autres. Le psychanalyste n’est pas à l’écoute de ce qui se passe et des demandes qui viennent des individus et de la société telle qu’elle se transforme aujourd’hui. Il entend dire non seulement la norme, mais faire de cette norme la loi, le droit. Et si la psychanalyse entend s’instituer comme loi sociale et le psychanalyste jouer le rôle de l’expert auprès du législateur, il ne faut pas s’étonner alors que les « mouvements », homosexuels ou autres, n’aient d’autre solution que de contester radicalement cette usurpation de pouvoir.
§. Nous ne sommes jamais très loin, dans les textes publiés par les psychanalystes dans débats sur le Pacs, de la mystique dogmatique - et aux relents douteux et inquiétants - d’un Pierre Legendre, qui agite avec hargne l’épouvantail d’un « homosexualisme » qui voudrait casser « les montages anthropologiques majeurs » (c’est-à-dire la « différence des sexes » comme fondement de la culture et du droit, c’est-à-dire le maintien de la prédominance de l’hétérosexualité dans l’ordre culturel et le refus de l’égalité des droits dans l’ordre juridique). L’homosexuel devient, aux yeux d’un tel idéologue, le nouveau barbare qui cherche à défaire l’œuvre de la civilisation. On entrevoit dans le vocabulaire même et dans la violence verbale (je parle ici de Legendre ou de ses disciples et évidemment pas de tous les psychanalystes, même si certains n’ont pas évité les dérapages de plume) les dangers d’une dérive totalitaire, où le droit et la loi sont censés obéir et correspondre à des notions posées par le « savant » dans le but de garantir la normalité de la structuration du psychisme humain. C’est même le résultat logique de cette mystique politique qui ne dit pas son nom : le droit est institué pour structurer le psychisme puisqu’il ne peut être édicté qu’en respectant les règles définies par le psychanalyste qui se fait le gardien de l’ordre immémorial sur lequel reposerait la culture. Et il suffit de lire ce qui s’est écrit dans les débats sur Pacs pour voir
que cette idée, explicitement avancée par certain-e-s, hante la majorité des discours tenus par nombre de psychanalystes ou par certain-e-s juristes ou certain-e-s sociologues de la famille qui se réclament de leurs fumeuses "théories".
§. La question qui surgit alors est celle du statut même de la psychanalyse : est-elle une science auto-proclamée qui entend dire ce que doit être - ou ne doit pas être - la société, ou bien une pratique qui se voudrait à l’écoute de la parole des individus et des problèmes qu’ils rencontrent dans leur vie ? Dans le premier cas, la psychanalyse jouerait le rôle d’un frein, d’une sorte de censure culturelle à l’innovation, en rappelant toujours ce que la société a été pour interdire ce qu’elle pourrait être. Dans le deuxième cas, elle accompagnerait au contraire les processus par lesquels les sujets reformulent leurs identités et leurs personnalités en inventant de nouvelles formes de sociabilités et de relationnalités. Dans le premier cas, elle s’acharnerait à continuer de jouer le rôle d’une institution réactionnaire, ou à tout le moins conservatrice, au risque de se voir rejetée par ceux-là-mêmes qui pourraient avoir envie de se tourner vers elle et d’apprendre d’elle (ce qui impliquerait qu’elle accepte d’apprendre d’eux). Dans le deuxième cas, elle serait un savoir progressiste, ouvert à l’innovation, et facilitant le travail de « subjectivation » (la réinvention de l’identité personnelle) à partir des identités assujetties (les subjectivités souffrantes et infériorisées telles qu’elles sont produites par les rapports de domination et d’oppression).
§. On pourrait formuler la question de manière différente : la psychanalyse est-elle fondamentalement, et dans sa définition même, une science qui, comme la psychiatrie du XIXe siècle, se donne pour rôle d’instituer des normes et donc une normalité et des « anormaux » qui y contreviennent, ou bien peut-elle aujourd’hui se transformer, se refonder en s’inscrivant dans les évolutions de l’histoire et en se donnant pour tâche de suivre les bouleversements qui affectent les désirs et les inconscients dès lors que sont bouleversées les conditions historiques et sociales de production du psychisme humain et des subjectivités individuelles ? Dans une perspective foucaldienne, on devrait pencher vers la première réponse. Dans son cours au Collège de France de l’année 1974-1975, intitulé « Les Anormaux », Foucault inscrit la psychanalyse dans la filiation immédiate de la psychiatrie. Et dans ces deux « sciences », il ne voit plus tellement, comme il le faisait quinze ans auparavant dans l’Histoire de la folie, des technologies d’ « exclusion », mais plutôt des disciplines d’inclusion. Et le principe sur lequel repose la technique de l’inclusion, c’est précisément l’instauration de la norme et l’ordonnance des conduites en fonction du rapport à cette norme qui fait pulluler les petites perversions en lieu et place des grandes dramaturgies de la folie. C’est autour du « sujet de désir » que la norme va exercer ses fonctions. Cette « normalisation » s’articule donc à un vaste « contrôle » de « l’instinct sexuel » et vient donc inscrire son regard et ses injonctions dans le foyer familial comme lieu où se joue la conformité ou la déviance. Ainsi, psychiatrie et psychanalyse ne s’institutionnalisent pas comme des domaines spécifiés du savoir médical, mais comme des branches de l’hygiène sociale. Dans une telle optique, la psychanalyse, est si directement liée à la psychiatrie du XIXe siècle qu’il n’est guère envisageable de la transformer et de la sauver. Et c’est son objet même qu’il faudrait dissoudre : le « désir », le « sujet de désir », le « sexe », la « sexualité », autant de catégories constituées pour être analysées dans le cadre d’un quadrillage du corps et de la parole obligatoire sur soi-même et au travers desquelles s’exercent le contrôle de l’ordre social. On connaît l’appel de Foucault, dansLa Volonté de savoir, à une « contre-attaque » s’appuyant sur « le corps et les plaisirs » contre l’emprise du pouvoir inhérente à la théorie psychanalytique du désir.
Mais ne peut-on imaginer une psychanalyse qui renoncerait à vouloir dire la norme ou qui saurait se défaire de toute référence à des cadres normatifs ? Qui ne serait pas théorisation dogmatique. Qui ne plaquerait pas de faux concepts sur les pratiques des individus. Mais qui serait simplement à l’écoute de ce qu’ils ont à dire. Une psychanalyse qui ne serait plus de l’ordre de la Loi ni de la loi, de « l’ordre », qu’il soit « symbolique » ou « culturel », mais qui se situerait sur un plan d’immanence avec la pluralité des pratiques, la dissémination des aspirations ? Lacan dit bien que « la psychanalyse ne s’applique, au sens propre, que comme traitement, et donc à un sujet qui parle et qui entende ». Mais il faudrait alors ajouter que la psychanalyse ne doit pas seulement « s’appliquer » à quelqu’un qui « parle et entende », mais qu’elle doit aussi s’ouvrir à ce qu’il dit, et donc écouter vraiment sa parole et ne plus se contenter de lui demander d’ «entendre » ce qui lui est répondu une fois qu’il a parlé. La psychanalyse ne serait plus alors un savoir qui « s’applique », mais une pratique qui se transforme.
§. Peut-on répondre à de telles questions ? Peut-on faire autre chose que désigner les tensions, accentuer les lignes de fracture, faire jouer les oppositions? Programme pour les temps à venir : d’abord réactiver –c’est urgent- la tradition des théories critiques de la psychanalyse. Et réfléchir ensuite, ou en même temps, mais c’est urgent également, à une autre psychanalyse possible. Et lui rendre ainsi, peut-être, sa fonction novatrice et sa portée subversive.
http://didiereribon.blogspot.fr/2007/09/linconscient-des-psychanalystes-au.html
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