Du paradoxe chez Montaigne - article ; n°1 ; vol.14, pg 241-253
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Description

Cahiers de l'Association internationale des études francaises - Année 1962 - Volume 14 - Numéro 1 - Pages 241-253
13 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 1962
Nombre de lectures 51
Langue Français

Extrait

Yves Delègue
Du paradoxe chez Montaigne
In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1962, N°14. pp. 241-253.
Citer ce document / Cite this document :
Delègue Yves. Du paradoxe chez Montaigne. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1962, N°14. pp.
241-253.
doi : 10.3406/caief.1962.2230
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1962_num_14_1_2230DU PARADOXE CHEZ MONTAIGNE
Communication de M. Yves DÉLÈGUE
{Annecy)
au XIIIe Congrès de Г Association, le 26 juillet 1961.
Le premier paradoxe de Montaigne, c'est, bien sûr, la
fortune de son œuvre. Il croyait s'être fidèlement déchiffré,
y mettant même parfois une sorte de fureur. Or, jamais livre
ne donna lieu à plus d'interprétations contradictoires, jamais
auteur ne sembla emprunter plus de visages opposés, avec
l'apparence de la plus totale franchise. L'énigme est d'autant
plus irritante qu'il n'est pas question de trancher entre ces
diverses personnalités de Montaigne, car après examen du
dossier, elles se révèlent toutes vraies ; on ne peut renvoyer
dos à dos la foule des avocats qui plaident pour ou contre
Montaigne et se le déchirent, nous présentant chacun de
l'accusé un portrait différent : ils ont tous raison.
Aussi, dans l'impossibilité où nous sommes de rendre un
verdict, une idée se fait jour. Montaigne n'aurait-il pas voulu
délibérément la coexistence de tous ces contraires ? Bien
plus, n'a-t-il pas recherché et provoqué leur naissance en lui ?
Le paradoxe n'expliquerait-il pas cette diversité d'un homme
dont les commentateurs ont difficilement pu donner une
image totale. S'il en était ainsi, nous serions rejetés, par delà
tous les systèmes de pensée, par delà toutes les explications
par le tempérament, dans un lieu de son être plus lointain,
où Montaigne aurait accueilli, éprouvé, approuvé enfin ses
différents visages, pour des raisons qu'il nous faudrait décou-
16 242 YVES DÉLÈGUE
vrir. Je voudrais essayer de parvenir à ce lieu qui donne accès
à tous les autres. Chemin faisant, il se rencontrera bien des
aspects de Montaigne connus de tous : je m'en excuse par
avance. Cependant, je serais trop heureux, si, me limitant au
domaine moral, je réussissais à entrevoir sous un éclairage un
peu différent, ce théâtre où il se meut, seul acteur pour tous
ses personnages.
« Montaigne, c'est tout simplement la nature... Montaigne
en tout..., c'est donc la pure nature. » Un Montaigne à la dé
couverte de la vraie « Otaïti de notre âme » : telle était l'i
nterprétation définitive à laquelle Sainte-Beuve était parvenu
après sa lecture des Essais. Il est indéniable qu'elle a pesé
lourd sur le jugement des lecteurs de Montaigne qui l'ont
suivi.
Il est cependant facile d'opposer à ces affirmations
triomphantes, les aveux plus prudents de Montaigne lui-
même. Parfois, c'est vrai, il semble réclamer de l'homme,
qu'oubliant ses coutumes, ses « formes de vivre » particulières,
il se « hausse au niveau de la nature », pour découvrir son
« visage constant et universel » : mais comment oublier les
innombrables endroits où il souligne la vanité d'une telle
entreprise ? La certitude fondamentale de Montaigne, à
partir de laquelle tous les Essais ont été édifiés, c'est que la
nature est définitivement perdue : « Nous avons tant rechargé
la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions,
que nous l'avons du tout étouffée », écrit-il dans son cha
pitre « Des Cannibales ». Ou encore, plus tard : « Cette raison
qui se manie à notre poste, trouvant toujours quelque nou-
velleté et diversité, ne laisse chez nous aucune trace appa
rente de la nature. » D'où la puérilité de ceux qui « se mêlent
d'expliquer les ressorts de nature », car « elle a ses moyens
infiniment inconnus. »
Sans doute, si nous observons les «sauvages» ou les humbles
gens des campagnes, trouvons-nous des traits qui nous rap
prochent d'elle : mais, chez eux encore, elle ne resplendit pas
dans sa pureté première, tant Montaigne y trouve à l'occa
sion des traits de barbarie ou de folie. Le péché originel a DU PARADOXE CHEZ MONTAIGNE 243
contaminé tous les hommes et le Paradis terrestre est défin
itivement perdu.
Montaigne sait bien quelle est la nature du poison qui a
infecté les sources de la vie : il ne cesse d'incriminer notre
raison, notre esprit « trouble-fête », notre orgueil, notre « curio
sité » maladive. Mais connaître les origines du mal, bien loin
de le guérir, ne sert qu'à le rendre plus incurable et irrémé
diable : car raison, esprit, orgueil sont justement ce qui dis
tingue l'homme des autres créatures ; et si pour retrouver
Nature, il faut dire non à ces qualités de notre être, tant
vaut renoncer à notre humanité. Misère et grandeur de
l'homme sont déjà, pour Montaigne, intimement liés : notre
grandeur est l'origine même de notre déchéance, et la rend
donc insurmontable. Tel est le paradoxe de base que tous
les Essais vont s'efforcer de surmonter.
La Nature est donc perdue : il nous reste notre nature,
notre nature déchue, reflet de la première, mais reflet dé
formé par les multiples réfractions que lui impose notre es
prit. Prenons garde que lorsque Montaigne déclare « suivre
nature », c'est à celle-ci qu'il pense. On cite toujours la phrase
célèbre : « Nature est un doux guide, mais non pas plus doux
que prudent et juste. » On oublie qu'il ajoute aussitôt : « Je
quête partout sa piste, nous l'avons confondue de traces artifi
cielles ». Cet espace qui le sépare de la vraie nature, c'est
celui sur lequel Montaigne part en chasse et qui l'intéresse
seul ; c'est là qu'il va chercher sans savoir s'il trouvera, en
sachant même ne trouvera pas. La récompense n'est
pas « à qui mettra dedans, mais à qui fera les plus belles
courses. » L'ivresse d'une poursuite désintéressée, sans espoir
de gibier, tel est le noble effort de Montaigne.
Que cette nature qui est nôtre soit corrompue, il en voit
le signe décisif dans la perpétuelle contradiction qui est sa
loi folle. On a dit et répété que la découverte de Montaigne
était le mouvement universel qui emporte le monde. Mais
peut-être n'a-t-on pas suffisamment souligné, que la stabi
lité de ce monde le frappe tout autant. Sans doute, il a écrit la
grandiose ouverture de son chapitre « Du repentir ». Mais s'il
insiste tant sur le branle des choses humaines, c'est qu'il YVES DELEGUE 244
sent le besoin d'éveiller les hommes de leur béate certitude
que le monde où ils vivent est bien défini, voire définitif.
Deux siècles avant Diderot, il les met en garde contre « le
sophisme de l'éphémère ».
Mais Montaigne sait bien que ce mouvement des choses
n'est pas durée fluide et constante. Telle serait encore, sans
doute, la continuité de la Nature, si nous avions su la garder.
En fait, si l'on y regarde de près, on constate que ce mouve
ment est composé d'arrêts et de départs brutaux, de secousses
accumulées : « C'est un mouvement d'ivrogne titubant, verti
gineux, informe, ou des joncs que l'air manie casuellement
selon soi. » Mouvement « informe », si on le regarde dans son
ensemble, mais qui, en réalité, est fait d'un extraordinaire
enchevêtrement de « formes » figées, qui « titubantes » se
heurtent et s'écroulent en se heurtant. Le mot « forme » est
un de ceux dont Montaigne use le plus fréquemment, et
par lequel sans cesse, il souligne cette fixation de l'activité
humaine, dans la stabilité toute provisoire de la coutume et
de l'habitude. Il faudrait pouvoir s'arrêter ici pour énumérer
toutes les forces qui, dans l'homme ou hors de lui, engen
drent tour à tour et à la fois le mouvement et la stabilité ; il
faudrait suivre Montaigne dans son analyse du langage, des
passions, du plaisir et de la douleur, du corps et de l'esprit,
entre autres. Chaque fois nous aurions à releve

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