Erckmann-Chatrian
MADAME THÉRÈSE
OU
LES VOLONTAIRES DE 92
suivi de
POURQUOI HUNEBOURG
NE FUT PAS RENDU
(1863)
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
MADAME THÉRÈSE ou LES VOLONTAIRES DE 92...........3
I .....................................................................................................4
II.................................................................................................. 17
III ................................................................................................30
IV.................................................................................................44
V 60
VI69
VII ...............................................................................................81
VIII .............................................................................................. 91
IX105
X ................................................................................................120
XI...............................................................................................139
XII .............................................................................................158
XIII............................................................................................ 179
XIV184
XV..............................................................................................193
XVI ........................................................................................... 204
POURQUOI HUNEBOURG NE FUT PAS RENDU .............225
À propos de cette édition électronique.................................235
MADAME THÉRÈSE
ou
LES VOLONTAIRES DE 92
– 3 – I
Nous vivions dans une paix profonde au village d’Anstatt,
au milieu des Vosges allemandes, mon oncle le Dr Jacob Wa-
gner, sa vieille servante Lisbeth et moi. Depuis la mort de sa
sœur Christine, l’oncle Jacob m’avait recueilli chez lui.
J’approchais de mes dix ans ; j’étais blond, rose et frais
comme un chérubin. J’avais un bonnet de coton, une petite ves-
te de velours brun, provenant d’une ancienne culotte de mon
oncle, des pantalons de toile grise et des sabots garnis au-dessus
d’un flocon de laine. On m’appelait le petit Fritzel au village, et
chaque soir, en rentrant de ses courses, l’oncle Jacob me faisait
asseoir sur ses genoux pour m’apprendre à lire en français dans
l’Histoire naturelle de M. de Buffon.
Il me semble encore être dans notre chambre basse, le pla-
fond rayé de poutres enfumées. Je vois, à gauche, la petite porte
de l’allée et l’armoire de chêne ; à droite, l’alcôve fermée d’un
rideau de serge verte ; au fond, l’entrée de la cuisine, près du
poêle de fonte aux grosses moulures représentant les douze
mois de l’année, – le Cerf, les Poissons, le Capricorne, le Ver-
seau, la Gerbe, etc., – et, du côté de la rue, les deux petites fenê-
tres qui regardent à travers les feuilles de vigne sur la place de la
Fontaine.
Je vois aussi l’oncle Jacob, élancé, le front haut, surmonté
de sa belle chevelure blonde dessinant ses larges tempes avec
grâce, le nez légèrement aquilin, les yeux bleus, le menton ar-
rondi, les lèvres tendres et bonnes. Il est en culotte de ratine
noire, habit bleu de ciel à boutons de cuivre, et bottes molles à
retroussis jaune clair, devant lesquelles pend un gland de soie.
– 4 – Assis dans son fauteuil de cuir, les bras sur la table, il lit, et le
soleil fait trembloter l’ombre des feuilles de vigne sur sa figure
un peu longue et hâlée par le grand air.
C’était un homme sentimental, amateur de la paix ; il ap-
prochait de la quarantaine et passait pour être le meilleur mé-
decin du pays. J’ai su depuis qu’il se plaisait à faire des théories
sur la fraternité universelle, et que les paquets de livres que lui
apportait de temps en temps le messager Fritz concernaient cet
objet important.
Tout cela je le vois, sans oublier notre Lisbeth, une bonne
vieille, souriante et ridée, en casaquin et jupe de toile bleue, qui
file dans un coin ; ni le chat Roller, qui rêve, assis sur sa queue,
derrière le fourneau, ses gros yeux dorés ouverts dans l’ombre
comme un hibou.
Il me semble que je n’ai qu’à traverser l’allée pour me glis-
ser dans le fruitier aux bonnes odeurs, que je n’ai qu’à grimper
l’escalier de bois de la cuisine pour monter dans ma chambre,
où je lâchais les mésanges que le petit Hans Aden, le fils du sa-
botier, et moi, nous allions prendre à la pipée. Il y en avait de
bleues et de vertes. La petite Elisa Meyer, la fille du bourgmes-
tre, venait souvent les voir et m’en demander ; et quand Hans
Aden, Ludwig, Franz Sépel, Karl Stenger et moi nous condui-
sions ensemble les vaches et les chèvres à la pâture, sur la côte
du Birkenwald, elle s’accrochait toujours à ma veste en me di-
sant :
– Fritzel, laisse-moi conduire votre vache… ne me chasse
pas !
Et je lui donnais mon fouet : nous allions faire du feu dans
le gazon et cuire des pommes de terre sous la cendre.
– 5 – Oh ! le bon temps ! comme tout était calme, paisible autour
de nous ! Comme tout se faisait régulièrement ! Jamais le
moindre trouble : le lundi, le mardi, le mercredi, tous les jours
de la semaine se suivaient exactement pareils.
Chaque jour on se levait à la même heure, on s’habillait, on
s’asseyait devant la bonne soupe à la farine apprêtée par Lis-
beth. L’oncle partait à cheval ; moi, j’allais faire des trébuchets
et des lacets pour les grives, les moineaux ou les verdiers, selon
la saison.
À midi nous étions de retour. On mangeait du lard aux
choux, des noudels ou des knœpfels. Puis j’allais pâturer, ou
visiter mes lacets, ou bien me baigner dans la Queich quand il
faisait chaud.
Le soir, j’avais bon appétit, l’oncle et Lisbeth aussi, et nous
louions à table le Seigneur de ses grâces.
Tous les jours, vers la fin du souper, au moment où la nuit
grisâtre commençait à s’étendre dans la salle, un pas lourd tra-
versait l’allée, la porte s’ouvrait, et sur le seuil apparaissait un
homme trapu, carré, large des épaules, coiffé d’un grand feutre,
et qui disait :
– Bonsoir, monsieur le docteur.
1– Asseyez-vous, mauser , répondait l’oncle. Lisbeth, ouvre
la cuisine.
Lisbeth poussait la porte, et la flamme rouge, dansant sur
l’âtre, nous montrait le taupier en face de notre table, regardant
de ses petits yeux gris ce que nous mangions. C’était une vérita-
ble mine de rat des champs : le nez long, la bouche petite, le
1 Taupier.
– 6 – menton rentrant, les oreilles droites, quatre poils de moustache
jaunes ébouriffés. Sa souquenille de toile grise lui descendait à
peine au bas de l’échine ; son grand gilet rouge, aux poches pro-
fondes, ballottait sur ses cuisses, et ses énormes souliers, tout
jaunes de glèbe, avaient de gros clous qui luisaient sur le devant,
en forme de griffes, jusqu’au haut des épaisses semelles.
Le mauser pouvait avoir cinquante ans ; ses cheveux gri-
sonnaient, de grosses rides sillonnaient son front rougeâtre, et
des sourcils blancs à reflets d’or lui tombaient jusque sur le glo-
be de l’œil.
On le voyait toujours aux champs en train de poser ses at-
trapes, ou bien à la porte de son rucher à mi-côte, dans les
bruyères du Birkenwald, avec son masque de fil de fer, ses gros-
ses moufles de toile et sa grande cuiller tranchante pour déni-
cher le miel des ruches.
À la fin de l’automne, durant un mois, il quittait le village,
son bissac en travers du dos, d’un côté le grand pot à miel, de
l’autre la cire jaune en briques, qu’il allait vendre aux curés des
environs pour faire des cierges.
Tel était le mauser.
Après avoir bien regardé sur la table, il disait :
– Ça, c’est du fromage… ça, ce sont des noisettes.
– Oui, répondait l’oncle ; à votre service.
– Merci ; j’aime mieux fumer une pipe maintenant. Alors il
tirait de sa poche une pipe noire, garnie d’un couvercle de cuivre
à petite chaînette. Il la bourrait avec soin, continuant de regar-
der, puis il entrait dans la cuisine, prenait une braise dans le
creux de sa main calleuse et la plaçait sur le tabac. Je crois en-
– 7 – core le voir, avec sa mine de rat, le nez en l’air, tirer de grosses
bouffées en face de l’âtre pourpre, puis rentrer et s’asseoir dans
l’ombre, au coin du fourneau, les jambes repliées.
En dehors des taupes et des abeilles, du miel et de la cire, le
mauser avait encore une autre occupation grave : il prédisait
l’avenir moyennant le passage des oiseaux, l’abondance des sau-
terelles et des chenilles, et certaines traditions inscrites dans un
gros livre à couvercle de bois, qu’il avait hérité d’une vieille tan-
te de Héming, et qui l’éclairait sur les choses futures.
Mais pour entamer le chapitre de ses prédictions, il lui fal-
lait la présence de son ami Koffel, le menuisier, le tourneur,
l’horloger, le tondeur de chiens, le guérisseur de bêtes, bref, le
plus beau génie d’Anstatt et des environs.
Koffel faisait de tout : il rafistolait la vaisselle fêlée avec du
fil de fer, il étamait les casseroles, il réparait les vieux meubles
détraqués, il remettait l’orgue en bon état quand les flûtes ou les
soufflets étaient dérangés ; l’oncle Jacob avait même dû lui dé-
fendre de redresser les jambes et les bras cassés, car il se sentait
aussi du talent pour la médecine. Le mauser l’admirait beau-
coup et disait quelquefois :
– Quel dommage que Koffel n’ait pas étudié !… quel dom-
mage !
Et toutes les commères du pays le regardaient comme un
être universel.
Mais tout cela ne faisait pas bouillir sa marmite, et le plus
clair de ses ressources était encore d’aller couper de la chou-
croute en automne, son tiroir à rabots sur le dos en forme de
hotte, criant de porte en porte :
– Pas de choux ? pas de choux ?
– 8 –
Voilà pourtant comment les grands esprits sont récompen-
sés.
Koffel, petit, maigre, noir de barbe et de cheveux, le nez ef-
filé, de