L heure du penduliste
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L'heure du penduliste

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L’heure du pendulisteLe penduliste travaillait à son atelier comme chaque jour, bien qu’il ne fût pas débordé par le travail. Les gens s’étaient désintéressés de cet instrument qui avait pourtant autrefois habité chaque demeure. Sa profession se raréfiait. Il ne faisait pas fortune mais étant le seul penduliste établi de la ville, les quelques possesseurs d’horloge lui confiaient immanquablement leur entretien et leur réparation. Certains venaient même des comtés voisins. Il portait pour travailler une paire de chaussures en vernis noir traversées de larges rayures blanches, il chérissait ces chaussures parce que leurs rayures blanches lui rappelaient le défilement des aiguilles sur le cadre. Son appentis était exigu, mais l’endroit n’était pas sinistre. De larges baies vitraient les quatre murs et d’ingénieuses lucarnes jonchaient la toiture, laissant le soleil de mai pénétrer la pièce et l’emplir d’une douce chaleur. Le halo caressant du soleil, la vue sur les plaines à l’Est rendaient l’atelier reposant et serein. Néanmoins, l’étroitesse du lieu lui imposait une rigueur et une organisation qui frôlaient la maniaquerie. Le fouillis et l’encombrement l’insupportaient. Plus qu’une lubie, le désordre l’handicapait, il ne parvenait plus à se concentrer et songeait sans cesse qu’il lui faudrait chercher ses outils dispersés. Il ne concevait pas que l’esprit humain, par paresse, négligeât d’ordonner et de compartimenter les choses et conduisît ainsi les ...

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Publié le 03 septembre 2012
Nombre de lectures 390
Langue Français

Extrait

L’heure du penduliste
Le penduliste travaillait à son atelier comme chaque jour, bien qu’il ne fût pas débordé par le
travail. Les gens s’étaient désintéressés de cet instrument qui avait pourtant autrefois habité
chaque demeure. Sa profession se raréfiait. Il ne faisait pas fortune mais étant le seul
penduliste établi de la ville, les quelques possesseurs d’horloge lui confiaient
immanquablement leur entretien et leur réparation. Certains venaient même des comtés
voisins. Il portait pour travailler une paire de chaussures en vernis noir traversées de larges
rayures blanches, il chérissait ces chaussures parce que leurs rayures blanches lui rappelaient
le défilement des aiguilles sur le cadre.
Son appentis était exigu, mais l’endroit n’était pas sinistre. De larges baies vitraient les quatre
murs et d’ingénieuses lucarnes jonchaient la toiture, laissant le soleil de mai pénétrer la pièce
et l’emplir d’une douce chaleur. Le halo caressant du soleil, la vue sur les plaines à l’Est
rendaient l’atelier reposant et serein. Néanmoins, l’étroitesse du lieu lui imposait une rigueur
et une organisation qui frôlaient la maniaquerie. Le fouillis et l’encombrement
l’insupportaient. Plus qu’une lubie, le désordre l’handicapait, il ne parvenait plus à se
concentrer et songeait sans cesse qu’il lui faudrait chercher ses outils dispersés. Il ne
concevait pas que l’esprit humain, par paresse, négligeât d’ordonner et de compartimenter les
choses et conduisît ainsi les hommes à la confusion et à la dispersion.
Lorsqu’il travaillait, l’horloge était captive et le temps suspendu. Il n’avait qu’à stopper de
ses mains agiles le fragile mécanisme et les aiguilles se figeaient instantanément. Le silence et
l’immobilité l’apaisaient. Il ne se sentait jamais aussi vivant que lorsque le temps semblait
s’être interrompu, pour lui, par lui. Mais en quittant son placide atelier le soir, jeté dans la
foule pressée de la fin de journée, tout perdait sens et il se sentait inexorablement accablé.
Les femmes étaient pour lui tout aussi insaisissables que le temps, elles lui échappaient sans
cesse, s’enfuyaient lorsqu’il croyait enfin les posséder. Elles lui rappelaient toujours qu’il était
impuissant : l’inéluctable se produirait, tout périrait un jour et il ne pourrait pas lutter. Mais
leur vie à elles ? Elle ne dépendait que de sa volonté, elle lui appartenait pour quelques
orgastiques minutes. Il décidait : maitre du temps et de la vie.
Célia habitait Castle Hill, une zone résidentielle bourgeoise du Maine. Agée d’à peine 24 ans
elle avait étudié l’art au Northeast College, établissement cossu dont la réputation n’était plus
à faire. Elle travaillait aujourd’hui dans la galerie d’art de Cape Elizabeth. Elle s’était montrée
si compétente et efficace qu’on lui en avait presque attribué l’entière responsabilité. Célia se
distinguait également par sa beauté, beauté dont elle usait parfois, souvent même. Bon
nombre de prétendants la sollicitaient, mais ça n’avait plus d’importance, elle l’avait
rencontré, lui. Alors qu’elle portait deux tableaux du XVIII ème en restauration à l’atelier du
Byron museum, elle vit venir de la direction contraire un jeune homme d’une beauté tout
aussi insolente que la sienne. Ils se regardèrent, ils s’arrêtèrent. C’était une belle journée
ensoleillée, il lui dit qu’il avait du temps, que quelque fût sa destination il se ferait un plaisir
de l’y accompagner. Elle avait accepté à demi-mots, ravie. Depuis ils s’étaient revus, autant
que leur emploi du temps respectif le permettait. Le week-end, ils se baladaient de Chain of
Pounds jusqu’à Portage Lake. Du soleil de midi jusqu’à son coucher. Jasper était toujours
d’une agréable compagnie.
Jasper était un beau jeune homme, il plaisait, il le savait. D’un naturel sociable, il avait
toujours été entouré, depuis l’école jusqu’à aujourd’hui, les gens l’avaient aimé. Ses amitiés
étaient solides mais de ses aventures sentimentales ne restaient rien que d’agréables souvenirs.
Et cela le contentait pleinement.
Aussi beau et inconstant jeune homme Jasper était-il, il ne pensait véritablement qu’à elle
seule. Le jour, il lui devait ses rêveries, la nuit ses insomnies. Elle avait complètement altéré
sa perception du temps et il maudissait chaque jour passé sans elle. Elle qui était si
douloureusement belle. Elle riait, souvent, pleurait rarement et toujours avec pudeur. Bien loin
des travers hystériques qui avaient animé les quelques névrosées avec lesquelles il lui était
arrivé de sortir. Oui, Célia était une chic fille et il l’aimait. Vraiment.
Le penduliste connaissait intimement ses victimes, elles avaient toutes étaient ses amantes, ses
amies, ses distractions. Il avait rencontré Ellen la semaine précédente à la Moose Celebration.
Sa beauté l’avait saisi, il lui avait dit, elle avait souri.
Ils flirtèrent ensemble dès le jour suivant, il l’invita à diner. Elle était de cette race de femmes
assez communes qui opposent de la résistance aux sollicitations pour se donner de la
contenance. Ainsi, bien qu’au début elle repoussa ses avances par principe, elle céda avec tout
autant de conviction dès qu’ils eurent passé le seuil de sa porte. Elle n’était pas difficile et il
fut déçu, déçu mais assouvi. Ils s’étaient ensuite livrés à tous les usages de circonstances, il la
rappela, l’emmena au cinéma, ils dinèrent, puis repassèrent le seuil de la porte.
Ce soir il allait donc voir Ellen, il l’emmena diner indien pour 21h30. Durant tout le repas,
elle n’avait fait que glousser niaisement à chacune de ses interventions. Elle semblait ne
s’intéresser à rien, elle se montra d’un ennui intarissable. Il anima donc toute l’interminable
soirée la discussion seul, discutant des derniers événements sportifs de la saison, jusqu’à la
nouvelle coiffure de Lauren Bentham, la miss météo locale. Elle ne fit qu’acquiescer ses
dires ; elle, si creuse, si inutile. Elle tenta laborieusement d’orienter la discussion en fin de
diner. Elle conversait de trivialités déconcertantes avec l’assurance d’un philosophe annonçant
une vérité jusqu’alors méconnue. Ce qui la rendait plus absurde encore.
Ellen était une surface qui s’efforçait, vainement, d’imiter la profondeur. Elle était belle, les
traits au repos, la mine insondable. Elle avait la grâce des visages sans expression auxquels on
peut prêter le recueillement et la pudeur de l’intelligence. Mais lorsque ses traits s’animaient,
son visage émanait la niaiserie, ses gestes transpiraient cette vulgarité que revêtent toutes les
choses communes, dépourvues d’âme et de singularité. En parlant elle avait brisé le charme.
Ses grands airs laissaient présager du mystère et de la cogitation, mais ses interventions
révélaient sa futilité. Il réalisa alors qu’il la préférait telle qu’elle était habituellement :
silencieuse. Tout le diner durant, il avait lancé des regards désespérés vers ses chaussures
noires striées de blanc
tic-toc
.
Ils rentrèrent ponctuellement chez lui après le diner. Il était 23h30, comme il l’avait prévu. Ils
burent un verre en ne discutant pas de choses intéressantes puis minuit sonna à son montre.
Enfin, il était l’heure. Il s’enflammait intérieurement, tant à l’idée jubilatoire de son macabre
dessein qu’en ce que sa réalisation le délivrerait enfin de sa pénible compagnie. Il sortit
discrètement un fin foulard de soie de sa poche, se pencha vers Ellen. Celle-ci aperçut le
foulard, dans son affligeante naïveté, elle crut qu’il s’apprêtait à lui offrir et sourit bêtement. Il
lui offrirait bien plus. Il l’embrassa tendrement, caressa ses cheveux, passa le foulard autour
de son cou délicat puis serra. Incrédule et paniquée, elle se débâtit à peine. C’était allé vite, il
était minuit passé de sept minutes, elle gisait sur le sofa, c’était là ce qu’elle faisait le mieux.
Il ne resterait plus qu’à bruler son corps dans une parcelle excentrée de la Forêt Chesterwood,
il serait rentré pour 5h. Dormirai deux heures puis se rendrait à son atelier pour 8h30.
Satisfait.
Avant de partir, le penduliste savoura sa victoire contre le temps. Il redressa Ellen, afin qu’elle
retrouve une posture digne. C’était le souvenir qu’il garderait d’elle, l’image impérissable
qu’il emporterait. Alors il la contemplait admirativement, voulant conserver chaque détail et
pouvoir restituer à chaque instant le tableau de sa beauté sauve et éthérée. Il resta assis, à ses
côtés. Collé a son flanc droit, parcourant des yeux ses formes irréprochables et effleurant du
bout des doigts les traits fins et réguliers de son visage paisible. Il pouvait toujours établir le
même constat : qu’elles étaient belles libérées de l’irrévérencieux souverain qu’est le temps.
C’était plaisant, la grâce débonnaire qui s’installait en elles dès lors que la vie les avait
quittées. Que le spectacle était beau et émouvant, qu’il suffisait à effacer les heures lentes, les
heures d’angoisse muette, les heures de solitude. Il s’allongea près d’elle et reposa quelques
instants sa tête sur sa poitrine, que désormais plus aucun souffle ne viendrait soulever. Tout
était si parfait.
Il ne ressentait jamais de tristesse ou de remords après les avoir tuées. Il ne leur faisait pas de
mal. Il leur épargnait même un triste sort : elles auraient vieilli, leurs cheveux auraient perdu
leur éclat ardent, leur corps sculptural aurait flétri, leur peau ferme et douce se serait fripée.
Puis elles s’en seraient allées, ternies, vieillies et enlaidies. Le temps leur aurait affligé des
maux terribles, il aurait fait affront à leur beauté et elles auraient fané. En les tuant, il ne leur
donnait pas la mort, il offrait l’immortalité à leur beauté. Bien sur elles ne comprenaient pas et
ce soir là il avait lu dans les yeux d’Ellen la même expression, trop déchiffrable expression,
qu’il avait lu ans le regard de chacune d’elles : l’incompréhension.
Jasper invita Célia à diner au luxueux Dougall’s. Elle avait évidemment exulté de joie à cette
invitation, et s’en était réjouie toute la semaine.
Célia rêvait d’amours chastes. La pensée de corps qui se frottent, s’emmêlent et se
chevauchent la laissait irrémédiablement froide. Elle aimait plaire aux hommes : elle
entretenait cette séduction par vanité, parce qu’elle aimait susciter le désir mais dès lors qu’il
s’agissait de le consommer, elle fuyait. Parce que le désir d’un homme est comme l’estime
d’une femme. Les hommes étaient pour elle des êtres sanguins et primaires qui manifestaient
leur affection, leur admiration en la désirant. Etre désirée la rassurait, la flattait mais
n’éveillait en elle aucune excitation semblable. Elle s’y était presque essayée l’année passée
avec Alan, son petit ami de l’époque. Mais le contact de ses mains tremblantes de nervosité
sur son corps indocile, le souffle de sa respiration haletante sur sa peau insurgée l’avaient
répugnaient. Elle s’était finalement dérobée. C’était une certitude, l’amour physique n’était
qu’une mascarade animale, l’expression primitive de sentiments mésestimés. Et depuis, elle
avait définitivement renoncé à ne jamais l’envisager différemment.
Jasper avait attendu ce soir avec une impatience et une excitation irrépressibles. Son être tout
entier était disposé aux choses du corps. Son âme s’embrasait à la pensée du corps de Célia
frémissant sous le sien, découvrant avec lui les premiers émois du plaisir charnel, les
premières jouissances voluptueuses. Il ne pouvait refreiner son désir, et il la désirait plus
ardemment encore qu’elle se refusait à lui. Il en avait pourtant connu des femmes. Combien
de petites conquêtes minables ? Avec combien de femmes s’était-il vautré dans les draps
avilissants du plaisir facile et miséreux ? Nombreux étaient ces petits matins ou il s’était
réveillé, écœuré du corps impudique étendu à ses côtés. Corps qu’il avait pourtant désiré,
caressé, aimé, honoré et déshonoré de toutes les malices qu’offre l’amour. Mais Célia était un
fantasme absolu et triomphant, pas du résidu de désir abject, non, elle était l’incarnation la
plus noble et sulfureuse du désir, malgré elle.
Ils dinèrent à la chandelle, discutèrent, rirent. Tout était simple avec Célia, elle était cultivée et
réfléchie. Ils pouvaient s’entretenir de tout. En sa compagnie pétillante les minutes défilaient,
les heures coulaient sans qu’il s’en rendît compte. Vers 23 h, on poussa les tables inoccupées
ou désertées et des couples se mirent à danser sur des airs de BB King. L’agitation autour
d’eux les tira de leur autarcie amoureuse. Après avoir observé les déhanchements maladroits
et survoltés des danseurs improvisés, Jasper l’invita à danser. Elle accepta avec une excitation
enfantine à peine contenue. Ils dansèrent longuement, tantôt elle maitrisait la cadence, tantôt
elle se confondait à lui et s’abandonner servilement. Cette communion passionnelle laissait
deviner une jouissance plus intense encore. Il se sentait affamé d’elle. Il n’aurait su contenir
plus longtemps le désir contrarié et attisé qui le consumait.
Ereintés de leur danse endiablée, ils ne tardèrent pas à quitter le restaurant. Jasper proposa un
dernier verre à Célia, chez lui. Elle accepta innocemment. Ils marchèrent bras-dessus bras-
dessous à travers la nuit, dans les rues désolées. Ils déambulaient amoureusement, avec la
confiance paisible de ceux qui ont trouvé en l’autre une moitié rassurante. Ils n’en avaient
alors pas pleinement conscience, mais, à cet instant, ils étaient heureux.
Le couple arriva à 1h30 au coquet appartement de Jasper. Ils prirent place sur son sofa. A
peine assis, Jasper ne put se contrôler. Il avait attendu ce moment depuis si longtemps.
Transporté par son incandescente envie, il la regarda et lui dit combien il avait envie d’elle. Il
s’approcha, l’embrassa effrontément en serrant son corps chaud tout contre lui. Elle le
repoussa violemment, se leva telle une furie, indignée d’être l’objet de telles intentions et
s’enfuit hâtivement. Traversant le salon, se jetant dans les escaliers, dévalant les marches
comme si elle eut été poursuivie par son désir obsédé lui-même. Elle courut loin, inconsciente
qu’elle pleurait déjà. Ce n’était pas tant Jasper qu’elle cherchait à fuir, c’était sa dignité
qu’elle cherchait à retrouver. Là quelque part, loin de ses élucubrations obscènes et
méprisable, dans les rues mornes et dépeuplées.
Jasper, demeura immobile, comme paralysé pendant plusieurs minutes. Fut-il possible que
celle qu’il avait désirée avec le plus de sincérité et de ferveur se refusât à jamais à lui accorder
ce que d’insipides créatures lui avaient octroyé sans difficulté ? Il ne pouvait pas l’admettre. Il
était profondément malheureux. Non pas parce qu’elle avait écorché son viril orgueil mais
parce qu’il venait de comprendre que jamais, autant qu’elle l’aimât, elle ne partagerait son
désir. A force de persévérance il aurait peut-être réussi à lui faire consentir à quelque intimité,
mais sans son envie à elle, quelle saveur aurait-ce ? Il devait renoncer à partager ses fantasmes
brulants avec elle un jour. Il se consumerait seul, incompris. Cette pensée finit de l’abattre. Il
glissa doucement vers un sommeil profond et sans rêves. Pour tout oublier de cette fatale
soirée, oublier le chagrin qui le ravageait et son désir meurtri.
Célia regagna son lit, tristement. Elle l’aimait, voulait encore se sentir toute petite au creux de
ses bras, elle en voulait encore des ballades joyeuses, elle voulait encore mêler ses rires au
sien et tromper le temps et la monotonie. Mais se livrer à lui, lui inspirait un sentiment
ineffable qui mêlait le dégoût et la honte. Elle aurait tant voulu que jamais sa frigidité ne
rencontra son avidité. Oh comme elle eut aimé qu’il la comprît. Elle se sentait dévastée, les
sanglots agitaient tout son frêle corps, les larmes déferlaient et lui brulaient les yeux. Elle
resta éveillée toute la nuit, inconsolable, tout aussi incapable de se laisser aller au sommeil
qu’au désir.
A l’enthousiaste espérance de leurs premières rencontres succéda l’amère résignation. Ils ne
reparlèrent jamais de l’incident de leur dernier rendez-vous. C’eut été inutile, leurs attentes
étaient ennemies, c’était tout. A présent, il recueillait avec reconnaissance ce qu’elle lui
donnait, mais n’attendait d’elle plus rien qui puisse faire frémir son âme. Quelque chose était
brisé en lui, alors qu’il était dans la fleur de l’âge, son effervescence puérile était ébranlée.
Leur relation était telle que Célia l’entendait, platonique. Il l’aimait, indéniablement, mais son
amour semblait s’être terni. Affranchi des rêves puissants et colorés, des fantasmes
étourdissants et exaltés, il s’épanouissait là, paisiblement, entre l’amitié et l’envie défendue.
Ce matin là, lorsque Jasper se réveilla, il adressa invariablement sa première pensée à sa
gracieuse Célia. Il s’efforçait durant la journée de ne pas la laisser trop envahir ses pensées,
exercice difficile. Jusqu’au soir ou, à défaut de la voir en raison des horaires contraignants de
la galerie, il lui téléphonerait et échangerait avec elle un tas de banalités réconfortantes.
Lorsque le penduliste rentra chez lui le soir même, il était dépité, comme de coutume. Chaque
soir était porteur de son lot de mélancolie, loin de son cabinet de maitre du temps. Dans son
antre, la nuit s’immisçait sournoisement, elle coulait imperceptiblement le long des murs. Le
salon baignait dans une pénombre oppressante. Assis dans son fauteuil, il fixa longuement la
grande horloge de chêne qui trônait fièrement face à lui, à la recherche d’une vérité qui
semblait se défiler à lui chaque fois qu’il s’en approchait. Les aiguilles trottinaient dans
l’infini, poursuivant leur ronde indifférente. Il contemplait leur récurrent et indolent spectacle.
Observateur désarmé de la fuite du temps mais arbitre de la vie. Bien qu’il eût gardé les yeux
rivés sur les aiguilles, il n’aurait su dire combien de temps il était resté ainsi, amorphe et
pensif dans la sépulcrale obscurité. Après avoir frugalement diné à 21h45, il regagna son lit.
Sa torpeur contemplative l’avait reposé, et son incapacité à aboutir sa réflexion l’avait frustré.
Il était agité et ne trouva pas le sommeil avant 2h09.
Jasper fut brutalement extirpé de son sommeil cette nuit là. Il avait rêvé de Célia, de sa
chevelure flamboyante, de son visage encore insoumis aux épreuves du temps. Tout lui
sembla évident. Il allait le faire, il devait le faire : il fallait qu’elle sache tout ce qu’elle lui
inspirait. Elle l’avait habité, avait hanté ses pensées les plus profondes, elle l’avait torturé
insidieusement. Longtemps. Un large sourire défigurait son visage alors qu’il enfilait déjà ses
chaussures noires rayées de blanc. Il était temps : il irait, il le ferait, il le faudrait. Car il était
toujours l’heure.
FIN
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