Camille Lemonnier
LES DEUX CONSCIENCES
(1902)
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
I .................................................................................................4
II.............................................................................................. 13
III ........................................................................................... 20
IV.............................................................................................29
V 40
VI50
VII ...........................................................................................56
VIII ..........................................................................................63
IX.............................................................................................69
X ..............................................................................................82
XI86
XII .........................................................................................105
XIII........................................................................................ 110
XIV130
XV..........................................................................................140
XVI 157
XVII.......................................................................................164
XVIII ..................................................................................... 173
XIX ........................................................................................ 176
XX..........................................................................................182 À propos de cette édition électronique................................. 194
– 3 – I
Les trois Bergers, sous leur bisquain gras, étaient frustes et
doux. Ils avaient les pieds énormes et, pour marcher,
s’appuyaient à de longs cornouillers noueux. La marne et la
poussière squamaient leurs jambes rousses, sèches comme des
écorces. Ils arrivaient des matins religieux du monde. L’Étoile
leur avait apparu comme ils gardaient les moutons pour le bou-
cher. Elle les avait conduits vers un pauvre bourg de Flandre. Ils
avaient vu dans l’étable, à côté du bœuf, une humble femme qui
tenait un enfant sur ses genoux. Et une voix, venue d’en haut,
leur avait annoncé que c’était la Vierge avec l’enfant Jésus.
Comme ils regagnaient leurs moutons, la voix encore une fois
s’était fait entendre et leur avait dit : « À présent, suivez l’Étoile.
Après mille et mille ans, elle vous mènera à Éden. » Et, ayant
levé la tête, ils l’avaient aperçue comme un grand chardon d’or
dans le ciel. L’aubergiste des Trois-Rois les avait régalés de riz
au lait, et ensuite ils étaient partis. Quand la lassitude les pre-
nait, ils s’asseyaient derrière une haie et ils jouaient de la cor-
nemuse. Le soir, ils dormaient sous le toit d’une bergerie.
L’Étoile aussi s’arrêtait près de la cheminée.
Ainsi marchant, ils avaient vu, dans un autre bourg de
Flandre, crucifier un homme. Le boulanger, le brasseur, le mar-
chand de lin, le maltôtier étaient là, avec toutes les petites gens
des villages. Il était venu des soldats de la ville. Et ils avaient
reconnu au pied de la croix la Vierge avec une autre femme
qu’on appelait la Madeleine. Tous les moutons et tous les bœufs
pleuraient dans la campagne. Les cloches sonnaient dans les
paroisses. « Celui-là, se dirent-ils entre eux, nous l’avons vu,
étant petit, dans l’étable, près de sa mère. Quel mal a-t-il pu
– 4 – faire pour mériter la mort ? » Et le marchand de lin leur dit : « Il
a soutenu les pauvres contre nous, les riches. » Ils n’avaient pas
compris.
Les Bergers allaient par les chemins couverts, sous
l’aubépine et les cerisiers fleuris. Ils allaient le long des petites
bordes, entre les champs d’orge et d’avoine. Le dimanche, dans
les hameaux, on dansait au son du violon en se piffrant de koe-
kebakken et lampant la bière fraîche de mars. Ce jour-là ils se
reposaient, et l’Étoile là-haut fumait une bonne pipe. C’était
comme une journée en paradis. Mais, le lendemain, ils repre-
naient leurs cornouillers noueux. Selon que cela tombait, ils
mangeaient des sauterelles, des navets, de beaux fruits d’or et
des poissons crus. L’Étoile, toujours au bon moment, s’arrêtait
par-dessus un verger, un vivier ou la mer.
Sous leurs os en pointe de clou, leur foi d’anciens hommes
était demeurée farouche et naïve. Ils croyaient voir se lever Dieu
dans le matin. En frappant la terre du plat de leurs paumes, ils
disaient des mots bas qui faisaient sortir les belettes, les héris-
sons et les lapins. Ils causaient avec les moutons, les bœufs et
les fauvettes. Personne ne leur avait dit ce qu’était Éden, et seu-
lement ils savaient que c’était vers Éden que les menait l’Étoile.
Dans leurs grands visages, rongés par le sel et le vent, le point
clair des prunelles toujours regardait du côté de l’Orient. Une
chaleur d’éternité gonflait leur peau à l’endroit où battait leur
cœur. Et ils ne s’étaient plus arrêtés.
Ils avaient vu fuir, le long des petits fossés herbus,
d’étranges créatures mi-hommes, mi-bêtes. Avec des voix
d’accordéon, elles gémissaient d’avoir été des divinités. C’était là
une surprise nouvelle pour les Bergers. Ils se grattaient la nuque
et regardaient rôder en déroute la horde écloppée des nymphes
et des égipans velus comme des bisons. Ils connurent alors que
c’étaient les antiques symboles et les formes périssables du di-
vin qui déménageaient. Ensemble, ils avaient été la joie, la grâce
– 5 – et les règnes. Courbés à présent vers la terre, avec des dodeli-
nements de tête séniles, ils se parlaient d’un Olympe dont même
le maître d’école ne parlait plus.
Un d’eux, avec une vieille barbe, par moments s’asseyait sur
un débris de trône qui plutôt ressemblait à une chaise percée.
Comme il était le plus âgé, il s’interrompait de radoter pour va-
gir comme un enfant. Il fallait alors l’amuser en remuant devant
lui un tonnerre suranné qui éclatait avec un bruit léger de pois
écrasés.
Les Bergers riaient de l’entendre appeler le maître des
Dieux. Rien ne forme l’esprit comme les voyages ; ils
n’ignorèrent bientôt plus la légende qui avait été chantée sur les
lyres. Ils surent que ces anciens locataires d’en haut un matin
avaient été brutalement expulsés, laissant au magasin
d’accessoires la plupart de leurs attributs. Pour gagner leur vie,
maintenant ils devaient danser sur la corde raide d’un arc-en-
ciel décoloré. Ils exhibaient une ménagerie de bêtes rogneuses,
lions, tigres, panthères, pégases pareils aux chevaux de bois des
carrousels sur les foirails, les jours de liesse. Ils montraient aus-
si fièrement un aigle qui n’avait pu survivre à sa déchéance et
que l’épouse du maître des dieux avait fait empailler. Dans les
bourgs, les rustres les prenaient pour des bateleurs à cause de
leurs nudités d’un rose déteint et plissé comme des maillots. Les
vaches par-dessus les haies, quand ils passaient, meuglaient, la
corne oblique, et les chiens tiraient sur leur chaîne. Quelquefois,
de froid, de faim, il mourait une petite karite ou une muse au
bord d’une mare.
Or, il était venu d’Orient de sombres dieux livides. C’étaient,
ceux-là, les dieux de la fièvre, des vertiges et de la mort :
l’Adonaï de Syrie, farouche et pleureur ; Sabas qui, en Phrygie,
s’était appelé Sabaoth, roi des Sept Ciels. Et Bacchus, à lui seul,
fut Attis, Adonaï et Sabas. Gras, efféminé, lubrique comme
l’âne, sa monture, il déchaînait les démences, l’amour et les
– 6 – larmes. Le sang de la terre aux vendanges coulait, enflammait
de fureurs les femmes et les hommes. La douleur, la soif ivre de
souffrir après l’immense joie sereine d’Ionie ameutait les aman-
tes sanglantes autour de la passion de Zagreus, du Jésus d’Asie,
au sexe transpercé et lamenté par les saintes femmes. La lyre
était morte, la flûte aigre et saccadée rythmait les rites funèbres,
le râle ardent des corybantes, les cris gutturaux des psylles, des
jongleurs, des pythonisses et des courtisanes. En écoutant hur-
ler l’orgie sacrée, les vieux petits dieux harmoniques d’autrefois
se jetaient la face contre terre. Les trois Bergers riaient et par
jeu leur tiraient ce qui leur restait de barbe.
Wildman en était là de ses écritures. Depuis un mois, à tra-
vers la ponctualité d’un labeur quotidien, il travaillait à son
nouveau livre. Et il l’avait appelé : Épiphanie. C’était là une pa-
rabole comme toutes ses dernières œuvres ; elle déroulait la
courbe d’une humanité qui, partie des confuses et mortelles
théodicées, aboutissait à la joie, à l’amour, à la beauté. Les Ber-
gers, hommes de simple foi, pèlerinaient à travers les âges. Ils
symbolisaient la caravane humaine en marche pour mériter les
destinées heureuses. Après des laps millénaires, l’Étoile les me-
nait au seuil des réalisations. Éden s’ouvrait, et l’homme qui
avait fait les dieux à son tour s’attestait divin et accompli.
Wildman ainsi exprimait que la souffrance n’est qu’une des
formes en décours de la graduelle élaboration des âmes : toute
la vie, par la connaissance de soi et du monde, est dévolue au
définitif bonheur. Le thème, avec ampleur, ondulait entre ses
tempes. Il avait rêvé d’en faire une page touffue et vivante. Son
art, d’une couleur sensuelle, violente et riche, évoquait Breughel
et Jordaens. C’étaient les maîtres savoureux en qui naturelle-
ment se prolongeaient ses fibres flamandes. Il semblait s’en être
assimilé la bonhomie narquoise et la truculence. Le tranquille et
somptueux émail de cette peinture équivalait pour lui à un bou-
quet de sensations fécondes et toniques. Wildman se spécialisait
– 7 – par une tendance à penser optiquement : sa modalité cérébrale
s’exprimait en mosaïques verbales, rutilantes et fleuries comme
l’art des peintres.
Ce matin-là, comme tous les autres de l’hiver, il s’était levé à
la lampe pendant que Bethannie, sa femme, dormait enco