Il aurait dû
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Il aurait dû I l sait que les rêves prennent parfois la forme et l’odeur de la réalité, mais qu’ils n’en portent jamais le poids. Ça fait une heure qu’il l’attend. C’est la seule à n’être pas venue lui dire adieu. Dans un moment de clarté, il demande aux infirmières de le prévenir quand elle sera arrivée. Il prend le temps de coiffer sa toque devant son miroir de poche, peut-être dans une dernière tentative de corriger son rôle de mauvais mari et de mauvais père à travers ce geste à priori minutieux, mais qui s’avère aussi maladroit que tous les autres. Il y a des moments où il est dans le présent. D’autres fois, il redevient enfant. D’autres fois encore, c’est demain. « Il n’est plus là », disent-ils sans arrêt en pensant qu’il ne l’entend pas. Ils ne font même plus l’effort de chuchoter devant lui. Elle parle sans doute de lui comme d’un pauvre con, mais il ne peut pas lui en vouloir. Puis il ne s’en soucie pas vraiment. À ce moment-là, il se soucie plutôt de la couleur des murs blancs, bien trop blancs, qui lui rappellent l’uniforme des infirmières, qu’il ne peut d’ailleurs plus supporter car elles parlent trop fort. On lui apporte un plat de poisson avec des pommes de terre et un peu de légumes. Il n’a pas faim. Il n’aime plus manger. C’est du moins ce qu’il aurait pensé s’il avait un jour ne serait-ce que goûté à ce sentiment, celui d’aimer, mais il n’en était pas certain. La nouvelle de son trépas agirait comme une balle rebondissant contre un mur en béton.

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Publié le 17 mai 2017
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Langue Français

Extrait

Il aurait dû
I l sait que les rêves prennent parfois la forme et l’odeur de la réalité, mais qu’ils n’en portent jamais le poids. Ça fait une heure qu’il l’attend. C’est la seule à n’être pas venue lui dire adieu. Dans un moment de clarté, il demande aux infirmières de le prévenir quand elle sera arrivée. Il prend le temps de coiffer sa toque devant son miroir de poche, peut-être dans une dernière tentative de corriger son rôle de mauvais mari et de mauvais père à travers ce geste à priori minutieux, mais qui s’avère aussi maladroit que tous les autres. Il y a des moments où il est dans le présent. D’autres fois, il redevient enfant. D’autres fois encore, c’est demain. « Il n’est plus là », disent-ils sans arrêt en pensant qu’il ne l’entend pas. Ils ne font même plus l’effort de chuchoter devant lui. Elle parle sans doute de lui comme d’un pauvre con, mais il ne peut pas lui en vouloir. Puis il ne s’en soucie pas vraiment. À ce moment-là, il se soucie plutôt de la couleur des murs blancs, bien trop blancs, qui lui rappellent l’uniforme des infirmières, qu’il ne peut d’ailleurs plus supporter car elles parlent trop fort.On lui apporte un plat de poisson avec des pommes de terre et un peu de légumes. Il n’a pas faim. Il n’aime plus manger. C’est du moins ce qu’il aurait pensé s’il avait un jour ne serait-ce que goûté à ce sentiment, celui d’aimer, mais il n’en était pas certain. La nouvelle de son trépas agirait comme une balle rebondissant contre un mur en béton. Ce serait comme le départ d'un ennemi ou d'un inconnu.Ç'avait été difficile. Une déchirure de chaque seconde. Il était conscient déjà, lorsqu’il perdit son père à un âge trop jeune pour être pris au sérieux, que l'amour était plus puissant que tout, que c’était le plus risqué des jeux. L’idée qu'un jour une vie soit affectée par son départ le terrifiait plus que celui-ci. Il ne suffisait que d’une seule personne. Et ça, il ne pouvait le supporter. Alors il avait décidé de devenir haïssable. Un type abject. Il attrape son carnet et son stylo noir de la table de chevet et grave le chemin où çal’a mené en pointillés comme on trace le chemin d’une carte aux trésors. Il reste bloqué sur chaque intersection de sa vie et les délimite d’une croix. Cette aventure finit par l’étourdir et ses yeux s’en retrouvent si surmenés que d’un coup, c’est le noir complet. « Elle est là.  Qui ? Je ne vois plus rien.
 C’est moi. » Il reconnaîtrait sa voix parmi mille autres. Elle est forte, mais a conservé la douceur d’une naïveté presque adolescente. Elle lui demande comment il va. « Ca va pas. Je hais ces murs. On dirait un hôpital.  Tu disais que tu ne voyais plus rien.  Oui, mais je sais qu’ils sont là.
 Je sais, pour ton cœur.  Il va bientôt s’arrêter.  Je sais.
 Mais si tu savais comme je m’en fous...
Dis pasça.
Pourquoi pas ?  Parce que même si t’es qu’un pauvre con, il y a des gens qui ne veulent pas que tu meure.  Ah ouais ? Qui ca ? »
Elle ne répond pas. Elle est peut-être partie. Il aurait dû lui dire qu’il croit l’aimer, qu’il croit l’avoir toujours aimé, depuis le début, depuis qu’ils n’étaient que des imbéciles d’étudiants comme on n’en fait plus, depuis qu’elle en avait choisi un autre, et depuis qu’il avait épousé l’une de ses soumises pour oublier ce regard en biais qui en disait plus que n’importe lesquelles de ses paroles l’auraient fait. Il aurait dû lui dire qu’elle était belle, etça même quand elle ne l’était pas. Qu’il l’aimerait probablement encore après sa mort, si c’était possible. Et qu’il aimerait bien que ce soit possible. Il empoigne son stylo. Il voudrait lui écrire sur une page de son carnet qu’il déchirerait et qu’il plierait soigneusement pour le lui offrir, comme il avait observé ses camarades le faire à l’école primaire, car les mots « je crois que je t’aime » sont trop gros pour être prononcés pour la première fois à soixante-dix-neuf ans. Mais il ne le fait pas. Un baiser se pose sur son front, aussi délicatement que la première abeille de la saison d’été se pose sur la toute première fleur de son choix. Il ignore si c’est l’infirmière qui est devenue timbrée, ou si c’est en fait elle qui est restée tout ce temps-là, à le regarder penser.
Dans un souffle, il s’enivre de la chaleur du baiser qui s’étend du milieu des plissures de son front marqué par les tâches brunes de la vieillesse, pour envelopper son corps dans un cocon de soiequi transcende le temps et la distance.Dedans, il n’y a qu’elle et lui. Il songe alors que son départ, et pour cela son existence même, ne peut être réelle que si elle en traverse une autre. À vouloir l’empêcher de l’aimer, il s’est éteint bien avant l’heure. Cette fois, elle le dit. « Je pars. » Et elle part aussitôt, de ses pas si taciturnes qu’il ne distingue qu’un faible cliquetis résonner sur le sol en plastique du couloir sans borne de la maison de retraite. L’infirmière entre, triture son drap et prend sa tension tout en poursuivant sa conversation avec l’une des autres qui se tient toujours un peu plus loin. Chaque soir, il se demande pourquoi elle n’ose pas s’approcher.Elles se mettent à rire à gorge plus déployée encore que si on leur avait chatouillé le plan des pieds. Ilplonge alors la main dans le plat posé sur sa table de litet se saisit du poisson entier, avant de le lancer vers elles avec une fureur irrépressible que personne, pas même elle, la seule esquisse de tendresse qui l’ait touché de si près, n’aurait pu maîtriser. Il réalise vite qu’il a visé le mur d’en face. Les rires s’arrêtent aussitôt. Elles partent, puis reviennent l’enguirlander. Combien de fois avaient-elles répété qu’il ne fallait pas lancer sa nourriture sur les gens ?Hein ?Mais il n’écoute pas. Il n’écoute plus. Il est bien trop tard pour éduquer un vieux fou. Il est dix heures du soir etça fait une heure qu’il l’attend. L’odeur abondante des restes du poisson dépecé, qui avait menacé de trouer l’étoffe des pans de sa nuisette, s’étouffe peu à peu dans l’obscurité. Il est six heures du matin etça fait une heure qu’il l’attend. « Quand elle arrivera, elle devrait leur dire de repeindre les murs », songe-t-il enfin.
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