Molière et Racine : un théâtre d anatomie ? - article ; n°1 ; vol.55, pg 347-362
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Description

Cahiers de l'Association internationale des études francaises - Année 2003 - Volume 55 - Numéro 1 - Pages 347-362
16 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 2003
Nombre de lectures 38
Langue Français

Extrait

Patrick DANDREY
Molière et Racine : un théâtre d'anatomie ?
In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 2003, N°55. pp. 347-362.
Citer ce document / Cite this document :
DANDREY Patrick. Molière et Racine : un théâtre d'anatomie ?. In: Cahiers de l'Association internationale des études
francaises, 2003, N°55. pp. 347-362.
doi : 10.3406/caief.2003.1504
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_2003_num_55_1_1504MOLIERE ET RACINE :
UN THÉÂTRE D'ANATOMIE ?
Communication de M. Patrick DANDREY
(Université de Paris-Sarbonne)
au LIVe Congrès de l'Association, le 9 juillet 2002
Dans les deux décennies zénithales du classicisme
français, entre 1660 et 1680, entre l'éclat des Précieuses ridi
cules et le silence d'après Phèdre, un monde passe, un
autre lui succède. Peu d'époques auront en si peu de
temps changé si profondément les rapports de l'homme
avec lui-même, par la médiation de l'image agissante que
lui en renvoie la poésie. Une poésie qui n'est pas nécessa
irement alors assignée au vers, celui de La Fontaine
excepté ; une poésie qui anime et baigne aussi bien l'él
oquence cadencée de Bossuet et les fulgurations fragment
ées de Pascal, le laconisme incisif de La Rochefoucauld,
les emportements tempétueux de Molière et les fureurs
ténébreuses de Racine, la dérision lassée de La Bruyère, la
passion foudroyée de la Princesse de Clèves ou les confi
dences torturées de la Religieuse portugaise, et encore les
badinages trompeurs, sourires mouillés de larmes, de la
marquise de Sévigné. Tous eurent en commun d'être
poètes de l'intime : rigoureux comme des médecins, dont
la spécialité serait la pathologie des âmes, et fins comme
des confesseurs, habiles à accoucher les esprits. Ils forgè
rent à l'usage de cette inquisition une langue qui n'avait
pas tout à fait perdu la rudesse un peu âpre des débuts du
siècle, lesquels avaient été baroques et guerriers. Mais, 348 PATRICK DANDREY
l'héroïsme s'intériorisant en lutte stoïque contre la déses
pérance, et le goût de l'insolite se concentrant sur les baro-
quismes de l'intention pour éclairer les fantaisies de l'ac
tion, ces poètes nouveaux travaillèrent l'outil que leur
avaient légué les orateurs et les héros du règne précédent,
pour lui donner plus de tranchant de lame et de souplesse
de manche, en un mot, plus d'acuité. De l'épée, obéissant
à la suggestion du grand Burton dont V Anatomie de la
mélancolie surplombe le premier demi-siècle, ils firent un
scalpel. L'outil avait du bon. Encore fallait-il un théâtre
pour cette anatomie du corps souffrant et de l'âme en
peine. Comme par pente de langage, le théâtre, celui où
l'on joue la comédie, s'offrit pour théâtre d'anatomie,
celui où l'on autopsie quand le rideau est tombé sur
l'autre comédie, celle de la vie.
À bien y réfléchir, il y a quelque paradoxe à penser que
le genre dramatique se trouve être celui qui a poussé au
plus profond de ses replis, exprimé dans le plus ferme
langage, des intuitions que le roman galant avait aupara
vant approchées et esquissées, que l'écriture morale était
en passe de formuler si fermement et finement, et que la
poésie lyrique, étonnamment absente du concert, aurait si
naturellement modulées. Et ce paradoxe dit tout : le
propre du théâtre, c'est de mettre en scène des corps dans
un espace. Plus qu'un autre, ou plutôt seul de tous, le
genre dramatique pouvait donner matière et visibilité à
l'inaccessible, à l'impalpable, à la zone interdite de l'i
ntime, en produisant deux métaphores concrètes de l'invi
sible : le corps ostensible du comédien et le mystère impé
nétrable des coulisses, microcosme et macrocosme du
secret. L'un et l'autre font médiation entre le poème et le
spectateur, et métaphore de la révélation morale que le
poème murmure au spectateur. Il fallait sans doute cet
intermédiaire pour dire ce que l'on ne savait encore ni ci
rconscrire, ni exprimer — et le sait-on mieux aujourd'hui,
quand on doit passer par la fable la plus ancienne, celle
d'Œdipe, pour donner quelque consistance à une hypo
thèse qui cherche à ouvrir la porte du mystère humain MOLIÈRE ET RACINE 349
avec la clef des songes et s'exprime par un vocable négatif
dont la signification se résume à celui d'un envers des
apparences, d'un revers de l'évidence : Yunbeivusst, l'i
nconscient, cette coulisse de notre comédie privée ?
Contemporain de Descartes, le XVIIe siècle saisit volont
iers l'homme et le monde à travers la métaphore de la
machinerie : mécanique dérisoire pour Molière, machinat
ion infernale pour Racine, voilà leur intuition des secrets
de l'intime. Leur anthropologie tient en deux mots qui
définissent aussi leur poétique : le caractère et la passion.
On hésite un peu aujourd'hui, parce que cela sonne trop
« scolaire », à dire que Molière a inventé la comédie de
caractère et que Racine a dévoué toute la tragédie aux
passions (1). Comme l'on a tort d'hésiter! Le caractère est
incision d'un signe sur la tablette de cire par le stylet ; la
passion est mouvement du corps et de l'âme mêlés,
« terme de physique », dit le dictionnaire de Furetière,
agitation d'une âme dont la clef est une chorégraphie de
désirs et de peines, tensions et répulsions. Rien ne dit
mieux que ces deux mots, vieux et neufs, imagés et
abstraits, l'état intermédiaire où a prospéré le théâtre cla
ssique, entre l'anthropologie volontiers magique et
ésotérique de l'Humanisme renaissant et la psychologie
mystérieuse des futures générations de l'âge de la sensi
bilité et du Romantisme. Une horlogerie dont le secret
tient dans l'agencement des rouages, et le principe dans la
tare exacte d'un balancier tempérant la tension des
ressorts — voilà l'image de l'homme intérieur que se fait
le siècle de Descartes, entre caractères et passions. Rien là,
pour autant, de roide ou de simplificateur, encore moins
de mécanique. Le mystère, la suggestion, l'intuition, sont
au contraire facilités, éperonnés par cet allégement, par
cette image de l'homme comme harmonie ou détraque
ment de sphères et d'engrenages : Molière, Racine, Mari-
(1) Rappelons les travaux de Louis Van Delft, sur le moraliste classique, sur
La Bruyère, sur l'anthropologie et la littérature au xvip siècle, et notamment
la première partie de Littérature et anthropologie. Nature humaine et caractère à
l'âge classique, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 1993. 350 PATRICK DANDREY
vaux bientôt, ont le scalpel léger, attentif aux frémisse
ments des nerfs, aux nuances de la fragile mécanique. Ils
frôlent, cisèlent, auscultent jusqu'à l'extrême minutie, tout
en sachant délinéer le réflexe, la silhouette, le trait mar
quant. Il y a là un mystère, mais il est dans l'origine et la
généalogie de ce regard clinique si pénétrant, de ce regard
technique si charnel en même temps.
Une telle généalogie, si l'on avait le projet de la dessi
ner, devrait tenir compte du rôle joué par le corps sur la
scène de l'analyse, tenir compte de ce détour par le corps
montré, scruté, ouvert, dépecé, comme si l'on avait alors
cherché le secret de l'âme au profond des viscères. Car ce
siècle fut aussi celui de Burton. Au modèle horloger, bien
connu, il faudra donc ajouter la métaphore anatomique,
plus discrète, mais aussi éclairante. Et ce que l'on voud
rait montrer ici par l'exemple, c'est justement que l'or
igine et la généalogie de ce mystère, le secret de ce secret,
tiennent dans ce modèle d'une anatomie de l'âme prenant
pour image celle du cadavre ; ce que l'on tentera de com
prendre, ce sont les conditions de cette spéléologie des
passions, de cette physiologie des sentiments, de cette
pathologie

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