Parler, marcher, se taire - article ; n°1 ; vol.49, pg 389-407
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Description

Cahiers de l'Association internationale des études francaises - Année 1997 - Volume 49 - Numéro 1 - Pages 389-407
19 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 1997
Nombre de lectures 29
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Extrait

Philippe Grosos
Parler, marcher, se taire
In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1997, N°49. pp. 389-407.
Citer ce document / Cite this document :
Grosos Philippe. Parler, marcher, se taire. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1997, N°49. pp.
389-407.
doi : 10.3406/caief.1997.1294
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1997_num_49_1_1294MARCHER SE TAIRE PARLER
Communication de M. Philippe GROSOS
(Charleville-Mézières)
au XLVIIP Congrès de l'Association, le 18 juillet 1996
Pour Henri Maldiney
Aux bavardages comme aux douleurs, aux conflits, aux
embrouillaminis de la parole, Péguy a toujours préféré
l'inquiète patience dont témoigne le silence. Contre le
bavardage, et dans la difficulté qu'il y a, écrivant, pensant,
parlant, à trouver le mot juste, le mot en sa justesse même,
la rigueur du travail ne peut se conjuguer qu'à une inté
riorité patiemment inquiète. C'est pourquoi, comme
l'écrit Péguy au final de sa Note sur M. Bergson, « le plus
honnête homme n'est pas celui qui entre dans des règles
apparentes. C'est celui qui reste à sa place, travaille,
souffre, se tait » (1). Toutefois son silence ne peut être
compris sur le mode de l'abattement énervé. Ainsi l'ex
igence, travaillant, souffrant, se taisant, d'avoir à « rester à
sa place » n'a rien de l'immobilité du dépressif, de la
réclusion sur soi de celui qui ne sait plus parler, de la
dévastation, littéralement de l'enfermement, que pro
voque le mutisme. Rester à sa place, c'est s'enraciner,
retrouver ses racines, la profondeur de la terre sous l'hor
izon du ciel — et simplement cela, le dire. Or pour rester à
sa place, et, se taisant, entendre ce qu'il aura eu à dire, il
aura paradoxalement fallu à Péguy se lever et marcher.
(1) Note sur M. Bergson et la philosophie bergsomenne, O.C., Pléiade, III, 1277. 390 PHILIPPE GROSOS
Marcher, avancer par le surmontement de la chute
qu'est l'avancée du pas, est ce qu'il aura fallu à Péguy
pour ne point, restant à sa place, transformer le silence en
désastreuse réclusion. Et en effet, pour lui qui sut à qua
rante ans que l'on n'est jamais heureux, combien furent
grandes et répétées les tentations de désespérance, en le
squelles le silence est non pas promesse d'une parole par
lante, mais abandon, perte de ce qui me permet, parlant,
de m'ouvrir au monde, de m'ouvrir le monde. Combien
de silences ne sont que renoncement, « tranquillité
basse », visant à « acheter la paix en livrant le bouc, payer
de quelque livraison, de quelque trahison, de quelque
bassesse une tranquillité précaire » (2). Péguy, comme lui-
même le confie dans un Cahier de 1909, A nos amis, à nos
abonnés, connut également l'usure des batailles ; ce qui le
fit alors rêver d'un isolement, d'une réclusion aussi silen
cieuse que studieuse. « Ceux de nos amis qui m'ont assis
té dans cette crise, écrit-il, savent que mon idée secrète,
que ma tentation était la tentation d'un silence absolu.
Entrer enfin dans une retraite totale. Nous sommes satu
rés, nous sommes excédés de cette activité. Pouvoir se
taire. Et pouvoir travailler ». Puis plus loin : « Ce n'était
pas seulement la tentation du travail. C'était aussi, c'était
peut-être autant, il faut l'avouer, une tentation, une réalité
de lassitude. Un grand épuisement de force et de santé,
peut-être. Mais surtout un grand épuisement d'espérance,
de la force première de toutes, la plus forte de toutes,
peut-être la seule forte, de la force de l'espérance » (3).
Ce qui le sauve alors de la désespérance est certes le
retour de l'espérance. Toutefois, de même que celle-ci se
manifeste toujours de quelque façon, prenant ici le visage
de la rencontre amicale ou amoureuse, là le bonheur de
l'écriture, le renouveau d'une situation, de même est-elle
à la fois appelée et traduite par la tonicité de la marche,
par l'ouverture qu'est l'avancée silencieuse de la
(2) Notre jeunesse, O.C , III, 51
(3) À nos amis, à nos abonnés, O.C, II, 1276 et 1278-9. PARLER MARCHER SE TAIRE 391
comme si chaque pas était une progression vers le lieu de
dénouement de la parole. Ainsi, silence, marche et libéra
tion sont-elles des réalités conjointes de la psychologie de
Péguy. Éprouve-t-il quelques tracas familiaux ou profes
sionnels, c'est avec bonheur qu'il voit arriver sa période
d'exercice militaire, laquelle est alors bonheur, plus que
de l'ordre et de l'obéissance, des longues marches sur les
routes de France. Éprouve-t-il quelques difficultés avec la
hiérarchie ecclésiastique, la marche, comme pour le final
de la Note conjointe sur M. Descartes, se fait alors démonstr
ative. Venez, monsieur le curé, semble dire Péguy, mar
chons et la marche elle-même vous fera comprendre la
différence qui, pour trouver votre chemin, sépare la borne
kilométrique ou le poteau indicateur, l'index quoi !, de la
« vieille croix de bois qui se dresse à l'angle des routes,
rongée de mousse, rongée de vétusté » (4). Souhaite-t-il
renouer les fils trop distendus de quelque amitié menacée,
et il invite alors l'ami, tantôt Benda, comme dans la Note
conjointe, tantôt Halévy, comme dans Victor-Marie, comte
Hugo, à marcher à ses côtés. Viens l'ami, marchons, la
marche est charnellement explicative, silencieusement
amicale.
Que l'amour de la marche relève bien d'un trait de
caractère de Péguy est un fait dont son existence comme
ses écrits témoignent. Toutefois, n'y va-t-il là que d'une
singularité exclusivement psychologique ? En faisant de
la marche un lieu tonique de surmontement des conflits
comme un lieu d'acquisition de l'espérance, Péguy ne
dévoile-t-il pas ici une dimension anthropologique, et
plus encore existentielle de l'homme, autour de laquelle
se noue et se dénoue un rapport aussi silencieux que fon
damental à la parole ? Péguy n'aurait-il pas mis en évi
dence une des dimensions les plus fondamentales de
l'existence humaine : le fait précisément que ex-istant, elle
tient et maintient son être-là de l'avancée, de la traversée
qu'elle a à accomplir et à faire sienne ?
(4) Note conjointe, O.C., III, 1475. 392 PHILIPPE GROSOS
II convient certes, afin de prendre la mesure de cette
interrogation, et en elle de ce que signifie, pour tout
homme, le fait de (pouvoir) marcher, de se remémorer ce
que Péguy nous dit de ses marches militaires, comme de
ses amicales promenades qu'il aimait tant. Mais il
convient tout d'abord de comprendre ce qui, dans l'avan
cée du pas, s'éprouve et se joue de notre rapport au
monde comme à l'existence.
*
*
Marcher, avant toute pratique de l'effort physique,
avant toute libération de la parole, c'est avoir à faire
l'épreuve — se tenant droit — de l'avancée, de la traver
sée et ainsi de l'occupation d'un espace, de l'espace, par le
déhanchement, le déséquilibre surmonté qui consiste à
mettre un pas en avant de l'autre, d'être, comme l'écrit le
poète André du Bouchet, ici en deux (5). Étant ici, l'hom
me est dans sa marche toujours en avant de lui-même,
rendant alors, selon le vœu même de Péguy, tout raidiss
ement impossible. La marche est en ce sens, comme l'a vu
Ludwig Binswanger, une des expressions métaphoriques
les plus fondamentales de ce que signifie, pour l'homme,
exister. C'est pourquoi, dans une étude consacrée au dra
maturge Henrik Ibsen, le fondateur de la psychiatrie phé
noménologique note que l'homme découvre son existence
au monde, lui qui est jeté là « sans y être pour rien », « au
sens d'un voyage pas à pas en direction de l'avenir, de la
réalisation d'une traversée ou expérience [Er-Fahrung] »
(6). Commentant ces propos, le philosophe Henri Maldi-
ney souligne quant à lui que « s'ouvrir à l'étendue en
marchant en elle et la laisser s'étendre ne font qu'un. Il
(5) A. du Bouchet, Ici en deux. Pans, Mercure d

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