Écrite comme une suite de " L'inspecteur Henry et le dernier câble ", " Le poste-homme n'attend pas " est une brève nouvelle qui révèle encore une fois la plume talentueuse de son auteur.
On pouvait toujours rêver. Parce que vu dun œil extérieur, lui et ses deux acolytes navaient lair que de troisgeeks post-adolescentsattardés (un pléonasme?) aux lunettes toutes embuées de leurs yeux rougis par les nuits passées devant lécran à se corner les mains à force de masturbations frénétiques et pluri-quotidiennes. Dans le fourbi de leur matos, les trois petits génies accumulaient les plans sur la moquette – pardon comète – au moins autant que la poussière dans les coins. Si, question électronique et consort, ils sen sortait bien, dun point de vue des arts ménagers, cétait pas trop ça. Bien entendu, comme souvent chez les ex-ados en mal dintimité, il y avait un panneau du style «entrée interdite» accroché sur la porte de lappartement. Evidemment, lhypothétique maman ne venait jamais nettoyer les recoins qui pourtant en avaient bien besoin.
Pourtant, tout ce fatras avait un ordre. Bien sûr pas de ces ordres rangés comme dans la tête des bonnes gens, non, mais un ordre quand même. Un ordre rangé comme leurs fils électriques emberlificotés, un ordre rangé comme leurs pensées parasites. Bref, ils sy retrouvaient bien. Prenez par exemple le bureau de Morty – Morty pour Mortimer, le nom que Mickey (la souris) avait failli avoir –. Et bien, le bureau de Morty ressemblaitde loina une table datelier classique, mais de près cétait une autre paire de manches. Morty, cétait le spécialiste des IHM et de la robotique. Tout un programme. Comme cétait le plus normal des trois, cest son cerveau quon avait scanné pour le Grand Œuvre. Je vous épargne les détails, on en reparlera plus tard. Lui, donc, sétait spécialisé dans tout ce qui était IHM (soit Interface Homme Machine). En gros, leur bébé, sil paraissait bien fait, cétait dabord grâce à lui. Il fallait que les mouvements ressemblent à des mouvements naturels, que le corps se déplace de manière souple et aussi que quand il serrait une poigne, surtout il ne fallait pas que sa main broie celle de son interlocuteur. Très important ça. Donc, toutes ces choses, et bien plus encore, cétait lui, Morty, qui les réglait avec ses petits bidouillages maison. En ce moment même, il travaillait toujours sur les bras. Très dur les bras.
Vous me direz que voilà une belle brochette de génies. Et bien oui Mais pas seulement. Cest vrai que ce quils développaient était à la pointe de la technologie, pas moins, mais ils étaient avant tout très malhonnêtes. Et tout ça ne germait pasex nihilo deleurs cerveaux démiurges.
Non, ils le volaient. Faut dire quils avaient leur petit réseau de contacts (quils payaient grassement) et puis aussi, ils pirataient tout ce quils pouvaient. Tenez, leur dernier arrivage dinfos fraîches concernait justement les interfaces cérébrales robotiques (tout un programme) Ah, il ne faut jamais se fier aux réseauxwifides ouverts congrès internationaux, surtout si lon est un chercheur mondialement reconnu qui vient présenter ses derniers résultats révolutionnaires. Morty avait passé les semaines précédentes à décrypter et intégrer les données copiées sur le disque du chercheur concerné. Avec ça, pour sûr, ils allaient parachever leur Œuvre.
Bref, il était tout à son travail quand il constata quil lui manquait quelques pièces, notamment deux petits moteursbrushlessremplacement de ceux qui avaient grillés. Il prit la somme en nécessaire dans la caisse commune et sengagea vers la sortie. Mathieu, le voyant partir, lui demanda où il allait. Ce à quoi Morty répondit que ça ne le regardait pas, mais bon tout de même, il allait chez BigBill. «Hmm» fit Mathieu. Et il sen retourna à son code. Lorsque la porte claqua, la petite musique pianotée de Mathieu sarrêta. Il se retourna alors vers le troisième comparse, qui faisait un peu de soudure dans son coin. - Hey, Michel! fit-il à son intention. Lautre souleva alors son casque de soudure, laissant entrevoir un regard torve. - Quest-ce quil ya? marmonna-t-il à ladresse de MathieuCelui-ci eut un haut le cœur et hésita à enchaîner. - Tu trouves pas que Morty a un comportement bizarre ces temps-ci? Lautre renifla un bon coup et contempla son travail, puis il répondit à Mathieu, sans se retourner. - Bah, cest normal ça, depuis quil a récupéré ses infos sur les interfaces cérébrales machin-là, il est pressé den finir avec cette partie pour passe à la suite Les choses sérieuses, quoi! - Mouais, il serait pas en train dessayer de nous doubler, plutôt? Jle trouve de plus en plus secret Jvais aller voir ce quil fait.. - Tes parano, mon vieux. Occupe-toi plutôt de ton taf, tas du retard! Et sans plus un regard pour Mathieu, Michel remit son casque et poursuivit son travail. Lautre le regarda un instant, puis fit mine de reprendre son activité. Pourtant dans sa tête, la petite musique avait changé. Le son était devenu plus lourd, plus pesant.
Michel, donc, était le dernier membre de la tribu, qui à trois formait les 3M, groupuscule méconnu mais ambitieux. Du groupe, Michel était celui qui était le plus porté sur lIA, lintelligence artificielle. Les sciences cognitives, cétait son truc Et son fantasme. En fait, la soudure, cétait juste du menu fretin quil préparait pour Morty. Il achevait de monter les circuits imprimés que ce dernier lui avait fourni pour le cerveau électronique du bébé. Mais pendant tout le temps quil sadonnait à cette tâche manuelle, son esprit bouillonnait. Dans sa tête, il visualisait l architecture des pensées en devenir de leur enfant. Le cœur du projet cétait lui. Pour résumer, lui, il spécifiait ce quil fallait mettre dans la machine; Mathieu codait les données et Morty fabriquait la machine elle-même. Une belle mécanique. Ceci dit, avec le temps, la mécanique commençait à rouiller. Plus le projet avançait et plus les uns et les autres commençaient à devenir méfiants et à se suspecter. Pas question de se faire doubler au dernier moment. Faut dire que la mort de Julie, lune de leurs plus efficaces pourvoyeuses de data, leur avait mis un coup. Ah quelle galère, pensa-t-il, mais le post-homme valait bien des sacrifices. La petite Julie savait ce quelle risquait en volant des secrets pareils. Elle est morte en martyre, pionnière de la post-humanité.
Cest Michel qui lavait contactée. Cest aussi lui qui avait monté toute lopération et recruté les deux fous furieux de lélectronique, là. Et enfin cest lui qui avançait largent, tant pour lespionnage industriel que pour le paiement du matériel. Aussi, sil y avait un problème, cest LUI que ça regardait. Dailleurs, on sonnait à la porte, cétait encore à lui daller voir.
Pendant ce temps, Morty était chez BigBill (un revendeur en tout) pour trouver le matos nécessaire à son projet. Il aimait bien se promener dans ces rayons à diodes, transistors et autres résistances pour tous les goûts. Dune part ça lui permettait de déstresser. La pression au labo devenait de plus en plus infernale et il avait du mal à la supporter. Après la mort de Julie, il avait bien failli tout envoyer balader, mais le chantage de Michel avait fait son œuvre. Il était mouillé jusquau cou, il devait aller jusquau bout. Alors quil triturait des rouages pour son bras gauche, il remarqua non loin de là une silhouette inquiétante, borsalino et complet veston. En temps normal, il ny aurait pas prêté attention, mais avec sa parano qui revenait en force, un look pareil avait de quoi linquiéter. Il prit les quelques pièces qui lui manquaient et se dirigea vers la caisse, tandis que lindividu fit mine de le suivre. Gardant son sang froid, il sadressa au vendeur dans les même termes et avec la même intonation de voix que dhabitude (du moins le crût-il): «Promettez-moi de ne rien dire à personne, daccord?» fit-il en guise dejoke, ce à quoi le vendeur répondit, tout en pointant du menton linconnu derrière:«Ça, je peux pas promettre»
Michel leva les yeux vers son bébé. Pour linstant, il navait pas grande allure. Son cerveau reposait dans plusieurs serveurs différents et son corps nétait pas encore activé. Il navait pour le moment quune caméra et deux microphones en guise dinterface.Çafera bien laffaire pour le moment. En effet, Michel navait que trop attendu, et il fallait bien essayer un jour pour voir si les sacrifices engagés valaient la chandelle. Il regarda sa montre, Mathieu nétait toujours pas rentré. Il avait eu une course urgente paraît-il, mouais, plutôt louche, ça. Il sétait absenté juste quand linspecteur de police avait frappé à la porte, comme par hasard. Quel manque de sang froid! Quant à linspecteur, après lui avoir servi la soupe habituelle, il sen était retourné à ses pénates, et Michel à ses moutons, à SON mouton.
Voilà. Les branchements étaient effectués, il ny avait plus quà enclencher le contrôleur et son bébé allait bientôt prendre vie. Avant deffectuer son dernier geste, Michel eut une pensée pour Marty. Après tout, cest son esprit qui avait été copié sur disque dur. Dommage quil ne soit pas présent pour ce grand moment. Si tout se passait bien, la chose qui allait naître serait en quelque sorte un autre lui, unalias. Un instant, le temps suspendit son vol, une goutte de sueur perla sur le front de Michel tandis quil enclenchait le dernier bouton. La machine se mit à ronronner. Sur lawebcam, une lumière salluma. Michel contempla cet œil qui sagitait en retour.