Mon autobiographie
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Mon autobiographie par Evguénia Iaroslavskaïa-Markon Le traducteur remercie Paul Lequesne et Jean Camus pour leur soutien et leurs conseils. Avertissement :ne soyez ni étonnés ni troublés par ma sincérité. En fait, je suis convaincue que la sincérité est toujours avantageuse pour l’homme car si noirs que soient ses actes et ses pensées, ils le sont beaucoup moins que ce qu’en pense son entourage… Dans mon enfance déjà, je me disais toujours : « comme ce serait bien que nous soyons, moi et tous les autres êtres humains, transparents, comme en verre, et qu’on puisse voir entièrement, comme à travers une vitrine, toutes nos pensées, tous nos désirs, tous les véritables mobiles de nos actes; chacun verrait alors l’autre comme celui-ci s’imagine être ; or nous sommes bien loin en général de penser du mal de nous-mêmes! » Autre avertissement : je n’écris pas cette autobiographie pour vous, messieurs des services de police 1 7 r é v o l t é e (si vous étiez les seuls à en avoir besoin, je n’aurais jamais commencé à l’écrire!) – j’ai simplement envie moi-même de fixer ma vie sur le papier, mais du papier, je ne peux m’en procurer nulle part qu’au Bureau d’information et de sécurité du camp (le papier a disparu de notre Union – ce n’est pas pour rien que «la production renaît et l’économie s’organise »). J’écris pour moi. Écrire pour falsifier la réalité, ça n’a aucun intérêt. D’autant plus que je n’ai rien à perdre. Voilà pourquoi je suis sincère.

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Publié le 24 février 2017
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Langue Français

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Mon autobiographie par Evguénia IaroslavskaïaMarkon
Le traducteur remercie Paul Lequesne et Jean Camus pour leur soutien et leurs conseils.
Avertissement : ne soyez ni étonnés ni troublés par ma sincérité. En fait, je suis convaincue que la sincérité est toujours avantageuse pour l’homme car si noirs que soient ses actes et ses pensées, ils le sont beaucoup moins que ce qu’en pense son entourage… Dans mon enfance déjà, je me disais toujours : « comme ce serait bien que nous soyons, moi et tous les autres êtres humains, transpa rents, comme en verre, et qu’on puisse voir entiè rement, comme à travers une vitrine, toutes nos pensées, tous nos désirs, tous les véritables mobiles de nos actes ; chacun verrait alors l’autre comme celuici s’imagine être ; or nous sommes bien loin en général de penser du mal de nousmêmes ! » Autre avertissement : je n’écris pas cette autobio graphie pour vous, messieurs des services de police
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(si vous étiez les seuls à en avoir besoin, je n’aurais jamais commencé à l’écrire !) – j’ai simplement envie moimême de fixer ma vie sur le papier, mais du papier, je ne peux m’en procurer nulle part qu’au Bureau d’information et de sécurité du camp (le papier a disparu de notre Union – ce n’est pas pour rien que « la production renaît et l’éco nomie s’organise »). J’écris pour moi. Écrire pour falsifier la réalité, ça n’a aucun intérêt. D’autant plus que je n’ai rien à perdre. Voilà pourquoi je suis sincère. Je suis née le 14 mai 1902 dans la rue Bolchaïa Polianka du quartier de Zamoskvorietchié. J’ai grandi sous l’empire de trois forces d’égale intensité : en premier lieu l’influence de mon * 1 père , scientifique (philologue et historien hébraïsant), homme à la tournure d’esprit plutôt ouesteuropéenne que russe, qui aimait dans la vie comme dans la science tout ce qui est concret, relevant du menu détail et de la vie de tous les jours. Ses yeux étaient tournés vers le Moyen Âge, non point le Moyen Âge mystique des médié vistes volontiers philosophes, mais vers celui du
*Les notes se trouvent en fin de chaque partie.
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quotidien (ainsi, par exemple, le sujet préféré des conférences de mon père était « Les voyageurs juifs au Moyen Âge »), qui plus est de l’époque tardive, avec un avantgoût de Renaissance et de Réforme. C’est de mon père que je tiens mon amour pour cette période de l’histoire, mon amour pour la science en général – non point un simple désir d’acquérir du savoir et d’appliquer ce savoir à la vie, mais un amour de la science, comme on aime quelque chose de beau, plein de couleurs et d’images, par ailleurs depuis longtemps familier, intime, presque familial… De mon père, j’ai hérité un état d’esprit rieur et railleur ; ou plutôt, jedois tout cela au fait que, tout en étudiant laphilosophie, j’ai évité les brouillards de la méta physique et chéri les domaines exacts, précis : logique et théorie de la connaissance. J’ai également hérité de lui un esprit d’observation, une curiosité pour toute espèce de psychologie et toute espècede mode de vie (c’est, en partie, ce qui m’a plustard amenée aux expériences sociales, au désir d’étudier et de connaître les mœurs de la « racaille », mais en partie seulement…). La deuxième force ayant agi sur moi est l’in fluence des frères et des sœurs de ma mère. C’était
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une famille d’intellectuels à tendance révolution naire, acteurs des événements de 1905, petits militants politiques, honnêtes à n’en plus pouvoir, à cheval sur les principes jusqu’à la bêtise, engagés jusqu’à la myopie. C’est sous leur influence que j’ai commencé à avoir douloureusement honte de l’atmosphère paisible et repue de la maison pater nelle, honte de n’avoir pas dû souffrir la faim et la gêne, mais surtout honte de grandir comme une « fille à sa maman », à l’abri de toute intem périe et constamment protégée (et on me proté geait d’impardonnable manière : jusqu’à l’âge de quatorze ans, je n’ai pas eu le droit de sortir seule de la maison, et même pour aller au lycée, j’étais accompagnée d’une bonne !). Alors je rêvais constamment du bonheur que ce serait de vivre dans un soussol humide, comme la fille de la lavandière de notre cour, de porter un fichu au lieu d’un chapeau (le chapeau est la « marque de Caïn » trahissant l’origine bourgeoise), de courir pieds nus et de travailler, adolescente, à l’usine… Devenir quand je serais grande une révolution naire vivant la clandestinité était pour moi un projet fermement arrêté, mais j’avais un autre rêve, encore plus doux, un rêve secret : celui de
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rejeter tout ce qui relevait de l’intelligentsia, de renoncer même à mon instruction, d’abandonner les études, de quitter ma famille et de partir à jamais pour travailler à l’usine, et même d’épouser non pas un intellectuel, non pas un leader révolu tionnaire, mais un simple ouvrier… J’aurais bien quitté la maison pour de bon, mais j’avais terri blement pitié pour mon père et ma mère, j’étais leur seul enfant. La troisième force qui a orienté mon éducation est l’influence de la gouvernante allemande qui m’a élevée dès l’âge de trois ans. C’est sa rigoureuse droiture germanique qui est au fondement de ma franchise que d’aucuns tiennent pour une naïve tendance au bavardage (peutêtre ces « aucuns » ontils d’ailleurs raison !). C’est cette même vieille Allemande qui a réussi à m’inculquer l’amour de la nature, une tendresse profonde pour le monde du passé et même un sentiment patriotique – fort singulier pour une Moscovite comme moi – pour tout ce qui est allemand. La littérature allemande, la langue allemande, les paysages d’Allemagne, le Rhin allemand me remplissent d’attendrissement encore aujourd’hui. Même la monarchie des Hohenzollern ne m’a jamais paru
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aussi répugnante que celle des Romanov… Et, enfin, avoir été élevée par une vieille fille explique que je n’ai jamais su de ma vie me vêtir avec goût et élégance ; même dans mes plus tendres années de jeune fille je ne portais que des vêtements extrêmement solides, retaillés dans les robes de maman, vêtements un peu grossiers, à la coupe maladroite et, à dessein, démodés. J’ai toujours relégué l’habillement au tout dernier plan ; les sujets culturels, comme par exemple l’art et la litté rature, et même la gastronomie, m’intéressaient et m’intéressent toujours beaucoup plus que les plus esthétiques [illisible] chiffons. J’ai été enfant jusqu’à l’âge de six ans… Entre six et douze, se sont formées mes trois premières grandes idées dont les deux dernières m’ont accom pagnée toute ma vie. La première est celle du végétarisme ; la deuxième est celle de l’égoïsme absolu (même en se sacrifiant, l’homme le fait pour lui, pour éviter les souffrances et se procurer, ne seraitce que pour un instant, la jouissance de prendre conscience de son héroïsme…). Beaucoup plus tard, dix ou douze ans après, j’ai retrouvé mes points de vue chez Stirner dont les œuvresne m’étaient encore jamais tombées entre les
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mains. La troisième est que les hommes sont universellement innocents, qu’aucun n’est respon sable ni coupable de ses actes : un enchaînement de causes dépendant de l’ensemble du monde, et non d’une personne en particulier, façonne le caractère de l’être humain, lequel, se heurtant à certaines circonstances, entraîne avec une impla cable fatalité, de manière inévitable, telles consé quences et non telles autres. Un soidisant « salaud » est aussi peu coupable de ce que l’hérédité, le milieu ou même des circonstances supérieures, « accidentelles » – tel coup reçu par sa mère pendant la grossesse, ou telle impression fugitive née d’une conversation entre inconnus entendue par hasard dans sa prime enfance – ont finalement fait delui que l’est une feuille d’imprimerie qui, pour une raison quelconque, sort défectueuse de la presse typographique. Le produit défectueux doit être retiré, parfois détruit, mais peuton pour autant le tenir pour coupable ? Cette écharde du pardon universel, je la porte toujours en moi, et tout en haïssant le système – par exemple, votre système « soviétique » – je ne reporte jamais ma haine sur les hommes. Si je voyais un tchékiste se noyer, je lui tendrais la main sans réfléchir, pour le sauver, ce
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