Je suis bien la personne au monde avec laquelle j’aurai passé le plus de temps, il n’y a pas de quoi sourire ni s’apitoyer, on en est tous là, à s’accom-pagner du mieux qu’on peut, à se suffire, il y en a même que ça éblouit. Après une enfance unique et une adolescence passée à canaliser mon propre étonnement, après des années chahutées de désamours et autres licenciements, j’en suis à vivre dans ce studio assiégé d’impayés, modeste territoire de vingt-deux mètres carrés, vingt-deux mètres carrés à soi dans le grand format du monde. Par l’effet d’un prodige, ma cuisine sert en même temps de salle de bains, de chambre et de salle à manger. Je suis là ce soir devant la télé, piégé par l’émotion d’un programme incroyable, quand claque la porte de l’appartement d’à côté, le seul avec le mien sur le palier. Le choc vient moins du bruit lui-même que de la sensation, inédite. Depuis que je vis là je me sais seul en ce dernier étage, ce palier c’est ma zone, mon territoire, ce palier c’est chez moi. Je cherche à baisser le son mais ne retrouve pas la télécommande. Dans l’escalier la minuterie n’est
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pas allumée. Je relève la cagoule noire que je porte pour économiser le chauffage, et colle l’oreille sur la porte voisine comme sur un thorax étranger. Ce que j’entends c’est une respiration. La mienne. Depuis toujours cet appartement est vide, en sale état sûrement, je n’y ai jamais mis les pieds, je ne fais que l’imaginer, il est ce no man’s land qui tient pour moi le monde à l’écart. Personne n’y habite mais il n’est pas abandonné pour autant, on dit juste du locataire qu’il s’est absenté. Depuis soixante ans. Des appartements comme ça, il y en a plein à Paris. Inoccupés, mais par qui ?
Le soir, on allume sa télé comme on demande de l’aide, et souvent c’est l’inverse qui se produit. Pour une fois, le journal de la nuit s’étire bien au-delà de l’horaire habituel. Une édition spéciale parle d’armes de destruction massive dissimulées par un furieux dictateur, d’une guerre probable entre les États-Unis et l’Irak, une guerre mondiale pourquoi pas. Je regarde ça comme les prémices d’un film à grand spectacle, j’oscille entre panique et fascination, comme tout le monde probable-ment. Dans le fond, je ne serais pas contre un grand chaos généralisé, si le monde s’emballait dans un dérèglement total je m’y sentirais bien plus à ma place. Rien n’explique mieux sa peur que d’en voir la cause étalée partout, dans les journaux, à la radio, à la télévision, partout.