HÔPITAL
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Description

Présentation de l'éditeur
L'infirmière fraîchement sortie de l'école confrontée à un patient lubrique, l'infirmier gaffeur, la petite fille chauve qui se venge sur ses poupées, le malade terrorisé par l'anesthésiste déjanté, le chirurgien qui se prend pour le Roi-Soleil, la visite de l'insupportable cousine hystérique, la vieille dame qui passe ses journées dans le couloir pour échapper à la mitraille du marteau-piqueur... Avec ces 33 nouvelles qui peuvent se lire comme un roman, Muriel Martinella pose un regard à la fois pudique et inquisiteur, ironique et indulgent sur ce microcosme si particulier qu'est l'hôpital, que nous avons tous fréquenté un jour, que ce soit en tant que malade, visiteur ou… personnel soignant. Un livre enlevé, tonique, drôle, souvent émouvant. Hôpital, même pas mal!... Un livre qui fait du bien.
Biographie de l'auteur
Ancienne journaliste au Dauphiné Libéré, Muriel Martinella vit dans un chalet en Haute-Savoie. Sa première nouvelle a été saluée par Cavanna.

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Publié le 15 mars 2016
Nombre de lectures 2
Langue Français

Extrait

HÔPITAL, MÊME PAS MAL !
Par Muriel Martinella
Présentation de l'éditeur
L'infirmière fraîchement sortie de l'école confrontée à un patient lubrique, l'infirmier gaffeur, la petite fille chauve qui se venge sur ses poupées, le malade terrorisé par l'anesthésiste déjanté, le chirurgien qui se prend pour le Roi-Soleil, la visite de l'insupportable cousine hystérique, la vieille dame qui passe ses journées dans le couloir pour échapper à la mitraille du marteau-piqueur... Avec ces 33 nouvelles qui peuvent se lire comme un roman, Muriel Martinella pose un regard à la fois pudique et inquisiteur, ironique et indulgent sur ce microcosme si particulier qu'est l'hôpital, que nous avons tous fréquenté un jour, que ce soit en tant que malade, visiteur ou… personnel soignant. Un livre enlevé, tonique, drôle, souvent émouvant. Hôpital, même pas mal!... Un livre qui fait du bien.
 TABLE DES MATIERES Présentation de l'éditeur .............................................................................................................. 1 A CŒUR VAILLANT RIEN D’IMPOSSIBLE............................................................................... 2 LE CHIRURGIEN .......................................................................................................................... 5 TOUR D’IVOIRE ........................................................................................................................... 8 APHRODITE CHILD ................................................................................................................... 10 CUISINE AU SAINDOUX........................................................................................................... 13 LE SIROP DE L’ANGELOT ........................................................................................................ 14 AUTANT EN EMPORTE LE VENT............................................................................................ 16 VENTRE AFFAMÉ N’A POINT D’OREILLES .......................................................................... 17 COGITO ERGO SUM .................................................................................................................. 20 A tous les hospitalisés en particulier, à l’opérée de la chambre 402.
A CŒUR VAILLANT RIEN D’IMPOSSIBLE – Et tu n’as pas peur que ça se passe mal ? me lance-t-elle, mordillant de ses canines jaunies le filtre ton sur ton de sa Camel. C’est du Zoé typique, ça ! Elle et ses questions insidieuses pour saper le moral des troupes. – Pourquoi toujours penser au pire ? Une bénigne intervention… – Moi, j’aurais la trouille… Se faire charcuter… Brrr ! J’en serais malade d’avance.
– Je serai anesthésiée ! – Justement ! Et si tu ne te réveilles pas ? Là, je reste sans voix. Soit Zoé est la reine des idiotes et j’aurais pu m’en apercevoir avant de faire d’elle ma meilleure amie, soit elle est frustrée du rôle de bonne samaritaine dont la dispense mon moral d’acier trempé, ou alors, et ceci me parait vraiment prodigieux, Zoé me jalouse ! Je décide d’en remettre une couche : – Et bien si tu veux savoir, je serai ravie au contraire, de ce repos forcé. A moi les visites, les fleurs et les chocolats… Je vais me la couler douce, je vais me faire dorloter ! annonçai-je les yeux brillants comme si j’évoquais une prochaine thalasso. Voilà comment je me trouve le jeudi suivant au bureau des entrées, mon baluchon d’hospitalisée tiré entre mes jambes : liseuse emplie à bloc, pochette de maquillage et son incontournable miroir grossissant (vérification de mon teint après l’anesthésie oblige !) et nuisette en satin parme achetée toute exprès.
Là, petite douchette. La chambre particulière réservée quinze jours plus tôt n’est pas libre. On ne dénombre plus l’avalanche de foies éclatés, de clavicules ou jambes brisées que l’union hivernale d’un ciel bleu carte postale et d’un extraordinaire moins 15°C, occasionne depuis une semaine sur les pistes de ski.
Allons bon ! Qu’à cela ne tienne. Bien que la cohabitation avec des estivants arrachés un peu abruptement à leur vin chaud et à leur tartiflette ne soit un gage de franche rigolade, ma combativité n’en sera nullement altérée. Je dis Bonjour mesdames du même ton convenu que j’aurais employé si j’avais franchi le seuil d’une boulangerie. Calées sur les oreillers, les têtes, comme une seule femme, obliquent dans ma direction et me détaillent avec l’attention suprême que suscite toute incursion dans une chambre d’hôpital sans montrer patte blanche. Près de la baie vitrée, mon lit me tend ses bras de chrome. Sur la courtepointe en nid d’abeille, un carré bleu d’où s’échappent de longs tentacules de coton effrangé. Je comprends que je dois enfiler la chose. Passage aux cabinets d’aisances, sas incontournable pour la métamorphose. Changement d’apparence attendu comme le Messie par mes voisines de lit, dont les têtes se trouvent maintenant aimantées dans le droit fil des sanitaires.
Pétulante de santé en tenue civile, j’y entre au pas de charge sur mes talons hauts : pimpant tailleur, chignon de danseuse étoile, lunettes de soleil aux branches framboises plantées dans le lisse du crâne, joaillerie de pacotille en sautoir...
J’en ressors la savate qui traîne, la queue de cheval en berne, le cou orphelin, vierge de maquillage et plus blafarde que jamais, c’est psychosomatique, il paraîtrait.
Sur le linoléum ciré, comme pourvus de patins, mes pieds exécutent un chassé incontrôlé. Je m’impose alors les petits pas serrés d’une geisha, ma main tout occupée à ramener sur mes fesses, les deux pans de la chemise d’hôpital.
Les robes de chambre, échouées au pied des lits en une débauche florale digne de tapisseries anglaises de Laura Ashley, me font étouffer un juron ; je fulmine d’avoir oublié la mienne. De couleur unie, il s’entend. Toujours sous les regards appuyés, je me faufile entre les deux couches de cotonnade, froides, cartonnées et bordées serrées, en prise à des sentiments mitigés : l’euphorie toute épicurienne de me recoucher au beau milieu de l’après-midi sans indice pathologique, luxe suprême jamais accordé, et cette lucidité effarante de me retrouver, tout de même, en de beaux draps. Et bien ! Ça n’aura pas traîné. L’intérêt bienveillant de ma voisine de lit se charge d’une artillerie de questions. Je ne suis pas couchée depuis cinq minutes ! – Un kyste à l’ovaire, m’entends-je répondre malgré moi, du ton bougon-qui-s’efforce-de-rester-poli. – Pouh ! J’ai ma sœur, le mois dernier qui s’est fait tout enlever, la totale ! Baissant d’un ton, la main en cornet : pourtant, elle aussi, au départ, ne devait se faire enlever qu’un kyste… (petit silence valant son pesant d’or). Et avant même toute interrogation de ma part :
– Moi, c’est pour la rate… pia… pia… pia… Immersion de mon nez dans les pages glacées de mon magazine people. Mieux vaut rester sourde aux épilogues fatalistes de la rate-qui’s-dilate-d’à-côté et retourner aux suites de couches évènementielles des princesses d’outre-manche. Un chariot bringuebalant force la porte ; interpellation de l’aide-soignante : – C’est vous qu’on opère demain ? On vient vous préparer. En dépit de mon irréprochable épilation-maillot , les blouses rayées de bleu, armées de mousse et de rasoir Bic, s’attaquent à mon entrejambe. Un croupion de poulet ! Voilà ce qu’évoque à présent mon sexe déplumé. Truculent spectacle pour la rate-d’à-côté qui, la nuque déboîtée, n’en perd pas un poil. Le bang de la porte fait sursauter la chambrée. Le thé de ma voisine, défiant toute théorie balistique, est resté une fraction de seconde en suspens avant d’étoiler d’une gerbe brune la lividité de mes draps. Le rasoir de l’aide-soignante a entamé une arabesque incontrôlée avant de déraper sur la mousse et venir se ficher, épargnant de justesse l’artère fémorale, dans l’épaisseur de la couverture. Un malotru, sans frapper, a fait irruption dans la pièce comme un cow-boy dans un saloon. Juste le temps de soustraire mon intimité au regard du gardian de vaches, qui se permet de surcroît, d’être aussi éberlué que le mien ! Mes cuisses nues clappent l’une contre l’autre, telle une coquille saint-jacques face à un bernard-l’hermite. La blouse rayée de bleu, affairée à son barbouillage orange fluo des travaux de voirie, lâche sans se départir de son flegme : veuillez sortir, monsieur, on est en soin. Evaluation de la scène par le gougnafier aux pieds immobilisés par cinquante kilos de ciment à prise rapide. On se répète mentalement les paroles hébraïques de l’infirmière, le temps qu’elles investissent le siège des facultés cérébrales de son hémisphère gauche et que se rétablissent les fonctions cognitives disjonctées. On assimile enfin et on se retire sur la pointe des pieds, à reculons s’il vous plaît, afin de se rincer l’œil sans en perdre une goutte. Et parce qu’il doit se plaire avec nous, notre visiteur du Far West fait durer l’instant fatidique de la séparation en s’adressant à son épouse (il ne peut être que le mari de la rate-d’à-côté) par cette brillante sentence : – Je vais mettre des pièces au parking.
LE CHIRURGIENAvez-vous déjà vu de vilaines mains de chirurgien ? C’est comme des mains de pianiste. On ne pourrait concevoir des mains de chirurgien courtaudes, rougeaudes, fuyardes, calleuses ou moites, pourvues d’ongles rongés de boucher (les bouchers ont souvent les ongles rognés jusqu’à la lunule, manie honteuse qu’accuse un méchant sillon brun de sang séché). Le comble du chirurgien serait qu’il ait des mains de boucher. Les mains qui vont exercer des miracles sur votre corps pourront éventuellement dépasser les bornes de la mesure ordinaire (les battoirs peuvent se révéler des diamants de précision). A condition qu’elles soient habillées d’une magie singulière de puissance et de force, elles pourront être maigres, voire osseuses, noueuses, nerveuses aux veines bleues en saillie tel un réseau aérien ou, au contraire, ramassées et pleines, nanties de coussinets renflés. Il s’en va de même pour leur regard. Le regard d’un chirurgien sait se faire aussi expressif qu’un portrait de Greuze. Il saura apaiser vos sentiments éruptifs d’un simple clignement de paupières, insuffler de la confiance dans vos cœurs d’un iris serti d’espoir, injecter dans vos veines une vigueur nouvelle, vous perfuser la volonté de guérir et traquer votre réaction avec la discrétion d’une caméra de surveillance. En cas d’insoumission, tandis que sa vue canotera avec aisance sur un fleuve de connaissances (le chirurgien sait de quoi il parle) il vous ralliera à sa cause comme on revient à bon port et, d’une torpille enkystée dans son œil gauche, barattera votre esprit jusqu’à vous faire entendre raison.
Il saura vous endormir d’un topo aussi soporifique qu’une camomille miellée mais saura aussi, d’un œil charbonneux, vous imposer silence aussi efficacement qu’un rouleau de chatterton.
Puis, comme une douce étincelle jaillie d’un silex frappé, son regard s’illuminera de compréhension paternelle et s’étoilera d’une empathie soudaine, vous faisant fondre jusqu’à vous liquéfier en une mare de docilité : vous voilà enfin disposé à troquer les pièces défectueuses de votre anatomie contre un kit Ikéa, et même à léguer en son entier votre corps à la science au cas où l’histoire se gâterait. Quand il aura décidé de vous dérider et de vous faire rire, le regard du chirurgien excellera aussi dans cet exercice, cependant que, l’air de ne point y toucher, il pianotera sur son ordinateur sans vous perdre de vue. Des profondeurs fuligineuses de ses yeux, émanera un feu follet qui vous immolera et repeindra votre moral en jaune.  Son expression adoptera la neutralité d’un verbe intransitif alors que, devant lui, tellement gauche, tellement emprunté, vous vous rhabillerez, et deviendra purement formelle lors de l’échange traditionnel de la poignée de main. Un chirurgien, c’est un peu Dieu le Père. Il a votre vie entre ses mains (ses belles mains) et peut vous la transformer, du moins la modifier, cette vie, en un tour de main. Celui qui nous concerne porte allègrement une petite cinquantaine. Il est spécialisé dans la chirurgie réparatrice orthopédique depuis de longues décennies et sa réputation (c’est le roi du surjet !) n’est plus à faire.
Il adhère au Lion’s Club, est impliqué dans la vie politique (conseiller général de son département) et se déplace en Porche Carrera cabriolet ou, aux beaux jours, en moto, une rutilante BMW 11OO RS.
Il apparaît alors, géant de cuir, dans le hall d’entrée, son casque d’une main et ses gants de motard de l’autre, et, en longues enjambées bottées, traverse une haie d’honneur de robes de chambres à larges fleurs pastel, pour filer droit à son bureau. Deux mètres bien lustrés d’autorité médicale ne passent pas inaperçus, loin s’en faut. Ces dames fleuries, échappées de leurs chambres pour la machine à café de l’accueil, ne cachent pas leur plaisir au passage de cette tour de cuir. Il ressort de son bureau en gratte-ciel vert, toison de poils bruns dépassant de l’échancrure en V de sa chasuble, petit calot vissé sur sa crinière désordonnée. Des sabots de liège ont remplacé ses santiags bruissantes et ses avant-bras découverts laissent saillir les muscles et leurs réseaux de veines bleues. Il est séduisant, le chirurgien, et semble s’en ficher comme de l’an quarante, tandis qu’il introduit sa première patiente claudicante dans son cabinet de consultation. Sur son élégant secrétaire Louis-Philippe, dans un cadre de bois vieilli, vous agresse le portrait hilare de trois visages bronzés de madame et leurs enfançons. Vous venez juste d’encaisser que vous alliez passer sur le billot, vous faire dépiauter comme un lapin et qu’avez-vous devant vous ? Un rire silencieux en triple exemplaire. S’il a des maîtresses, il sait se montrer discret et personne ne pourra se targuer l’avoir jamais surpris en galante compagnie. De toute façon, il est si affairé qu’on se demande comment il pourrait encore avoir le temps de mener une relation parallèle.
Il appartient à cette minorité de gens qui ne se réalisent qu’en accomplissant ce pourquoi ils sont faits. Il se laisse dévorer par sa profession, conscient de passer à côté d’un bonheur familial auquel il pourrait prétendre s’il n’était rompu en permanence par les soixante-douze heures hebdomadaires qu’exigent ses actes chirurgicaux et les visites à son cabinet.
Ce jour là, on lui amène une gamine de huit ans : gangrène gazeuse consécutive à une mauvaise engelure contractée trois mois auparavant, après avoir séjourné plusieurs heures sous l’amas de neige d’une avalanche. Non scolarisée depuis un trimestre, son état empirant malgré les soins, ses parents ont fini par la conduire aux urgences. La jambe est nécrosée, irrécupérable. L’état de la petite est critique. Il faut faire vite. La décision prise, en cohésion avec l’équipe qui va l’assister, échoit au chirurgien la pénible tâche d’annoncer la sentence aux parents. La mère s’évanouit. Le père se pétrifie. Lorsque le chirurgien pénètre le bloc, le champ opératoire est déjà en place. Il ne peut s’empêcher de soulever un coin du drap vert où repose le petit visage endormi. Cette enfant a l’âge de son propre enfant. Coup de pied de l’âne, elle porte des couettes blondes comme sa petite Lucie. Il en est malade de ce qu’il va faire mais sait pertinemment qu’il ne peut laisser la gangrène, qui a gagné du terrain depuis trois mois, mortifier la chair jusqu’au dénouement fatal. Ce soir là, au dîner mensuel du Lion’s Club consécutif au concert du Royal British Legion (la musique centrale patronnée par la reine d’Angleterre), dont les fonds récoltés seront directement injectés à la recherche médicale, il va faire honneur aux plats qu’on lui présentera. Il va s’extasier sur le homard sauce thermidor, s’esclaffer aux bons mots de ses
voisins de table, (avocats, notaires ou chirurgiens tout comme lui) rivalisant d’anecdotes et d’authentiques faits gaillards, lever son verre et même entonner avec l’assemblée, entre la poire et le fromage, de grivoises ritournelles.
Mais tout au long de la soirée, il n’y aura pas un instant, pas un seul instant, où, dans un coin de sa tête, avec la grâce véhémente de ses huit ans, une petite fille aux couettes blondes ne cessera de batifoler.
TOUR D’IVOIREOn vous a attribué la chambre particulière réservée deux mois plus tôt. Dans cette retraite étanche comme un sous-marin, vous vous retirez au fond de vous-même. Tel l’anachorète dans sa grotte, vous savourez cette soustraction avec le monde,vous réjouissant à l’avance de tout ce temps vacant qui s’offre à vous.Opérée depuis quarante-huit heures, vous ne souffrez presque plus, seulement lorsque l’on parvient à vous faire rire à ventre déboutonné au téléphone. Ce maudit téléphone…Vous aimeriez bien le réduire au silence si vous ne craigniez manquer l’appel de votre petit dernier en train de sécher sur le devoir qu’exige sa prof de SVT.
Et parce qu’en bonne mère vous incarnez à ses yeux, l’Encyclopédie Universelle, il vous faudra vous surpasser en établissant avec lui la cartographie mondiale des espèces végétales ou animales menacées d’extinctionsur la planète. Vous épluchez votre programme télé et cochez ce que d’ordinaire, vous ne prenez pas le temps de regarder : le téléfilm de M6, drame ou sentimental à l’eau de rose, le documentaire Autopsie d’un mythe sur la bête du Gévaudan ou le tour de main de la poulette fermière rôtie aux truffes vantéavec un sourire benêt par les toques blanches du petit écran. Vous cerclez d’un feutre rouge-désir-plaisir-défendu les reality shows que les semonces maritales vous empêchent de suivre habituellement. (Et si ça me plaît, à moi, d’être pour une fois unepetite-dinde-téléspectatrice-voyeuriste !)
Vous avez donné à votre époux la consigne formelle de ne pas ébruiter l’affaire de votre opération, vous n’êtes pas à l’article de la mort et ne tenez guère à voir votre chambre s’improviser en salon de réception infesté de fleurs au parfum entêtant. Votre sieste sera troublée cependant par une demi-douzaine d’appels de collègues complaisantes, lesquelles, chacune se croyant unique, auront réussi ce tour de force : extorquer à votre mari votre numéro personnel. Un petit passage à vide au bureau les aura poussées à meubler cette langueur digestive du début d’après-midi (au moment pile poil où vous, vous vous assoupissez) par un brin de causette. Elles n’auront alors de cesse de vous faire rire avec l’autosatisfaction d’avoir accompli leur BA. Vous planifiez votre après midi en séquences alternées :repos, travail, lecture. Travail, parce que débordée au bureau, vous en avez rapporté à la maison, et de la maison à l’hôpital, parce que les dossiers sur votre bureau se reproduisent aussi sûrement qu’une armée de rats, que personne ne fera le boulotà votre place et que ce sera ça de moins à faire en rentrant. Mais la seule perspective d’aller chercher votre cartable d’écolier qui, du fond de la penderie, aplatit de toute sa charge le bout pointu de vos belles bottes de cuir neuves, s’avérera soudain au-dessus de vos forces. Comment avez-vous pu imaginer une seconde étaler ce fatras sur votre couverture de lit ? Sans songer au pire qui pourrait advenir : la culbute de votre bol de bouillon en attente d’être débarrassé, qui constellerait à jamais vos précieux papiers de milliers d’yeux adipeux ; ou mieux encore,ce faux mouvement bête, exercé avec l’adresse d’une nonagénaire alors que vous vous apprêtez à vous servir gentiment de ce jus de pamplemousse garanti de Floride en équilibre sur votre chevet. Entravée par la potence de votre perfusion aussi sûrement que l’astronaute relié à sa station orbitale, un mauvais calcul de votre partentraînerait dans sa course la tuyauterie de votre cathéter. Son délogement hors de votre veine ferait jaillir un inépuisable geyser noir que, le cœur au bord des lèvres, vous tenteriez de juguler avec le
premier kleenex venu, tandis que votre blanc champ de bataille revêtirait le moucheté d’une peau de dalmatien. Pas du tout envisageable. Au bout du compte, le pesant cartable restera là où il est, et vous aurez toutes les peines du monde, après quelques jours de lit, à chausser les péniches avachies qui vous tiendront lieu de bottes.
Posé en évidence sur votre chevet, un pavé de six cent pages. Vous lui avez porté une première atteinte le lendemain de Noël mais à la trente et unième page, votre marque-page, tel l’âne sur la route, a pilé des quatre fers. Il suscitera l’admiration de l’auxiliaire de ménage, impressionnée par votre érudition tandis qu’elle l’époussettera religieusement. A maintes reprises, vous tâcherez de vous y atteler, mais votre tête demeurant si désespérément vide, (ce que vous mettrez sur le compte de l’anesthésie), magazines people et émissions débiles demeureront vos seuls centres d’intérêt. Finalement, l’occupation insoupçonnée qui vous procurera le plus de jouissance sera celle de ne rien faire du tout. De laisser folâtrer vos pensées entre vos deux hémisphères cérébraux comme des papillons désoeuvrés. Vous en êtes là, avec votre tête vide et vos bras vacants reposant bien à plat sur vos draps, à l’écoute de votre propre cœur, à savourer cet état de lâcher-prise dans cette tour d’ivoire que vous avez eu tant de mal à ériger, quand survient la tragédie, l’imprévisible calamité : La visite de votre cousine Rose.
APHRODITE CHILDSes apparitions s’apparentent à des immersions dans la mer. Trois fois par semaine, Antoine se laisse engloutir dans l’eau bleutée des yeux de Marine. C’est évident, jamais nom et petit nom n’auront été si bien portés. Marine Grésil, lit-il sur le sein gauche au bombé plus généreux que le droit, ce qui fait bailler la blouse au troisième bouton et laisse entrevoir une petite clairière de peau. Les yeux de Marine Grésil ? Deux cristaux d’azur taillés dans la glace, polis par le rêve… Des attributs divins presque surnaturels. Dieu est un joaillier. C’est du bonheur lorsqu’elle apparaît dans la chambre. S’il a été attentif, bien avant qu’elle n’atteigne sa porte, il a déjà identifié son pas parmi les bruits moites des claquettes caoutchoutées accourant sur le lino encaustiqué. Il a reconnu le bref coup de sa main, toquant le battant d’une phalange légère, presque amicale. Aussitôt après, vient le parfum. Le sien propre. La chambre s’emplit alors d’une odeur agréable qui n’a rien d’une essence synthétique : une fragrance naturelle de draps rincés par la pluie et séchés au soleil, une odeur de propre. Tout chez elle d’ailleurs respire l’éclat, le frais, le net : la blouse immaculée, les ongles de nacre, lunules roses et croissants de lune, le chignon noir et lustré, roulé serré sur la nuque gracile et si blanche qu’elle se confond avec le col bien repassé. Il brûle de fourrager son nez dans ce cou de cygne. Il apprécie tout autant l’absence de bijoux. Il n’aime pas les femmes déguisées en arbre de Noël et lui revient en tête cette expression de sa grand-mère « Les bijoux, c’est comme les ventouses, ça ne tient bien que sur les vieilles peaux ». Une simple croix d’argent danse entre les frêles salières de ses clavicules lorsque la jeune infirmière se penche au-dessus de lui. En cet instant, le regard d’Antoine est aimanté par la mouvance des mains. Petites et carrées comme des mains de petite fille, volantes, précises, elles semblent infaillibles et s’activent tout à leur affaire, dotées de cette dextérité magique que confère l’habitude. Les avant-bras dénudés et charnus s’ombrent d’un attendrissant duvet qui fait ressortir la blancheur de son teint.
Tandis qu’elle se livre aux soins d’usage, penchée au-dessus de lui, diffusant le bouquet de sa peau par le haut de sa blouse, le visage de Marine demeure inabordable. Il n’est pas fermé mais semble ne vouloir trahir aucun sentiment. Seules les lèvres retranchées signent la concentration. A sa demande, il lui offre son poignet comme il offrirait son âme, attendant qu'elle prenne le pouls de son émotion.
Aujourd’hui, Marine n’est pas de service. Les Céline, Julie et autres Amandine qui constituent le personnel infirmier font bien pâles figures en comparaison. Alors Antoine n’a d’autre dévolu que laisser son regard se perdre par la fenêtre, arrêté dans son envol par la maison d’en face à la glycine enchevêtrée de lianes sèches et poussiéreuses. Les volets demeurent tirés et cela ajoute à son enfermement.
Le soir, lorsque les lustres allumés aboient leur lumière crue, exposant l’intimité des hôtes par le petit bout de la lorgnette, il se nourrit du tableau animé des trois silhouettes coupées à
hauteur de tronc qui se profilent derrière les vitres jaunes. Elles semblent glisser pour se rejoindre, tournent sur elles-mêmes, discutent avec grands gestes et hochements de tête, se séparent et s’en vont chacune de leur côté. On dirait les marionnettes d’un carrousel.
De loin, il serait rocambolesque de leur attribuer un sexe ou un âge mais il se plaît à imaginer, d’après l’allure et la mouvance des ombres chinoises, un couple de vieux et leur locataire, ou leur fils plutôt, engendré sur le tard, oui, un fils de vieux.
Dans la chambre du fils, une lampe reste parfois allumée jusque tard dans la nuit, bien après que celle des parents se soit éteinte. Ce gars-là passe des heures assis devant son écran bleuté à tisser sa toile d’araignée et à dialoguer avec des êtres virtuels alors que lui, Antoine, du fond de son lit, est à portée de voix.
De sa place de voyeur, il ne peut s’empêcher d’éprouver un certain malaise. On est toujours « l’observé » de quelqu’un se rassure-t-il, il l’est lui-même d’une certaine façon du personnel hospitalier qui s’occupe de lui, et peut-être même du jeune d’en face à son insu…
Qui pourrait dire que cette ombre pâle ne l’épie pas elle aussi, alors qu’il est assoupi… ? Qui pourrait dire que ce jeune noctambule n’a pas remarqué Marine à son chevet ? Peut-être en est-il tombé lui aussi amoureux et qu’il viendra la cueillir à son travail un de ces jours ? Qui sait s’il ne les verra pas, un prochain soir, déambuler, enlacés, sous sa fenêtre pendant qu’il sera contraint de garder le lit ?… Il se saisirait alors du lourd fauteuil en moleskine, seul mobilier de sa chambre, pour le balancer dans le vide. Il en aurait la force, oui. Il le regarderait dévaler les étages en tournant sur lui-même comme une météorite et fermerait à peine les yeux lorsque qu’il viendrait les estourbir alors qu’ils seraient en train d’accoler leurs bouches. Impensable. Marine lui est destinée, cela ne fait aucun doute. Il lui suffit d’attendre que les choses se jouent d’elles-mêmes. Il se voit si bien habiter ce genre de vieille bâtisse avec elle, une architecture de l’autre siècle où un perron désuet fait saillie sur un parterre gravillonné. Le soir, rentrant après une journée de travail, il laisserait filer quelques minutes, l’épiant à travers les grilles ouvragées de la cour, pour le seul plaisir de l’apercevoir pliée en deux, à sarcler la plate-bande à droite du perron. Il s’émouvrait à nouveau de ses mains de fillette aux ongles incrustés de terre. D’un pinceau imaginaire, il redessinerait la plaine du dos de Marine, arqué sous l’effort, les petits sommets arrondis de ses fesses emprisonnées dans un short de jean et en ferait une toile digne de Modigliani. Car sa jeune femme aurait arrêté de travailler et se serait consacrée rien qu’à lui et aux enfants qu’ils auraient eus bien plus tard, après des années de vie à deux des plus intenses. Une fille d’abord, brune comme sa mère. Un garçon ensuite. Et comme elle aurait aspiré à reprendre son poste d’infirmière, il lui en aurait fait un troisième en douce, pour la maintenir à la maison. Marine serait une mère parfaite. Une femme idéale. Ils ne se disputeraient jamais. Jamais. Leur veilleuse brûlerait jusqu’au petit matin et leurs ombres captives du baldaquin de lin affoleraient le futur occupant de cette chambre d’hôpital…
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