Le Sang des héritiers - Prologue
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Description

Prologue du troisième volume de la trilogie Cassandra Jamiston, Le Sang des héritiers. Les deux premiers tomes ont été publiés en 2008 (Le Cercle du Phénix) et en 2011 (Le Livre d'émeraude) chez Flammarion.
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Publié le 23 avril 2017
Nombre de lectures 69
Licence : Tous droits réservés
Langue Français

Extrait

© Carolyn Grey 2017 LE SANG DES HÉRITIERS Trilogie Cassandra JamistonTome 3 Carolyn Grey
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© Carolyn Grey 2017
PROLOGUE
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© Carolyn Grey 2017 1883Par une froide et grise matinée de début septembre, une diligence à quatre chevaux roulait sur une route fangeuse en direction de Londres. Une pluie fine s’était mise à tomber au moment du départ de Portsmouth, accompagnée d’un vent violent qui secouait le coche dans chaque virage et le faisait trembler et vaciller dans les endroits à découvert. Il faisait sombreà l’intérieur de la voiture, qu’éclairait seule la faible lueur jaunâtre d’un lumignon. Il y faisait froid également, et ses occupants s’emmitouflaient frileusement dans leurs manteaux ou des couvertures. Une femme joviale et rougeaude, enveloppée dans une cape marron, fourragea dans les profondeurs d’un grand panier posé à ses pieds et en sortit une petite chaufferette en cuivre, alimentée par du charbon chimique, qu’elle alluma. Elle poussa aussitôt un soupir d’aise et s’exclama pour la dixième fois au moins : Quel temps affreux ! Qui pourrait croire que nous sommes encore en été ? Son voisin, un vieillard aussi hautain que revêche, leva au ciel des yeux exaspérés en marmottant dans sa barbe. Sans se laisser démonter, la femme plongea de nouveau dans son panier et en tira une épaisse tranche de cake dans laquelle elle mordit à belles dents. Alistair McGrath sourit et griffonna dans son carnet. Jeune homme à l’esprit vif et caustique, caricaturiste de son état au sein d’un périodique londonien à fort tirage, il n’aimait rien tant qu’observer ses semblables. Il y trouvait souvent des sources d’inspiration pour son travail, et se flattait de savoir les juger au premier coup d’œil. Les diligences constituaient des sociétés en miniature, et Alistair occupait les longues heures du trajet à deviner quels échantillons de l’humanité représentaient ses compagnons de voyage. Il était convaincu, par exemple, que la femme joviale aux joues comme des pommes était une commerçante, une fleuriste plus précisément. Ses mains rudes et couvertes d’égratignures, usées par le travail, en témoignaient. Le vieillard à ses côtés, digne et roide, paraissait d’extraction plus élevée, sans doute un propriétaire terrien de la région, obligé par un malheureux concours de circonstances à côtoyer le commun au lieu de voyager dans sa propre voiture. Son voisin, un homme d’une trentaine d’années qui suintait l’ennui et le conformisme, gardaitles yeux rivés à la vitre éclaboussée d’eau boueuse. Ses lunettes cerclées de métal, ses poignets tachés d’encre, sa serviette de cuir et son air sinistre signalaient le clerc de notaire à des miles à la ronde. Près d’Alistair, un couple somnolait. La femme, chétive et souffreteuse, paraissait rongée par la phtisie et ne cessait de tousser dans son mouchoir. Son époux, teint couleur de brique, mains noueuses et visage buriné, était certainement un officier de marine à la retraite. Il ne cessait de porter à ses lèvres une flasque de rhum et semblait complètement abruti par l’alcool.Très vite, Alistair McGraths’était donc forgé une opinion sur les autres occupants de la voiture, à une exception près. La jeune fille assise en face de lui constituait en effet une énigme à ses yeux. Son cas,infiniment plus complexe, l’occupa une bonne partie du trajet. Elle devait avoir dix-huit ou dix-neuf ans, possédait des cheveux noirs coiffés en bandeaux qui encadraient une mâchoire un peu trop carrée au goût d’Alistair. Certainement pas une beauté dansl’acception classique du terme –son visage avait trop de caractère, son regard trop de profondeur, mais intéressante malgré tout, en dépit de l’expression sérieuse dont elle ne se départissait pas et qui ne seyait guère à une jeune fille. Alistair lui avait adressé plusieurs sourires au début du voyage, mais elle était restée de marbre, perdue dans ses pensées, son sac de voyage serré contre elle. Il n’avait que peu entendu le son de sa voix, mais elle était américaine, à en juger par son accent, sans doute tout juste débarquée d’un navire à Portsmouth. Venait-elle rendre visite à de la famille ? Elle paraissait bien jeune pour voyager seule en terre étrangère. À moins qu’elle ne fût venue assister à des funérailles, comme pouvait le 3
© Carolyn Grey 2017 laisser supposer sa tenue de deuil ? Car, dissimulée sous sa cape, Alistair avait entraperçu une robe noire. La réserve de l’inconnue, la tristesse qui semblait l’habiter, le confortaient dans cette hypothèse. Dehors, la pluie redoublait de violence. Les roues et les ressorts du coche grinçaient et gémissaient effroyablement lorsque le véhicule glissait dans des ornières, et la voiture entière geignait avec des craquements sourds. Un courant d’air qui pénétrait par une fissure du toit faisait vaciller la flamme du lumignon et dessinait des ombres mouvantes sur les cloisons. Le silence régnait à présent dans la voiture, troublé seulement par l’averse au-dehors, le bruit mat des sabots ferrés battant le sol et les claquements de fouet du cocher sur la croupe des chevaux. Derrière les vitres s’étendait un morne paysage de plaines brunâtres et détrempées, sans un seul village en vue. Alistair étouffa un bâillement et contempla de nouveau la jeune fille qui l’intriguait tant. Il n’y avait pas chez elle une once de coquetterie, et pourtant elle attirait les regards. Insensible aux secousses du coche qui la faisaient osciller d’un côté à l’autre, elle demeurait songeuse, absente même, comme séparée par un mur de verre de ses compagnons de voyage. Elle semblait posséder une bonne éducation, et pourtant elle voyageait sans chaperon. C’était incompréhensible.La jeune fille releva brusquement les yeux et croisa le regard d’Alistair. Celui-cidétourna aussitôt la tête, frappé par l’intensité de ses prunelles sombres. Avec la désagréableimpression d’avoir été pris en faute, il fit semblant de s’absorber dans la contemplation du paysage. Le fixait-elle encore? Il n’osait vérifier.Les chevaux gravissaient à présent une colline escarpée. Il avait cessé de pleuvoir, mais l’attelage était ralenti par la boue dans laquelle il pataugeait. Baigné d’une lumière blafarde apparaissait au loin un bois de hêtres et de cèdres. Le fiacre y pénétra bientôt, cahotant dans les ornières, et durant un très long moment il ne rencontra âme qui vive. Soudain, le cocher poussa un juron sonore et tira brutalement sur ses rênes. Les passagers furent projetés les uns contre les autres, et Alistair se cogna contre la vitre de la portière. Le fiacre s’était immobilisé, mais une grande agitation se faisait entendre à l’extérieur, le bruit d’une troupe à cheval ponctué d’ordres et de grondements menaçants. Le cocher semblait protester, mais un coup de feu le fit taire subitement. La détonation résonna dans les bois déserts, arrachant dans la voiture des cris d’épouvanteà la fleuriste et à l’épouse de l’officier. Le clerc de notaire se pressa contre la fenêtre et se rejeta aussitôt en arrière, très pâle. Le… le cocher, bégaya-t-il. Je crois qu’il est blessé… ou mort.Combien sont-ils ? demanda froidement la jeune Américaine. Elle ne paraissait pas le moins du monde effrayée, mais serrait encore davantage son sac contre elle. Combien? répéta le clerc. Au moins trois mais…Un choc sourd fit vibrer les parois de l’attelage, et des pas retentirent au-dessus de leurs têtes. Quelqu’un avait grimpé sur le toit du fiacre et tranchait les cordes retenant les bagages. Malles et valises dégringolèrent pêle-mêle sur le sol dans un grand fracas. Des voleurs, des bandits de grand chemin ! fulmina le vieillard grincheux. Je ne me laisserai pas détrousser sans réagir ! La femme de l’officier porta une main décharnée à son cou et étouffa un gémissement de terreur. Son époux se redressa, prêt à en découdre, et fouilla dans les poches de son manteau jusqu’à en extraire un vieux pistolet qu’il secoua d’une main tremblante. Qu’ils viennent, rugit-il, ils seront bien accueillis! J’en ai maté de plus coriaces en mer quand je commandaisleFoudroyant!
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© Carolyn Grey 2017 En d’autres circonstances, Alistair se serait félicité de sa perspicacité, mais pour l’heure seule l’angoisse le taraudait. La vue de l’arme ne le rassurait pas, bien au contraire, et ses compagnons, à voir leur mine, partageaient son sentiment. Ivre comme il l’était, l’officier avait plus de chances de blesser l’un des occupants de la voiture que d’abattre un malfaiteur. Très énervé, il continuait d’agiter le pistolet sous le nez de ses compagnons tétanisés, tandis que ses doigts tressautaient dangereusement sur la détente. Pour l’amour du ciel, ne pointez pas cette arme sur moi! glapit la fleuriste, recroquevillée contre la portière. Alors qu’Alistair hésitait à intervenir, la jeune Américaine poussa un soupir excédé, se pencha en avant etarracha l’arme des mains de l’officier.Bon Dieu ! jura-t-il, le teint écarlate. Sans plus se soucier de lui, la jeune fille examina le pistolet d’un air critique.Quelle antiquité ! Fonctionne-t-il au moins ? L’officier devint encore plus rouge, lesveines du cou et du front sur le point d’éclater. Un ! Mon père a combattu les armées depeu de respect, petite insolente Napoléon avec cette arme ! Rendez-la-moi immédiatement ! Elle n’est même pas chargée, rétorqua-t-elle, mécontente. Donnez-moi la poudre et les balles. Vite ! Ils ne vont plus tarder. Au-dehors, les bandits faisaient bruyamment le tri des bagages. Leurs éclats de voix parvenaient jusqu’aux occupants de la voiture. Le clerc de notaire risqua un second coup d’œil par la fenêtre.partagent leur butin, chuchota-t- Ils il comme s’ils pouvaient l’entendre. Ensuite, ils s’attaqueront à nous…Tous mes bijoux sont dans ma valise, gémit la femme de l’officier. Henry, faites quelque chose, je vous en conjure ! Celui-ci émit un grognement dégoûté et tendit une petite boîte métallique à la jeune fille qui étudiait toujours l’arme. Cette dernière possédait un canon court et une crosse en chêne parfaitement adaptée à sa paume, mais il y avait des fissures dans la fibre du bois sec et noirci. Bien que le mécanisme eût besoin d’un bon nettoyage, le pistolet semblait en état de marche ; la détente était souple, le chien retombait au bon endroit, rien n’était tordu, ni fêlé.La boîte métallique contenait un paquet de poudre noire et granuleuse, une dizaine de balles en plomb et des amorces. Sous le regard stupéfait de ses compagnons, la jeune fille versa une petite quantité de poudre dans le canon et la tassa fermement. La balle rejoignit la poudre au fond du canon. Elle bourra le tout, sortit une amorce de la boîte et plaça la cartouche au bon endroit. Alistair était fasciné par les gestes rapides et précis de l’inconnue. Où diable avait-elle appris à manier ainsi une arme ? Lui-même n’en avait jamais tenu une de sa vie. Que comptez-vous faire, miss ?s’enquit timidement la fleuriste.Défendre ce qui m’appartient, repartit l’Américaine en soulevant le chien du pistolet d’un cran pour le débloquer.! protesta le clerc. Mieux vaut perdre quelquesserait folie de résister  Ce shillings que se faire tuer sottement ! Vous allez tous nous faire assassiner ! Plein de morgue, le vieillard se redressa sur la banquette. La fillette a raison, nous devons combattre. Ah, si Taisez-vous, imbécile ! j’avais une arme moi-même, ajouta-t-il d’un ton de regret.Toujours renfrogné, l’officier s’agita de nouveau.Je n’ai jamais rien vu et entendu d’aussi inconvenant, jamais une Anglaise n’agirait de la sorte! Savez-vous au moins tirer ? Vous allez en juger par vous-même. 5
© Carolyn Grey 2017 Silence ! souffla alors le clerc de notaire, la sueur au front. Je ne les entends plus. Ils sont peut-être partis, murmura l’épouse de l’officier, cramponnée au bras de son mari.La portière s’ouvrit brutalement et un homme apparut, le visage défoncé par la petite vérole comme s’il avait reçu à bout portant une bordée de mitraille en pleine figure. D’une main, il tenait un poignard à la lame effilée, de l’autre une lanterne qui éclaira subitement jusqu’au fond de la voiture les deux rangs de têtes effarées. Il eut un petit rire grinçant et détailla chaque occupant. Avisant le sac que la jeune Américaine tenait toujours contre elle, il tendit une main avide dans sa direction. N’aie pas peur, mignonne, tu vas me donner gentiment ton sac, tes amis vont t’imiter, et avec unpeu de chance vous serez tous à Londres avant la nuit et en un seul morceau. Le bandit posa sa lanterne sur le sol et grimpa dans l’attelage, le poignard brandi. Alors, avec un calme effrayant, la jeune fille sortit le pistolet qu’elle tenaitcaché dans les pans de son manteau,visa l’homme et pressa la détente. Une énorme détonation retentit dans l’espace confiné du fiacre, et le voleur fut projeté à l’extérieur par la violence de l’impact. Les femmes hurlèrent, une odeur suffocante de poudre emplit la voiture. La jeune fille se leva vivement, lança à Alistair : «Venez m’aider! » et sauta du marchepied. Sidéré, Alistair la suivit sans presque en avoir conscience. Le bandit geignait sur le sol, la cuisse trouée, et elle se tenait agenouillée à ses côtés, le pistolet pressé sur sa tempe. Relevez-le ! dit-elle à Alistair. Déjà, les complices du bandit, trois hommes débraillés à la mine patibulaire,débouchaient au coin du fiacre, l’arme au poing. Ils s’arrêtèrent net en découvrant le blessé. Alistair le saisit sous les bras et le mit debout, lui arrachant un cri de douleur. Sans cesser de le tenir en joue, la jeune fille se tourna vers les malfaiteurs. Un pas de plus et votre ami est mort ! cria-t-elle. Les hommes hésitèrent, puis un rictus ironique déforma le visage du plus grand qui fit un mouvement vers eux. Un coup de feu éclata aussitôt, et il fit un bond en arrière, la main transpercée. Petite garce ! siffla-t-il en haletant de douleur. Je vous avais prévenu ! Maintenant, jetez vos armes. Vous allez nous laisser partir, ou je vous jure que la prochaine balle sera moins clémente ! Faites ce qu’elle dit, supplia le blessé à la cuisse, qui saignait abondamment et dont le visage avait perdu toute couleur. Ses complices tergiversèrent un instant, le regard rivé au pistolet de la jeune fille, et ils finirent par laisser tomber leurs armes. L’officier de laRoyal Navy, qui était descendu à son tour de la voiture, vint ramasser poignards et revolvers. Bande d’amateurs, lança-t-il aux bandits, goguenard. Allez voir comment va le cocher, lui ordonna la jeune fille. Il obtempéra en marmonnant force jurons, et contourna le fiacre d’une démarche titubante. Il n’est qu’évanoui, cria-t-il. La blessure n’est pas mortelle, mais la balle lui a traversé l’épaule. Il a besoin de soins.  Emmenez-le dans le fiacre, et vous, ajouta-t-elle en se tournant vers ses compagnons de voyage qui l’observaient par la portière ouverte, les yeux ronds, récupérez vos bagages. S’ensuivit un bref remue-ménage, au terme duquel chacun réintégra la voiture avec ses effets. Le cocher fut installé sur l’une des banquettes de cuir, et l’officier, à qui sesaventures en mer avaient inculqué des notions de médecine, s’évertua à limiter
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© Carolyn Grey 2017 l’hémorragie. Alistair, qui tenait toujours le malfaiteur blessé, jeta uncoup d’œil interrogateur à la jeune Américaine. Vous pouvez le lâcher. Le bandit s’étala lourdement sur le sol en poussant un nouveau hurlement.Et maintenant, grimpez sur le siège du cocher. Pensez-vous pouvoir conduire cet attelage ? Je vais essayer…Braquant toujours son arme sur les bandits, la jeune fille ramassa son sac et rejoignit Alistair. Celui-ci l’aida à monter sur le siège, puis il fit claquer le fouet sur la croupe des chevaux et le fiacre s’ébranla. Les bêtes prirent rapidement de l’allure, et la voiture sortit bientôt du bois. Une lueur sale filtrait à travers des amas de nuages obscurs. Au loin, en avant sur la route, brillaient de petits points de lumière. Les faubourgs de Londres, annonça Alistair. Il regarda par-dessus son épaule. Ils ne nous suivront pas, assura l’Américaine, ils doivent d’abord s’occuper de leurs blessés. hommes auraient pu abattre leur complice et nous avec, réalisa soudain Ces Alistair. L’inconnue haussa légèrement les épaules.C’était un risque à courir.Mais elle paraissait moins sûre d’elle que tout à l’heure face aux bandits, et son teint avait pâli. Pourquoi m’avoir choisi, moi, pour vous aider? continua Alistair. Elle ébaucha un sourire. Vous n’étiez ni ivre, ni impotent, ni lâche.Je vois, j’étais un choix par défaut ! tenta de plaisanter le jeune homme. Elle ne répondit pas, et son expression redevint sérieuse. Je n’ai pas pour habitude de tirer sur les gens, dit-elle soudain à voix basse. Ne croyez pas que j’y ai pris du plaisir.Je n’imaginais rien de tel mais… où donc avez-vous appris à vous servir d’une arme? Mon père était policier, répondit-elle d’un ton bref comme si cela expliquait tout. Elle fixait la route droit devant elle, la main posée sur son sac. Son contenu doit vous être précieux, puisque vous étiez prête à risquer votre vie pour le défendre, déclara Alistair en le désignant du menton. Très précieux, oui. Elle se tut aussitôt, et le voyage se poursuivit dans le silence. Vous n’êtes guère bavarde, n’est? sou-ce pas pira Alistair alors qu’ils atteignaient enfin les faubourgs de la capitale. Elle ne l’écoutait pas, captivée par le spectacle qui se déroulait des deux côtés de la route. Les chaumières campagnardes avaient cédé la place à de petites maisons de brique ocre aux vitres maculées de traînées de suie et entourées de jardinets. Plus loin, des terrains vagues se couvraient de tas de fumier, de mauvaises herbes ou de caillasse. De mornes étendues pavées voisinaient avec des champs de boue sillonnés de tranchées béantes, où s’élevaient les squelettes de charpentes en construction. Puis des murs de brique, noirs de suie, poussèrent de part et d’autre de l’attelage, jetant leur ombre sur lui. Des cordes à linge courant d’un bâtiment à l’autre cisaillaient le ciel grisâtre. Le fiacre remonta des rues uniformes dans lesquelles serpentaient au milieu d’une foule grouillante de longues files ininterrompues de chevaux et de voitures. Partout, des panneaux réclames et des enseignes géantes agressaient le regard : FLANELLE ET BOURRE DE COTONDE MARSEILLE SAVON DE CUIR BOTTES 7
© Carolyn Grey 2017 VÉRITABLECERCUEILS ET PIERRES TOMBALESDIABLES ET VOITURES A BRAS… Partout des mots, parfois de plusieurs pieds de hauteur, noyés dans un vacarme assourdissant. La jeune fille observait tout cela avec intérêt. Vous n’êtes jamais venue à Londres, n’est-ce pas ? observa Alistair. J’habitais une grande ville, mais elle était différente. Semblable et en même temps différente. Savez-vous où nous sommes ?  Nous approchons deSouthwark. Le cocher pourra être soigné à l’hôpital de Guy. J’espère qu’il n’est pas trop tard pour le pauvre homme. Arrêtez-vous, ordonna brusquement l’Américaine. Je ne peux vous accompagner, j’ai une affaire urgente à régler.L’attelage s’était à peine immobilisé qu’elle sautait déjà à terre et hélait un cab.Adieu, monsieur. Merci pour votre aide. Sans un regard en arrière, elle monta dans le véhicule. À Langham Place, lança-t-elle au cocher. Avant qu’Alistair ait pu lui demander son nom, la portière s’était refermée et l’attelage se perdait dans la circulation.* Descendue du cab, la jeune fille s’immobilisa une minute sur le trottoir et leva la tête pour contempler le 19 Langham Place, une bâtisse géorgienne qu’aucun signe particulier ne distinguait de ses voisines. À l’intérieur, une femme à l’expression aussi sévère que sa coiffure accueillait les visiteurs, assise derrière un imposant bureau. La jeune fille se figea devant elle, un peu intimidée tout à coup ; elle approchait du terme de son long voyage, et une excitation mêlée de crainte faisait battre son cœurplus vite. Du fond du couloir lui parvenait une rumeur bourdonnante, que ponctuaient des bribes de conversations animées. Les portes closes semblaient abriter une agitation insolite. Puis-je vous aider ? demanda la réceptionniste. Je souhaite voir Mrs Rayner Leigh.  Avez-vous pris rendez-vous? Elle est très occupée et n’a pas pour habitude de recevoir des visiteurs impromptus, rétorqua la femme en jaugeant avec un dédain à peine dissimulé les vêtements poussiéreux et froissés de son interlocutrice, ses gants tachés et son chapeau de guingois. Prenant soudain conscience de son apparence négligée et de la pauvre image qu’elle devait renvoyer, la jeune Américaine regretta de ne pas avoir pris le temps de se changer avant de venir.  Dites-lui… dites-lui que je viens de Boston pour la rencontrer. Je dois l’entretenir au plus vite d’une affaire d’une extrême importance. Boston? Une affaire d’une extrême importance? répéta la femme d’un ton incrédule. Eh bien, mademoiselle, je suis navrée, mais je ne puis accéder à votre requête. Nous allons convenir d’un rendez-vous la semaine prochaine si vous le souhaitez…Non, la coupa la jeune fille, je dois la voir maintenant. Elle fouilla dans son sac et en sortit un objet brillant qui tenait dans le creux de sa main. ce médaillon, dit-elle en le posant sur le bureau. Elle le Montrez-lui reconnaîtra et sera furieuse que vous ne m’ayez pas annoncée.La femme contempla l’or du bijou et les pierres précieuses qui y étaient incrustées, hésita, jaugea de nouveau la visiteuse, puis se leva à regret. Attendez ici, s’il vous plaît.Elle disparut en haut d’un escalier. Lorsqu’elle revint quelques minutes plus tard, elle paraissait intriguée, et ce fut d’une voix plus aimable qu’elle s’adressa à la visiteuse :
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© Carolyn Grey 2017 Suivez-moi, je vous prie. Retenant un sourire, la jeune fille lui emboîta le pas. Elles gravirent les marches et traversèrent à l’étage une immense pièce meublée de bureaux et de chaises, la salle « Jeremy Shaw» comme l’indiquait une plaque dorée vissée à laporte, où flottait une odeur entêtante de cuir et d’encre d’imprimerie. Une vingtaine de personnes, des femmes principalement, s’y affairaient dans l’effervescence, crayon et papiers à la main,et nul ne prêta attention à la visiteuse. Celle-ci passa auprès d’un groupe plongé dans une discussion enfiévrée sur l’intervention de l'armée anglaise en Égypte. La jeune fille aurait aimé s’arrêter un instant pour les écouter, mais sa guide franchissait déjà une autre porte et elle s’empressa de la rejoindre. Elless’immobilisèrent devant un lourd battant lambrissé auquel la femme frappa respectueusement. Entrez, cria une voix empreinte d’autorité.La femme s’effaça pour laisser pénétrer la visiteuse et referma la porte derrière elle. La jeune fille se retrouvadevant un bureau massif sur lequel s’entassaient pêle-mêle papiers, journaux, livres, encre, plumes et crayons. Derrière le fauteuil, dans un cadre doré, étaient accrochés des vers du poète Alfred Tennyson : «L’homme au champ et la femme au foyer,L’épée pour l’homme et l’aiguille pour elle,À l’homme la tête et le cœur à la femme,À l’homme de commander, à la femme d’obéir,Tout le reste est confusion ». Debout devant l’unique fenêtre, la directrice de l’English Woman’s Journallui tournait le dos. La jeune fille ne distinguait que les contours flous de son visage qui se reflétait dans la vitre et ses cheveux châtains ondulant librement sur ses épaules. « Elle ne veut pas parler la première, songea la visiteuse. Elle attend que j’avance mes pions pour décider quelle attitude adopter. » Elle s’approcha du bureau et y déposa bruyamment le médaillon qui lui avait servi de sésame. êtes difficile à approcher, Mrs Rayner Leigh. Je suis heureuse que ce Vous bijou vous ait convaincue de me recevoir. Jesuppose qu’il a ravivé en vous des souvenirs…La directrice se retourna enfin. C’était une femme d’une quarantaine d’années, de taille moyenne mais bien prise, aux yeux verts pénétrants et aux traits énergiques et volontaires. Une alliée, ou une adversaire, de taille. Mrs Rayner Leigh la contempla avec curiosité mais aussi, lui sembla-t-il, avec méfiance, avant de reporter son attention sur le médaillon. Elle s’en saisit délicatement, l’ouvrit et laissa échapper un soupir.contenait une mèche de cheveux autrefois, murmura-t-elle. Une mèche Il appartenant à mon défunt frère. C’était avant que les choses ne dégénèrent et ne changent à jamais…Elle releva la tête, et la visiteuse soutint son regard sans ciller. ? demanda-t-elle, hésitante,est-il arrivé en votre possession  Comment comme si elle appréhendait la réponse. Il me vient de ma mère. Mrs Rayner Leigh ferma brièvement les yeux. Je vois… Je suppose dans ce cas que vous n’avez pas traversé l’Atlantique pour me demander un emploi au sein du journal, Miss…? Blake. Isabel Blake. Les traits de la directrice se figèrent. Elle s’assit lentement, les yeux braqués sur sa visiteuse. 9
© Carolyn Grey 2017 Blake…, répéta-t-elle dans un souffle. Seriez-vous apparentée à… Clayton Blake ? Sans lui laisser le temps de répondre, elle ajouta avec fébrilité : sûr que vous lui êtes apparentée, vous êtes sa fille. Sa fille et celle de Bien Cassandra… Voilà pourquoi il a quitté si précipitamment l’Angleterre il y a vingt ans…Incapable de rester en place, elle se leva et fit quelques pas dans la pièce. J’aurais dû comprendre immédiatement… Vous ressemblez à votre père. Se trouve-t-il également à Londres ? Isabel se raidit. Il est mort il y a quelques mois, il a été tué au cours d’une enquête.Je suis désolée de l’apprendre. C’était un homme de valeur.Mrs Rayner Leigh paraissait sincère. La jeune fille ravala ses larmes et continua d’une voix plus assurée: Il m’a laissé une lettre, me demandant de venir vous trouver s’il lui arrivait malheur. La directrice acquiesça, très calme à présent. Que savez-vous exactement, Isabel ? Ce que mon père m’a raconté.Alors prenez un siège, et dites-moi tout. Isabel rassembla ses idées avant de dévider son récit d’une traite.a commencé il y a longtemps de cela, avec deux alchimistes nommés Tout Isis et Cylenius. Parce que leur savoir et leur puissance attisaient les convoitises, ils ont e été arrêtés, torturés puis condamnés à mort à la fin du XVI siècle, mais ils ont emporté leurs secrets dans leur tombe. Trois siècles plus tard, en1860, ma mère, qui s’appelait alors Cassandra Jamiston, reçut une lettre de son ami Thomas Ferguson, évoquant une quête liée à l’alchimie. Elle nécessitait de réunir plusieurs reliques, le Soleil d’or et quatre triangles d’argent, chacun symbolisant un élément. Thomas Ferguson ayant été assassiné, ma mère se lança à leur recherche avec l’aide de quelques amis et connaissances : le journaliste Jeremy Shaw, Lord Julian Ashcroft, Andrew Ward, qu’elle épousa plus tard, ainsi que le fils présumé de Ferguson, Nicholas, qui se révélera être un imposteur. Elle était concurrencée dans sa quête par sa propre sœur, Lady Angelia Killinton, qui dirigeait une organisation criminelle appelée le Cercle du Phénix. Avec l’aide de Dolem, un homonculus, c’est-à-dire un être humain artificiel conçu grâce à l’alchimie, elles ont découvert en Bohème une pierre philosophale créée par Cylenius. Mais Dolem se l’est appropriée et a disparu avec. Deux ans plus tard, une vague de crimes atroces, baptisés par les journaux les « meurtres de la Dame Noire», s’est abattue sur Londres. Mon père était chargé de l’enquête, et c’est à cette époque qu’il a rencontré ma mère. Il découvrit que les assassinats visaient les membres de l’Astrum. À l’origine, il s’agissait d’une société secrète d’alchimistes fondée par Isis et Cylenius, et dissoute après leur disparition. Mais elle avait été recréée par Lord William Carwyn, le père de Cassandra et Angelia, afin de l’aider à prendre le pouvoir en Angleterre. L’affaire mena mes parents et leurs amis en Transylvanie où ils s’emparèrent d’un autre puissant objet lié à l’alchimie, le Livre d’émeraude. Celui-ci était gardé par deux homonculus engendrés par Isis, Vladislav et Cornelia, cette dernière étant par ailleurs l’auteur des meurtres. Elle a récupéré le livre par la suite. Mrs Rayner Leigh l’avait écoutée tout du long sans l’interrompre, se bornant à hocher la tête de temps à autre. sais que toute cette histoire paraît absurde, conclut Isabel sur un ton Je d’excuse, mais…Mais elle est en toutpoint véridique. C’est exactement ainsi que les choses se sont passées. Et ensuite ? Que savez-vous des événements qui ont suivi ?
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© Carolyn Grey 2017 Très peu à dire vrai. Mon père est resté dans le vague, il n’aimait pas évoquer cette partie de l’histoire… Parce que, selon lui, ma mère avait changé, et dans un sens qu’il désapprouvait… Il disait qu’elle avait emprunté une voie sur laquelle il ne pouvait pas la suivre, que c’était pour cette raison qu’elle ne vivait pas avec nous à Boston. Je crois qu’il comptait sur vous pour m’expliquer.Mrs Rayner Leigh eut une petite grimace.  Clayton a toujours été un homme secret et peu porté aux confidences, mais j’aurais préféré qu’il ne se décharge pas sur moi de ce poids… Car la vérité est un terrible fardeau à porter, Miss Blake, ajouta-t-elle à voix basse. Croyez-moi sur parole. Elle demeura pensive, ses doigts jouant machinalement avec le médaillon. Qu’est-il arrivé à ma mère? chuchota Isabel. Je sais qu’elle est en vie, je l’ai encore vue avant mon départ d’Amérique, mais j’en sais si peu sur elle…Mrs Rayner Leigh lâcha le médaillon et se redressa brusquement dans son fauteuil, livide. Qu’avez-vous dit? Vous l’avezvue? Bien sûr, s’étonna la jeune fille. Elle nous rendait visite régulièrement, même si elle ne demeurait jamais longtemps avec nous. Comment était-elle? Physiquement j’entends? A-t-elle vieilli ? Non, se troubla Isabel. Non, elle n’a pas changé avec les années. Aussi loin que remontent mes souvenirs, son apparence est restée la même, comme si le temps n’avait pas de prise sur elle…Le visage de Mrs Rayner Leigh se durcit soudain. Elle se leva, fit le tour du bureau, attrapa le bras d’Isabel et la secoua sans ménagement.Est-ce Cassandra qui vous envoie pour nous espionner ? gronda-t-elle. Vous travaillez pour son compte, n’est-ce pas ? Isabel se dégagea brutalement, bondit vers la porte et s’adossa au battant.Vous espionner ? Êtes-vous folle? J’ignore de quoi vous parlez! Vous mentez, rétorqua froidement Mrs Rayner Leigh. Comment puis-je vous faire confiance ? Vous arrivez ici, surgie de nulle part, vous me racontez une histoire que nul ne peut corroborer, vous avouez entretenir des relations avec une femme qui veut ma mort…Isabel fronça les sourcils. Votre mort? C’est ridicule, jamaisma mère…Vous n’avez aucune idée de ce dont elle est capable. Vous ne savez rien d’elle, vous l’avez dit vous-même. Votre mère et moi avons toujours eu des rapports difficiles, mais à présent…Elle s’interrompit et secoua la tête.Allez-vous-en. Isabel parut sur le point de quitter la pièce, mais se ravisa. Elle sortit une enveloppe de son sac, sur laquelle étaient tracés quelques mots d’une large écriture nerveuse. Mon père vous a laissé cette lettre, reconnaissez-vous son écriture? Je ne l’aipas ouverte, mais peut-être vous convaincra-t-elle de ma bonne foi. C’était un homme de valeur selon vous, ses propos auront sans doute plus de poids que les miens. Mrs Rayner Leigh hésita. D’un mouvement brusque, elle s’empara de l’enveloppe et la décacheta. Une coupure de presse froissée tomba sur le sol, qu’elle s’empressa de ramasser. À la surprise d’Isabel, un sourire se dessina sur son visage.premier article au sein de ce journal, expliqua-t-elle. Il traitait des Mon meurtres de la Dame Noire. Pour l’écrire, j’avais dérobé à Clayton des documents relatifs à son enquête. Il était fou de rage contre moi. Cela fait une éternité…Son sourire s’effaça, et elle déplia la lettre. Elle la lutdeux fois, d’abord incrédule, puis inquiète. Elle releva les yeux, croisa le regard d’Isabel.11
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