Trois Nouvelles d Afrique
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Trois Nouvelles d'Afrique

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Description

Il y a un peu plus de 20 ans, j'avais écrit ces trois nouvelles peu après le retour de mon dernier voyage en Afrique. J'y aurai vécu en tout 9 ans. La période "longue", durant les années '70, fut le Zaïre et l'Afrique du Sud (encore sous l'Apartheid) et puis la période "courte", à Brazza, fin 80, où je rejoins mon père qui travaillait là-bas. À Brazza, j'y suis allé trois fois. Curieusement, mes habitudes "africaines" que je croyais volatilisées revinrent d'elles-même à peine eus-je quitté l'aéroport. L'air, les odeurs, les sons, tout me revint si vite, que j'eus l'impression d'avoir quitté l'Afrique seulement la veille.
Les deux premières nouvelles représentent l'Afrique au quotidien, la dernière, concerne un sujet longtemps resté tabou par les autorités belges. Les personnages de cette histoire sont fictifs, mais cette dernière raconte des faits qui se sont réellement produits.

Informations

Publié par
Publié le 30 juin 2011
Nombre de lectures 135
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Extrait

François UCEDO
Trois Nouvelles d’Afrique
Licence : Creative Commons BY-NC-ND
AVANT-PROPOS
J’ai longtemps hésité avant de publier ces nouvelles, car je craignais que les lecteurs européens, qui ne connaissent pas l’Afrique, ne comprennent pas le « quotidien » que l’on vit là-bas. Les gens sont ici très pro-blacks » et aiment manifester leur antiracisme sans rien savoir de l’Afrique. Cela ne veut pas dire « que les Européens devraient avoir des préjugés, au contraire ! Mais un auteur africain qui parle de son pays ne pose pas de problème. C’est lorsqu’un Européen le fait que tout change. Un Européen qui connaît l’Afrique et qui la raconte telle qu’il la voit et la vit est souvent mal perçu par les Occidentaux, qui prennent une simple observation ou une constatation pour du racisme, alors qu’il n’en est rien. Je suis persuadé que si je signais ces textes sous un pseudonyme africain, les lecteurs n’y verraient que du feu et les accepteraient tels quels. En vérité, je me suis souvent heurté à des personnes bornées qui ne connaissent l’Afrique qu’à travers les livres et les reportages, et ce n’est que lorsqu’un ami africain ap-prouve lui-même mes arguments au milieu d’une conversation qu’ils hochent finalement la tête, bien qu’un doute demeure en suspens. Il n’y a qu’une seule façon de connaître l’Afrique : il faut y vivre un certain temps. Il ne s’agit pas d’y passer un mois en voyage socioculturel, mais d’y séjourner au moins deux ans. Il est essentiel de vivre vraiment le quotidien, de s’en imprégner, de se heurter aux différences, de les accepter, et ensuite, de comprendre la mentalité africaine et de l’accepter telle qu’elle est. Il ne faut jamais oublier que l’Afrique appartient aux Africains. Il faut connaître les barrières à ne pas franchir. Ce n’est pas facile, l’apprentissage est long, et il ne faut pas dédaigner les quelques conseils transmis sur place par les expatriés.
LE PÊCHEUR ET LE MISSIONNAIRE
Sur les rives du Djoué, à quelques kilomètres de Kibouendé, à l’ouest de Brazzaville, se rendait chaque matin Joseph, sa canne à pêche de bambou à la main. Parfois, il embarquait sur sa pirogue quand le poisson ne mordait pas à la rive. Joseph n’avait qu’une femme 1 , qui lui avait donné quatre fils et deux filles. Trois fois par jour, son fils aîné venait chercher les poissons pêchés pour les remettre à sa mère, qui les vendait au marché de Kibouendé. Un jour, le fils ne trouva pas son père, ni sur les rives, ni sur son embarcation à proximité. Il se mit à sa recherche, choisissant une direction au hasard. Pendant ce temps, Joseph, voyant que les poissons dédaignaient l’endroit habituel, était monté dans sa pirogue à la recherche d’un endroit plus poissonneux. Il y prépara sa ligne et s’apprêta à la lancer… lorsque son bras se figea. Devant lui, à une cinquantaine de mètres environ, flottait une forme blanche et volumineuse ; on aurait dit le ventre rebondi d’un noyé. Joseph reposa sa ligne et pagaya, dirigeant l’embarcation vers le corps. C’était bien un homme. Lors -qu’il arriva à sa hauteur, il sursauta : c’était un blanc ! Et quel blanc ! Il reconnut grâce à ses vêtements et à une croix fixée à son revers qu’il s’agissait d’un prêtre ! Il le hissa à bord de la pirogue, qui faillit chavirer, et l’assit sur l’une des planches du fond, le retenant par les épaules. Il mit son oreille sur sa poi-trine pour s’assurer que l’homme était bien mort ; évidemment, le cœur ne battait plus. Joseph installa le corps assis sur le fond de la pirogue et le cala entre deux seaux d’eau, lesquels lui servaient à maintenir les poissons en vie durant son temps de pêche. Il reprit sa pagaie et dirigea l’embarcation vers son village. Il croisa une autre pirogue, dont les trois occupants saluèrent très respectueusement M. le curé. Ce n’était pas dans les habitudes d’un mission-naire de ne point répondre aux saluts courtois de fidèles chrétiens… Joseph arrêta la pirogue et leur fit signe d’en faire autant, juste au moment où il arrivait à leur hauteur. — Il dort ? demanda l’un d’eux. — Oui, répondit Joseph. Pour toujours. Je l’ai trouvé flottant à la dérive, entre deux eaux.  — Mais, c’est le père Diego ! s’exclama un autre. Il tient la paroisse de Notre-Dame de Fatima, à Brazzaville. — Qu’est-ce qu’il peut bien foutre, mort à 45 kilomètres de chez lui ? renchérit un autre. Ils continuèrent à proférer diverses exclamations et à poser des questions auxquelles il était impos -sible de répondre, tout en passant la paume de leur main sur leur bouche. — Je retourne au village, dit Joseph. Il faut prévenir tout le monde et le ramener à Brazzaville. — Nous t’accompagnons, répondirent-ils en chœur. Ainsi, les deux pirogues redescendirent le Djoué en direction de Kibouendé. Une nouvelle pirogue qui transportait deux pêcheurs les croisa. Ces derniers ne furent pas moins surpris par la nouvelle. Mêmes questions, mêmes exclamations, même mouvement de la paume sur la bouche. — Nous vous accompagnons. En arrivant aux rives où Joseph avait pour habitude d’attacher son embarcation, il aperçut son fils assis dans l’herbe en train de sucer un noyau de mangue, fatigué de courir sur les bords de l’eau à re -chercher son père. Il attendait sagement son retour. Joseph lui fit signe de gagner la rive. — Va dire à Lazarre de prendre son tam-tam pour annoncer que le père Diego s’est noyé dans le Djoué et que nous le ramenons à Brazza. L’enfant courut jusqu’au village. Pendant ce temps, les pirogues reprirent leur route, cette fois vers la capitale. Quelques minutes plus tard, le message transmis par Lazarre commença à retentir. Infatigable, 1 . La polygamie est légale en République Populaire du Congo (communément appelée Congo-Brazzaville).
le joueur de tam-tam frappa sur son instrument durant toute la journée. Répondant au message, d’autres embarcations prirent les eaux et se joignirent au groupe. À chaque fois, l’étonnement était ex -primé par l’habituel mouvement de la paume sur les lèvres, suivi de la phrase : — Nous vous accompagnons. Et le père Diego, assis entre la planche et le seau d’eau, avait tout l’air d’un ancien colon endormi par la chaleur qui allait en ville faire son marché. Il ne lui manquait plus que le casque colonial. Les piroguiers donnaient libre cours à leurs interrogations. L’une d’elles revenait sans cesse : qu’était-il arrivé au père Diego ? Cette question était suivie par un nombre considérable de suppositions : les uns essayaient de donner une explication logique au malheur, les autres craignaient qu’il s’agisse de sor -cellerie, d’autres encore avançaient l’idée du meurtre… Le corps du père Diego commençait à attirer sérieusement les mouches et déjà, plusieurs vautours survolaient les embarcations. Ce fut un spectacle hallucinant lorsque le convoi arriva à la capitale : le Djoué guidait une centaine de pirogues, portées par le courant, qui suivaient à la queue leu leu celle de Joseph, avec les charognards planant à quelques dizaines de mètres plus haut. Les rives étaient bondées. Tous les habitants accoururent, prévenus par le message de Lazarre, dans le but de suivre la procession en marchant au bord de l’eau. Le cortège de pirogues et de curieux s’arrêta un peu avant les rapides du Djoué. Les embarcations accostèrent, se disposant les unes parallèlement aux autres, et Joseph descendit le premier. C’était lui qui avait trouvé le père Diego, donc, c’était à lui de parler. — Nous allons attendre les autorités, proposa-t-il. Ils ne peuvent pas ne pas avoir entendu le tam-tam, qui d’ailleurs bat toujours. S’il y a des fidèles parmi vous, qu’ils aillent prévenir le vicaire de la pa -roisse Notre-Dame de Fatima ; il doit certainement connaître les raisons de l’absence du père Diego. Toutes les têtes approuvèrent. — Bientôt, on ne le reconnaîtra plus, dit quelqu’un. Il faudrait faire comme les mindélé 2  dans leur pays : le mettre au frais. — Il n’y a pas de congélateur, par ici, observa un autre. Un troisième trouva bonne l’idée du congélateur et proposa : Il y a celui de Jean-Marie, là où il garde au frais les crèmes glacées pour sa buvette… — Quoi ? s’écria Jean-Marie qui, n’étant pas loin, avait entendu. Vous voulez foutre un cadavre dans mon frigo ? Vous êtes fous ? Ça va ruiner mon commerce, ça ! Plus personne ne viendra boire chez moi ! — C’est peut-être un cadavre, mais c’est celui d’un curé, dit un jeune homme. Ta bière n’en sera que plus bénie. Cette dernière phrase fit rire toute l’assemblée. — De la bière bénie ! De la bière du Ciel ! répétait-on partout. Nous serons de saints ivrognes ! D’autres ne trouvèrent pas cela amusant : cela devait porter malheur de rire aux dépens d’un sorcier blanc trépassé. Il faut l’enterrer après lui avoir fait une belle messe, déclara quelqu’un. — Oui, approuva-t-on un peu partout. C’est ce qu’il faut faire. Le cadavre dut rester étendu à l’ombre d’un arbre en attendant l’arrivée de la police, laquelle avait plutôt intérêt à se dépêcher car déjà, M. le curé verdissait. On voyait même des taches qui commen-çaient à lui couvrir le visage et les mains. Deux hommes s’approchèrent du cadavre et chassèrent les mouches qui se promenaient sur son vi -sage. Ils observèrent scientifiquement ce changement de teint. C’est fou ce qu’une peau blanche laisse voir, dit l’un.  — Ouais, approuva l’autre. Nous, on devient gris et c’est tout. Mais là, ajouta-t-il en indiquant sans les toucher les endroits les plus divers à l’aide de son petit doigt, une tache mauve, juste au-dessus une jaune, puis à côté une verte… Pauvre père Diego ! Il est bien amoché, hein ? Joseph s’approcha à son tour et sursauta. — Mais ce n’est plus lui ! cria-t-il. Il n’avait pas cette tête-là quand je l’ai repêché !
2. L’homme blanc, au pluriel, en lingala.
Ça, c’est la dé-com-po-si-tion, mon frère, affirma celui qui examinait le cadavre. Nous, on pourrit tout autant, mais on ne change pas ainsi de couleur. On passe du brun au gris, et c’est tout. Chez un mundélé 3 , c’est comme si un caméléon se promenait dans une boîte d’aquarelles. — Ça, c’est impossible, observa l’autre. Un caméléon ne peut changer que d’une couleur à la fois. Puis, il ajouta en observant le cadavre : — Ces sales bêtes ! L’une d’elles a failli rendre le père d’Ignace stérile. — Et il le serait devenu s’il n’avait pas porté son talisman autour du cou. Un peu plus tard, une voiture de la police descendait la route en terre en direction de la rive. Les voilà ! s’exclama-t-on un peu partout. Le véhicule s’arrêta à quelques mètres de la multitude qui était assise en demi-cercle autour du noyé. Deux hommes en descendirent et s’approchèrent. — Qui est le pêcheur qui a découvert le corps ? demanda l’un des policiers. Joseph se leva, la main posée sur la poitrine. — Nous avons entendu le message de Kibouendé, reprit l’agent. Comme il annonçait que vous alliez venir, nous avons attendu. Une ambulance va bientôt arriver. Comment t’appelles-tu ? Oyongo, Joseph. — C’est bien, Oyongo Joseph : tu viendras avec nous pour le rapport. Ils avancèrent de quelques pas pour observer le cadavre d’un peu plus près, mais ne s’en pincèrent pas pour autant les narines. La puanteur devenait à chaque moment de plus en plus forte, mais cela n’in-commodait absolument personne. Les policiers s’assirent en plaçant Joseph entre eux et examinèrent le cadavre à distance, tantôt en hochant la tête, tantôt en lançant une exclamation. — C’était un drôle de curé ! observa le premier policier. — C’était un entremetteur, souligna le deuxième. Il tenait une paroisse en face 4 et il s’est fait jeter de-hors… après avoir fait de la taule ! — Quoi ? s’exclama une femme. Un curé en prison ? Ça existe ? — Ah ! s’écria le deuxième policier. Il en a fait de belles, en tout cas ! Toujours à mettre son nez là où il fallait pas ! Je connais pas mal de mindélé qui ne pouvaient pas le piffer. D’autres, par contre, se fou-taient seulement gentiment de sa gueule. Le soleil était déjà caché par les arbres et allait bientôt disparaître. Le premier policier se leva et se tourna vers la piste. Il s’impatienta. — Et cette fichue ambulance qui n’arrive pas ! dit-il en scrutant l’horizon. L’ambulance n’arrivait pas parce qu’elle avait crevé un pneu en roulant sur un morceau de tôle racor -nie qui se trouvait au milieu de la route, et qui semblait avoir été placé expressément à cet endroit dans le but de trancher toutes les chambres à air qui lui passeraient dessus. Bien entendu, pas de roue de secours. L’ambulance était arrêtée au bord de la route, les deux infir-miers faisaient le point, l’un fumant une cigarette, l’autre se grattant le nombril, après avoir prévenu par radio le Centre Préhospitalier de Makélékélé qui avait promis d’envoyer une nouvelle voiture. Cette dernière apparut soudain, fonçant à toute allure, frôlant de justesse le même bout de tôle ra -cornie que personne n’avait encore eu l’idée d’enlever et arriva, la nuit tombée, sur les lieux.
***
M. le vicaire était là, comme une boule de nerfs, courant de gauche à droite en agitant les bras, ne sa -chant comment exprimer sa douleur tout en essayant vainement de comprendre quelque chose à ce malheur. Il posait sans cesse les mêmes questions à tout le monde, et chaque fois, on lui répondait : — Ça c’est grand mystère, m’sié le vicaire. Un bien malheureux mystère. On sait pas pourquoi il est cadavré, vot’ m’sié mon père ! Et on n’a jamais su ce qu’il s’était passé. Le père avait-il mis son nez une fois de trop là où il n’aurait pas dû ? S’était-il véritablement noyé sans l’aide de personne ? Évidemment, beugler des sermons anti-communistes en République Populaire de Congo, n’était sans doute pas une bonne idée. Bien des mindé-lui avaient souvent conseillé de mettre la pédale douce...
3. L’homme blanc, au singulier, en lingala. 4 . Kinshasa, de l’autre côté du fleuve Congo.
On lui fit cependant une belle messe. Le deuil s’ensuivit, et M. le vicaire le remplaça temporairement. Quant à Joseph, il reprit la pêche comme d’habitude, un jour sur la rive, un jour sur sa pirogue. À chaque fin de journée, lorsqu’il rentrait chez lui, on lui demandait en plaisantant ce qu’il y avait de neuf sur le Djoué, ce à quoi il répondait : — Non, pas de cadavre à l’horizon. Et puis, les rivières ne racontent pas d’histoires tous les jours !
JUSTINE E BACONGO D
Justine habitait Bacongo, un grand quartier de Brazza, au marché important, mais compact. Justine, comme toute bonne Africaine, voulait obtenir à n’importe quel prix un mundélé, qu’il soit laid, vieux, ma-lade ou invalide, car là n’était pas la question. La question était seulement de l’épouser afin de vivre à l’aise, voire, pourquoi pas, de s’installer plus tard avec lui dans son pays. Le grand-père de Justine, qui avait connu les horreurs de la colonisation, ne supportait pas les mindé-lé, et l’idée qu’une belle femme de sa race se mette en ménage avec l’un d’entre eux ne lui plaisait guère ; attitude, d’ailleurs, que la plupart de ses congénères jugeaient déraisonnable. Mais comme la raison n’ef-facerait jamais le souvenir des coups de chicotte d’avant 1960, le grand-père s’obstinait : — Mais qu’est-ce que vous espérez gagner avec ces incirconcis ? bougonnait-il souvent. Ils vous rem-plissent la panse, puis vous plaquent dès qu’ils quittent le pays ! Mais Justine ignorait les sermons de son grand-père. Quand une femme était mariée à un mundélé, elle devenait riche et enviée. C’était d’ailleurs une idée fixe. Il fallait absolument qu’elle s’introduise dans une famille de mindélé, car ceux qu’elle rencontrait, assis aux terrasses des cafés, ne pensaient qu’à s’amuser. Il lui fallait donc trou -ver une place de servante ou de nounou quelque part. En quête de bons conseils, elle rendit visite à une amie, laquelle avait une occupation chez des mindé-lé, et lui exposa ses desseins. — Tu veux rire ? s’exclama celle-ci. C’est pour ça que tu veux travailler chez un mundélé ? En tout cas, il te faudra en trouver un qui soit célibataire ou travailler chez une famille qui reçoit beaucoup d’amis. Ou alors, il faut que tes patrons aient un grand fils… Les plus faciles sont les membres de leur famille qui viennent passer un mois de vacances, ou les nouveaux expatriés. Mieux encore : ceux qui viennent en voyage culturel pour s’imprégner de la culture africaine et qui ne connaissent rien de l’Afrique. Tous ceux-là, qui manifestent leur antiracisme enthousiaste sans aucune retenue, tombent tout de suite dans le panneau. — Pourtant, observa-t-elle, les mindélé qui sont ici depuis longtemps ne sont pas racistes non plus. — Non, répondit l’amie en s’esclaffant, mais ils savent trop bien ce qu’on veut ! Ou alors, il faut qu’ils soient complètement zóba ! Justine, prise en défaut, fit la moue, haussant les épaules. — Pourtant, protesta-t-elle, il y a des ménages mixtes qui fonctionnent très bien. Son amie soupira. — Oui, dit-elle. C’est vrai. Quand le mundélé est plein aux as et qu’il paye des miliciens pour garder sa  maison. Ou alors, quand c’est un vrai ancien à qui on ne la fait pas et qui est parvenu à se faire respec -ter. — Non, s’obstina Justine. Tu es injuste. Il y a des couples formidables. L’amie hocha la tête, peu convaincue par les arguments de Justine. Néanmoins, dégoter le pigeon n’était pas impossible. — Reviens donc la semaine prochaine, je t’aurai bien trouvé une petite place quelque part. Justine attendit patiemment une semaine avant de retourner consulter son amie. Elle fut déçue… — Il n’y a pas de place pour toi chez les mindélé, lui assena celle-ci. Ils ont tous quelqu’un chez eux. En vérité, l’amie de Justine ne s’était même pas dérangée pour lui trouver un travail chez un mundélé, elle qui connaissait pourtant plusieurs familles. En effet, si jamais elle entendait un jour parler d’une oc -casion en or, elle voulait en profiter elle-même ! Justine se souvint alors de son cousin qui travaillait comme jardinier chez un médecin algérien, ce dernier connaissant beaucoup de mindélé. Elle courut lui rendre visite en lui faisant croire qu’elle voulait
travailler parce qu’elle avait besoin d’argent, ce qui de toute façon était le cas de presque tout le monde. Le cousin fut surpris de ce brusque enthousiasme pour travailler chez un mundélé, où elle serait tout aus-si exploitée qu’ailleurs. — Tu ne gagnes donc plus rien à ta place du marché ? demanda-t- il. Qui vendra ton manioc, tes arachides, tes mangues, tes ananas et tout ça ? Tu crois qu’un mundélé  va mieux te payer ? Au marché, plus on vend, plus on gagne, mais quand on travaille chez quelqu’un, impossible de faire des bénéfices… — C’est pas ton affaire ! répondit sèchement Justine. Cette réponse naïve la trahit et mit la puce à l’oreille du cousin. Il se mit à rire bruyamment, se tré -moussant en se tenant les côtes, au point de devoir se cramponner au portail pour ne pas s’étaler. Il faut voir un Africain pris par le fou rire : il choit dans une volupté hilarante, donnant libre cours à sa joie qui souvent, lorsque la blague est trop bonne, le fait rouler à terre et battre des pieds. Quand on en voit un se contorsionner de la sorte, il est difficile de ne pas s’esclaffer à son tour tellement son hilarité est com -municative. Mais Justine n’avait pas du tout envie de rire ; elle frappa du pied. — Ne te moque pas de moi ! cria-t-elle. Je ne vois pas ce qu’il y a de si tordant à vouloir travailler chez un mundélé ! Tu es bien content, toi, d’y être ! Le cousin se remit lentement de sa crise. Il souffla un bon coup et répondit : — Pardon ! Moi, je ne travaille pas chez un mundélé, mais chez un Algérien. Mais je suis un bon cou-sin, et je ferai de mon mieux pour te dénicher quelque chose. Va et sois tranquille… Le cousin connaissait un jeune couple qui avait deux enfants. Ils étaient gardés par une servante qui n’était autre que la bêtise personnifiée et qui gobait, comme un lézard gobe les mouches, n’importe quelle calembredaine qu’on lui racontait. Si on lui avait dit que dans leur pays, les mindélé  déjeunaient tous les dimanches avec du poisson d’avril, elle aurait demandé la recette. Elle s’appelait Suzette. Le cousin alla donc la voir et lui susurra d’un air mystérieux que, la nuit, rôdait souvent le fantôme du père de madame, tué par une sagaie bien des années plus tôt, alors qu’il était parti en mission dans la forêt du Mayombe. Suzette, dont la bêtise dépassait largement la peur, fit remarquer, très intriguée, que c’était bien bi-zarre que monsieur et madame ne parlent jamais de feu le père de celle-ci. Il fallait donc la mettre tout de suite au courant ! Le cousin l’en dissuada, assurant qu’il valait mieux que madame ne sache rien, car le fantôme pourrait l’importuner davantage. Alors, Suzette, pour tranquilliser le cousin, décida de confectionner des talismans et amulettes, lui expliquant qu’ils étaient très efficaces contre le mauvais œil. Le pauvre cousin, sentant venir le découragement, voyait bien que la sottise légendaire de Suzette ne cesserait de faire échouer ses tentatives… Le problème semblait plutôt compliqué à résoudre. Mais, alors que le cousin cherchait quelque solution pour que Suzette rende d’elle-même son tablier, une curieuse coïncidence survint. Personne, à part quelques mindélé, n’était au courant. En effet, le père de madame, qui n’était pas mort du tout et qui, par ailleurs, n’aurait jamais pu mettre les pieds dans la forêt du Mayombe, arriva à Brazzaville pour y passer un mois, touchant le sol africain pour la première fois de sa vie. Indécrottable gaulliste, il avait 62 ans, une santé de fer, bénéficiait d’une force physique à faire pâlir Hercule, et avait fait fortune dans l’élevage à coups d’huile de bras. Suzette, qui comprenait à peine le français, ignorait tout. Le père de madame arriva à la capitale en fin d’après-midi, et alla justement en ville faire quelques emplettes. Lorsque l’employée de maison re-vint, elle ne passa pas par le salon. Elle entendit des voix, bien sûr, lesquelles causaient avec beaucoup d’animation, mais n’y prêta guère attention. Ce ne fut que beaucoup plus tard dans la nuit, alors qu’elle était déjà couchée, qu’elle entendit des pas dans le jardin. Les deux époux et le père étaient allés dîner en ville et, lorsqu’ils étaient revenus dans la maison, après que le couple soit allé se coucher, le père de madame avait eu l’envie de sortir dans le jardin pour respirer un peu de cet air qui lui était si nouveau, dans le calme de la nuit. C’était à cet instant que Su -zette avait entendu les pas foulant le gazon. Tout se serait passé normalement si, à cause de l’obscurité, il n’avait trébuché contre le câble qui re -tenait un des poteaux à fils servant à suspendre le linge. Un drap posé sans pinces glissa et le recouvrit totalement. Il étouffa un juron et se releva, tout en se dégageant maladroitement. C’est ainsi que Su- zette, observant la scène à travers la fenêtre, l’aperçut. Elle fut horrifiée de constater que ses talismans
n’avaient pas protégé la maison… Elle réveilla tout le monde avec ses cris, fit pleurer les enfants et stu -péfia les parents. Elle ne voulut rien savoir, rien écouter, et elle s’enfuit la nuit même, emportant ses talismans tout en les agitant en l’air en direction du malheureux père, qui n’y comprenait rien. Pauvre Suzette ! Le cousin de Justine fut très content ; tout s’était passé comme il le voulait sans qu’il ait eu besoin de remuer un doigt. À présent, il ne lui restait plus qu’à introduire Justine dans la place. Ce ne fut pas diffi -cile : le jardinier racontait l’histoire du « fantôme » à qui mieux mieux par-dessus la haie du jardin. C’est ainsi que le cousin lui parla de Justine. Le surlendemain, elle entra dans la maison pour y faire un essai d’une semaine. Madame lui expliqua toutes les tâches à effectuer concernant le ménage et la garde des enfants. Elle s’occupa d’abord de ces derniers sans s’y intéresser vraiment, puis elle commença à éprouver pour eux un peu plus de tendresse au fur et à mesure que les jours passaient. Elle satisfit madame, qui lui accorda une place permanente. Deux fois par semaine, le mercredi et le vendredi après-midi, les enfants n’allaient pas à l’école, et Justine les emmenait passer deux heures à la piscine de l’hôtel PLM. Là, il y en avait des mindélé ! Des petits, des grands, des gras, des maigres… bref, tout un troupeau où elle n’avait que l’embarras du choix. Justine, si elle ne s’était retenue, aurait butiné comme une abeille au milieu d’un pareil assortiment de denrées. Elle examinait tous ces hommes, faisant un compte rendu de chacun des pieds à la tête, imagi-nant en une seconde un ménage de rêve, rien que d’après un croisement de regard. C’était comme un jeu. Elle observait un homme, lui octroyait un caractère et inventait différentes scènes de vie conjugale. Elle créait des scènes d’amour, de ménage, de réconciliation… Tous ces rêves l’envoyaient sans cesse vers les « beaux » pays des mindélé, là-bas où, durant trois mois, il tombait de la pluie gelée qui couvrait de blanc de grands arbres pointus. Elle tentait d’imaginer le Mayombe ainsi recouvert par la blancheur de l’eau gelée. « Pour qu’il pleuve de l’eau gelée, il doit y faire aussi froid que dans un congélateur, pendant ces trois mois ! » se disait-elle. Justine n’ignorait pas ce qu’était la neige, et avait pu s’en faire une idée à travers la télévision. Son grand-père, qui par ailleurs ne l’avait aperçue que de loin sur le sommet du Kilimandjaro, lors d’un voyage en Tanzanie, en parlait comme s’il l’avait touchée : — Et les petits mindélé font des boules avec, et ils se les calent ! disait-il. Justine bâillait chaque fois qu’elle entendait cette phrase. Son grand-père la répétait sans cesse quand il parlait de la neige. Cependant, en secret, elle s’était juré qu’elle ne mourrait pas avant de l’avoir vue et touchée… Elle s’en était fait le serment. Et ce, avec ou sans mundélé. Elle décida de se concentrer sur ses projets de mariage, qui la souciaient considérablement. À la pis-cine, malheureusement, les mindélé ne semblaient pas s’intéresser à elle… Disons qu’ils contrôlaient leurs pulsions, car les mindélé, surtout les vétérans, ne cherchaient généralement pas à se compliquer l’exis -tence en s’envoyant une petite Africaine, aussi jolie soit-elle. Car Justine était jolie. Ils savaient trop bien qu’il leur suffirait de lui jeter un regard aimable pour la voir courir se pendre à leur cou. Donc, ils se te -naient cois tout en dévorant du coin de l’œil son joli corps, les yeux bien cachés par leurs lunettes so -laires. Justine se rendait bien compte de l’effet des charmes de son corps sur tous ces hommes… Elle sen -tait les regards qui, passant à travers les fameuses lunettes noires, scrutaient avidement sa sveltesse et sa peau d’acajou, devinant la nudité dissimulée sous son joli bikini blanc. Elle aimait se savoir observée et désirée, mais il était exaspérant pour elle de ne pouvoir parvenir à embobeliner un de ces beaux mateurs qui lui faisaient l’amour du regard, feignant d’être absorbés par la lecture d’un journal.
***
Un dimanche après-midi, le père de madame, que la famille appelait Bon-papa, eut le vif désir de pi-quer une tête dans l’eau tiède de la piscine du PLM et d’y barboter en compagnie de ses petits-enfants. Ceux-ci lui montrèrent leur enthousiasme en piaillant et en faisant la ronde autour de lui. — Je m’occuperai des gosses, dit-il. La petite peut bien avoir l’après-midi libre pour une fois !
Mais la petite, qui pour rien au monde n’aurait manqué un après-midi au PLM, assura qu’elle préfé -rait s’occuper des enfants plutôt que de folâtrer dans les rues de Bacongo. Bon-papa se cambra, écarta les bras et beugla : — Et pourquoi n’irions-nous pas tous les six au PLM ? Les enfants chahutèrent, battirent des mains, hurlant leur approbation avec une joie démesurée. — Pourquoi pas tous les six ? répétèrent les parents, songeurs… Et en avant ! Maillots de bain enfilés, serviettes-éponges à la main, et en voiture ! Cinq minutes, trente secondes, deux dixièmes plus tard, la voiture démarra, les hommes à l’avant, les femmes et les en -fants à l’arrière. Justine était encore toute étourdie lorsque la voiture se gara sur le parking du PLM. — Terminus ! Tout le monde descend ! cria Bon-papa. Les enfants s’élancèrent, Justine à leurs trousses, sur l’allée de graviers qui longeait les courts de ten -nis et qui débouchait sur un autre chemin menant à la terrasse du bar de l’hôtel. Ils descendirent quatre à quatre les marches des escaliers menant droit à la piscine et barbotaient déjà dans l’eau alors que les parents n’avaient pas encore fermé les portières de la voiture. Ils arrivèrent enfin, descendant tranquillement les marches, et s’installèrent à l’endroit choisi par Jus-tine. À peine cette dernière eut-elle retiré sa robe qu’une puissante poussée la projeta au milieu de la pis-cine. Elle eut juste le temps de crier avant de disparaître sous l’eau. Lorsqu’elle refit surface, elle aperçut le grand-père hilare, les mains sur les hanches, secouant ses larges épaules d’un rire épais et résonnant. Il n’eut pas le temps de jouir complètement de sa farce car, passant derrière lui, son beau-fils l’envoya rejoindre les baigneurs. Lorsqu’il émergea, il s’exclama : — Dieu ! Elle est bonne ! Les enfants grimpaient déjà sur son dos, il les entraîna avec lui sous l’eau. Ceux-ci, en refaisant sur -face, hurlaient de joie et en redemandaient. Bon-papa aperçut Justine au bout de la piscine, qui nageait en avant et en arrière, perdue dans ses rêves. « Je sens que je vais faire une belle prise, là… » se dit-il. Il disparut sous l’eau. La jeune fille n’avait rien vu, continuant à barboter sans se douter de rien. Il l’attrapa par les pieds et l’entraîna brusquement sous l’eau, puis la relâcha immédiatement après. Elle émergea, toussa, regarda autour d’elle d’un air affolé et aperçut le grand-père qui l’observait d’un air co -quin, faisant mine de vouloir recommencer. Justine voulut se sauver, fuyant vers l’échelle la plus proche en criant : — Bon-papa ! Bon-papa ! Y faut pas faire ça ! Mais ce dernier l’avait à nouveau attrapée, par la taille cette fois. Il la souleva hors de l’eau, la replon -gea, la souleva encore et la replongea alors qu’elle se débattait, hurlant et riant à la fois, jusqu’à ce qu’il la retienne dans ses bras, devenant subitement câlin. Il la regarda avec un sourire malicieux qui trahissait ses véritables intentions… Justine leva les yeux, mais les rabaissa dès qu’elle croisa son regard. Elle murmura : — Y… y faut pas faire ça… Bon-papa… Il la relâcha, ou plutôt l’expédia jusqu’au milieu de la piscine en s’exclamant : — Allez ! Au potage ! Comme tout le monde ! Mais Justine regagna promptement l’échelle et sortit de l’eau. Elle courut, tremblante des pieds à la tête, s’emmitoufler sous sa serviette-éponge. Ben alors ! s’exclama le grand-père. C’est déjà fini ? Il voulut la taquiner davantage, mais voyant que Justine n’avait vraiment plus envie de rire, il finit par la laisser tranquille. Elle ne bougea plus durant tout le reste de l’après-midi, sauf lorsque les enfants sor-tirent de l’eau, pour les aider à se sécher. Elle s’était assise, les bras autour de ses jambes repliées et le menton posé sur les genoux, sans bou -ger, perdue dans ses pensées, le regard vide. Un mundélé l’avait prise dans ses bras ! Le bel avenir dont elle rêvait jour et nuit était-il en train de se réaliser ? À présent, elle s’efforçait de ne plus trop y penser pour que cela ne lui porte pas la poisse, mais c’était plus fort q ’elle. u
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