L’aide aux personnes fragilisées en France et au Québec : le degré d’implication des familles - article ; n°2 ; vol.1, pg 93-101
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Santé, Société et Solidarité - Année 2002 - Volume 1 - Numéro 2 - Pages 93-101
Dans le soutien aux vieilles personnes handicapées ou fragiles, le rôle de la famille reste central. Au Québec comme en France, environ les 3/ 4 des personnes «dépendantes» ou en «perte d’autonomie» bénéficient d’une aide familiale, assurée à 70 % par les femmes. Les conséquences de cette aide sur la vie des aidant(e) s sont données surtout dans leurs dimensions négatives. Les recherches discutent de la notion même d’aide, de son contenu et de son sens: les études ont récemment mis en avant la nécessité de comprendre les dynamiques familiales afin de répondre aux interrogations concernant la désignation de l’aidant(e) et les conditions de délégation des tâches aux services professionnels. C’est finalement la question des frontières entre privé et public qui est posée et chaque État peut jouer, par ses politiques sociales et sanitaires, sur le déplacement de ces frontières. Les États sauront-ils éviter que s’accroissent les inégalités dans un domaine où liens familiaux et désir d’autonomie de chacun sont confrontés à une offre privée de plus en plus large?
Families still play a central role in supporting the disabled or fragile elderly. In both Quebec and France, approximately 75% of “dependent” persons or persons «with decreasing “autonomy” receive care from the family, 70% of which is provided by women. The consequences of this care for the life of caregivers are described mainly in negative terms. Research has focused on the very notion of support and its content and meaning. Studies have recently pointed out the need to understand family dynamics in order to address the issues concerning the designation of a caregiver and the conditions under which tasks are delegated to professional services. This, in the end, raises the issue of public and private boundaries, and, by using its social and health policies, each state can move these boundaries around. The question remains as to whether both countries will be able to prevent growing inequalities in a field where family ties and the individual’s desire for autonomy are confronted with a growing supply of private care. Abstract
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Publié le 01 janvier 2002
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Langue Français

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P R E N D R E E N C H A R G E L A D É P E N D A N C E LES SYSTÈMES DAIDE INFORMELS
dossierVieillissement et dépendance
L’aide aux personnes âgées fragilisées en France et au Québec : le degré d’implication des familles
Serge ClémentFRANCE Sociologue au Centre Interdisciplinaire d’Études Urbaines (CIEU), CNRS, Université Toulouse Mirail
Jean-Pierre LavoieQUÉBEC Agent de recherche sociosanitaire à la Direction de la Santé publique (DSP) de Montréal-Centre
Dans le soutien aux Résumé vieilles personnes handi-capées ou fragiles, le rôle de la famille reste central. Au Québec comme en France, environ les 3/4 des personnes « dépendantes » ou en « perte d’autono-mie » bénéficient d’une aide familiale, assurée à 70 % par les femmes. Les consé-quences de cette aide sur la vie des aidant(e)s sont données surtout dans leurs dimensions négatives. Les recherches dis-cutent de la notion même d’aide, de son contenu et de son sens : les études ont récemment mis en avant la nécessité de comprendre les dynamiques familiales afin de répondre aux interrogations concernant la désignation de l’aidant(e) et les condi-tions de délégation des tâches aux services professionnels. C’est finalement la ques-tion des frontières entre privé et public qui est posée et chaque État peut jouer, par ses politiques sociales et sanitaires, sur le déplacement de ces frontières. Les États sauront-ils éviter que s’accroissent les inégalités dans un domaine où liens familiaux et désir d’autonomie de chacun sont confrontés à une offre privée de plus en plus large ?
Families still play a cen-Abstract tral role in supporting the disabled or fragile elderly. In both Quebec and France, approximately 75% of “dependent” persons or persons « with decreasing “autonomy” receive care from the family, 70% of which is provided by women. The consequences of this care for the life of caregivers are described mainly in negative terms. Research has focused on the very notion of support and its content and meaning. Studies have recently pointed out the need to understand family dynamics in order to address the issues concerning the designation of a caregiver and the condi-tions under which tasks are delegated to professional services. This, in the end, raises the issue of public and private boundaries, and, by using its social and health policies, each state can move these boundaries around. The question remains as to whether both countries will be able to prevent grow-ing inequalities in a field where family ties and the individual’s desire for autonomy are confronted with a growing supply of private care.
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Les personnes âgées handicapées ou fragiles peuvent compter partL, celles qui viennent de leur famille, généralement sur deux types de ressources bien différentes : d’une d’autre part, celles qui sont proposées par les services professionnels ou par les institu-tions de soins ou d’hébergement. Si les unes relèvent de l’ordre du privé et les autres de l’action publique, elles n’en entretiennent pas moins des rapports étroits. À la fois sur un plan individuel et sur un plan collectif, ces deux types de ressources se rencontrent de manières diverses dans les différents pays et font l’objet de débats dans toutes les sociétés capables de proposer des aides insti-tutionnelles à la vieillesse. Les termes de ces débats renvoient aussi bien aux change-ments affectant les membres de ces sociétés, selon des variantes propres aux situations locales, qu’à ceux qui touchent les politiques sanitaires et sociales des différents pays. L’analyse de la place de l’aide familiale dans un contexte de redistribution des respon-sabilités entre familles et action publique permet de mettre l’accent sur les caractères sociaux de la construction de la vieillesse et du vieillissement.
Le rôle central des familles
Il peut être difficile de dresser un bilan de l’aide offerte par l’entourage aux personnes âgées fragilisées tant les concepts et les méthodes varient, non seulement d’un pays à l’autre mais aussi d’une enquête à l’autre. La part de la population âgée qui nécessite de l’aide de manière régulière est évaluée en France grâce à la notion de « dépen-dance », alors qu’au Québec (et au Canada) on utilisera les termes de personnes « en perte d’autonomie » ou plus récemment de personnes ayant des « problèmes de santé et des incapacités chroniques ». Quant à ce que font les personnes de l’entourage, elle est surtout qualifiée d’aide en France et au Québec, même si le terme de soins est de plus en plus utilisé. Enfin, selon que l’étude porte sur l’ensemble des fournisseurs d’aide ou de soins ou sur les seuls principaux four-nisseurs, appelés aidants principaux, le por-trait de l’aide et des aidants varie gran-dement. Toutefois on peut observer certaines convergences importantes dans les enquêtes des deux côtés de l’Atlantique,
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dont la principale est le rôle majeur joué par l’entourage, principalement familial, dans le soutien aux personnes âgées dépendantes ou atteintes de maladies et d’incapacités chroniques.
Même si on estime que 12 % des 75 ans et plus présentent une dépendance « sévère » (confinement au lit ou au fauteuil ou aide pour la toilette et l’habillage), la moitié des ménages à partir de cet âge ont, à domicile, recours à une aide extérieure de proches ou de professionnels (Aliaga [2000]). Au Canada, on estime que 22 % des 65 ans et plus reçoivent, de la part de leur entourage, des soins pour des problèmes de santé et des incapacités de longue durée, et que la moitié de ces personnes ont entre 75 et 84 ans (Keatinget al.[1999]). Les besoins d’aide évalués par les vieilles personnes elles-mêmes sont multiples et variés : besoin d’aide pour se déplacer, manger ou la toi-lette (pour 8,1 % des 75 ans et plus), pour sortir dans le voisinage immédiat (11,6 %), pour les courses ou repas (15,8 %), pour le ménage ou les transports en commun (8,6 %) (Renaut et Rozenkier [1995]).
L’engagement de l’entourage est essen-tiel dans cette aide : 80 % des personnes sévèrement dépendantes reçoivent de l’aide d’un proche. Plus de 2 millions de Canadiens de plus de 15 ans, soit 11 % de la population, consacreraient en moyenne 4 heures par semaine à donner de l’aide (Keatinget al.[1999]). Une étude québé-coise récente confirme ce que plusieurs recherches ont avancé : de 70 à 80 % des soins infirmiers et d’assistance reçus par les personnes âgées ayant des incapacités proviennent de leur entourage (Hébertet al.[1997]).
Parmi les tâches réalisées par l’entou-rage, les courses sont faites par le plus grand nombre (93 %), alors que 76 % s’occupent du linge et du ménage, 60 % du repas et 41 % des soins, toujours pour les plus dépendants (Renaut et Rozenkier [1995]). L’Enquête sociale générale de Statistique Canada présente un portrait quelque peu différent (Keatinget al.[1999]). Si l’entou-rage contribue à faire les courses, à entre-tenir la maison, à préparer les repas et à donner des soins personnels, il le ferait dans des proportions deux fois moindres toutefois.
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Selon l’enquête, les deux tiers du temps sont consacrés aux deux dernières tâches. Aussi, le suivi de l’état de la personne âgée est la tâche réalisée par la plus grande pro-portion de membres de l’entourage (plus de 50 %) et près de 3 aidants sur 10 offrent du soutien affectif, ce qui élargit quelque peu le spectre des tâches d’aide. Au Québec, l’entourage dispense même la majorité des soins infirmiers professionnels reçus à domicile tels qu’administrer certaines injec-tions ou soigner des plaies, ce qui a amené les chercheurs à parler de « dérive des soins » (Hébertet al.[1997]).
Si aide des proches et aide profession-nelle se combinent souvent, la situation semble varier entre les deux pays. Une étude réalisée en France dans le départe-ment du Tarn indique que, dans près de 40 % des cas, les deux types d’aide par-ticipent, alors que dans 30 % des cas envi-ron, soit seulement les aidants informels interviennent, soit seulement les profes-sionnels (Aptelet al.[1997]). Les études canadiennes démontrent quant à elles que l’entourage qui soutient une personne âgée à domicile ne reçoit, dans plus de 50 % des cas, aucun soutien des services publics ou n’y recourt pas (Canadian Study of Health and Aging [1994]). Ce pourcentage atteint même près de 70 % quand le conjoint est le principal responsable du soutien. Mais le recours aux professionnels est très dépen-dant de la disponibilité des proches. Dans l’étude du Tarn, et à même niveau de dépendance, on relève qu’en situation de cohabitation avec un enfant, les femmes âgées en couple sont 17 % à recevoir une aide professionnelle alors que les veuves non cohabitantes sont 80 % à bénéficier d’une telle aide (Aptelet al.[1997]).
Qui sont précisément ces aidants de l’en-tourage ? Selon les modes d’identification des aidants et selon que l’on s’intéresse à l’ensemble des membres de l’entourage ou aux seuls aidants principaux, le portrait change. L’aide provient d’abord de la famille : ils représentent plus de 80 % des personnes engagées dans l’aide et il s’agit surtout d’en-fants adultes, à 55 % selon Keatinget al. [1999], ou tout au moins de descendants, à 63 % selon Renaut et Rozenkier [1995]. La part des conjoints varie davantage : de 5 à
16 % respectivement. La réticence à définir son engagement auprès de son conjoint comme de l’aide et des soins aurait produit une sous-estimation de la part des conjoints dans la première enquête (Keatinget al. [1999]). L’enquête canadienne sur la santé et le vieillissement (Canadian Study of Health and Aging [1994]), qui porte sur les aidants principaux, rapporte plutôt des proportions équivalentes de conjoints et d’enfants adultes (40 % chacun). Les différentes enquêtes concordent sur deux points. Ces aidants sont très majoritairement des femmes : de 60 ou 70 % selon l’enquête. Les membres les plus proches de la famille (les conjoints et les enfants adultes) et les femmes four-nissent davantage d’aide et sont plus sou-vent les principaux fournisseurs de soutien. Les femmes consacrent en moyenne 4,5 heures par semaine à l’aide contre 2,7 pour les hommes (Keatinget al.[1999]), 30 % des filles passent plus de 8 heures par semaine à aider contre 25 % des fils (Renaut et Rozenkier [1995]). Le soutien semble donc s’inscrire dans la proximité, au-delà de 80 % des aidants considérant les soins comme l’occasion de rendre ce qui a été reçu de la personne que l’on soigne et l’occasion de renforcer le lien avec cette personne (Keatinget al.[1999]).
Enfin, les enquêtes canadiennes ont mis un accent important sur la pénibilité du soutien et de ses répercussions négatives. Les aidants manquent de temps pour eux, limitent leur vie sociale ; leur travail et leur sommeil en sont perturbés. Les femmes sont stressées à la suite du cumul de respon-sabilités, tandis que les hommes se sentent davantage coupables (Keatinget al.[1999]). S’ils sont aidants principaux d’une personne démente, leur santé y « passe » : ces aidants ont davantage de maladies chroniques, trois en moyenne, et plus du quart sont poten-tiellement dépressifs (Canadian Study of Health and Aging [1994]). Les études sur la santé des aidants sont plus rares en France et nous ne disposons pour ces dernières années que des données sur le « fardeau » : 61 % des aidants considèrent que l’activité d’aide a eu des conséquences sur leur santé et près de la moitié (47 %) se disent déprimés (Bocquetet al.[1996]).
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La définition de l’aide, le professionnelversus le profane
Les enquêtes révèlent donc le rôle central joué par les aidants dans le soutien aux per-sonnes âgées fragilisées de même que les répercussions négatives de l’aide sur la vie et la santé des aidants. On peut également étudier ce soutien offert par l’entourage sous l’angle de l’aide professionnelle. Mais ne per-dons pas de vue qu’une telle observation peut être réductrice et déformer ce que les aidants font pour les personnes âgées fragilisées.
Ainsi en est-il de l’imposition de l’idée même d’aide, avec son cortège de qualifi-catifs négatifs qui y sont liés. La définition en tant qu’aide, de ce qui est réalisé par les membres de l’entourage de la personne fragilisée, n’a rien d’évident en soi, et en particulier pour cesaidantsbaptisés ainsi quelquefois malgré eux. Même dans les enquêtes qui portent explicitement sur l’aide, les gens interrogés peuvent résister à désigner des proches comme aidants, comme dans l’enquête sur l’aide dans le sud-ouest de la France (Aptelet al.[1997]), ou à se désigner comme aidants, comme dans l’enquête sociale générale canadienne (Keatinget al.[1999]). Dans ces deux cas, le conjoint n’apparaît manifestement pas comme aidant. Par ailleurs, ce type de rap-ports à des proches a pu être qualifié dans d’autres circonstances par d’autres notions telles que le soutien, le support, le secours, l’assistance, voire le « ce qui est fait pour », plusieurs aidants et personnes fragilisées refusant de décrire ce qu’ils faisaient ou recevaient comme de l’aide (Lavoie [2000]). Mais c’est l’« aide », et dans une mesure moindre le soin, qui s’est imposée (dans une acception pourtant sensiblement différente de l’anglais « care »). Cette imposition de la notion d’aide va de pair avec la question du moment à partir duquel une intervention d’aide s’inscrit dans la relation. Or si le début de la présence d’un service auprès d’une personne peut être daté avec précision, il n’en est pas de même pour fixer le moment où une relation entre proches bascule dans le registre de l’aide.
La majorité des enquêtes découpent le champ de l’aide en activités prenant pour centre l’entretien du corps de la personne
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âgée et les activités domestiques reliées à son domicile. Elles sont surtout adaptées pour les tâches tangibles régulières qui nécessitent une définition assez stricte des activités. Les aspects moins tangibles font, tout au plus, l’objet d’une ou deux questions globales ; ainsi les estimations du temps consacré sont pour le moins douteuses. Pourtant, plusieurs recherches, en posant la question du registre d’action sur lequel interviennent les personnes de l’entourage, ont identifié une grande variété de types de relations que l’on peut éventuellement traduire en types de soutien.
Ainsi le travail de gestion, au-delà des tâches instrumentales, a été reconnu. Expri-mé par le fait de se sentir responsable, il reste largement du côté de l’entourage, même s’il reçoit l’appui de personnel profes-sionnel. Alors que ce dernier pose souvent la question de la coordination des services, cette fonction est souvent réalisée de fait par le « responsable » informel de la prise en charge, qui doit également entreprendre des négociations intra-familiales sur les aménagements nécessaires à l’introduction de nouvelles tâches à l’intérieur de l’organi-sation familiale, concilier ses multiples responsabilités, voire des besoins et des principes éthiques contradictoires (Corbin et Strauss [1988], Lavoie [2001]). On peut aller encore plus loin dans l’analyse des grands types de travail, mis en œuvre au cours d’un soutien à un parent fragilisé, en questionnant les buts avoués ou plus intimes du proche dans son action auprès de son parent fragilisé. Bowers [1987] en distingue ainsi cinq : travail anticipatoire, préventif, de supervision, instrumental et de protection. Les buts de protection (pro-téger d’une détérioration plus grande) et de conservation de l’identité ont été avancés par certains chercheurs (Lavoie [2000]). On a même parfois évoqué le « travail biogra-phique » (Corbin et Strauss [1988]) qui per-met de réinterpréter les nouveaux compor-tements dans la continuité de ce que l’on a vécu avec la personne malade, en parti-culier du côté des conjoints. Cette part importante, mais moins tangible, de l’en-gagement et du travail de la famille a été négligée par les grandes enquêtes réalisées.
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Dans ces enquêtes s’impose également le fardeau (de l’anglais « burden ») quand il s’agit de mesurer les effets objectifs et subjectifs du soutien sur l’aidant. C’est bien un type de relation à sens unique basé sur la pénibilité du travail qui prévaut dans ces enquêtes. Mais aider, soutenir un parent âgé fragilisé s’inscrit aussi pour le conjoint dans un contrat tacite conclu il y a long-temps (Clémentet al.[1996]). Pour les enfants adultes, c’est également rendre ce que l’on a reçu (Lavoie [2000]), comme le démontre l’Enquête sociale canadienne, c’est aussi la demande de liens de filiation de leur part. Avec ces interrogations, on touche au sens donné par les membres de l’entourage à leur action auprès des parents âgés. Ces dernières considérations rappel-lent que l’aide est d’abord un lien familial, dimension que ces enquêtes semblent avoir négligée.
Vers une redéfinition du domaine de l’échange familial
Comprendre ce qui est en jeu, lorsque des proches apportent leur soutien à des vieux parents fragilisés, ne dispense pas de s’in-terroger sur les changements de normes qui affectent les rapports à l’intérieur de la famille, et au-delà les rapports entre les individus en général. L’individu en tant que valeur ne cesse de se constituer dans cet idéal de l’identité moderne telle que la décrit Taylor [1998], en particulier le sens de l’intériorité, de la liberté et de l’indivi-dualité. Ce travail de constitution de l’indi-vidu moderne met en avant « l’autonomie » individuelle, dont le caractère illusoire (Memmi [1998] écrit que « l’autonomie est une navigation dans le champ de nos dépendances ») ne peut faire oublier que les valeurs ainsi défendues ont pour consé-quences des modifications dans les compor-tements des individus.
La définition même de ce qui fait la famille dépend de la manière dont les indi-vidus qui la composent la conçoivent : par exemple, la privatisation du lien conjugal, signifiée par le fait que le choix de vivre en couple ne regarde que les consciences indi-viduelles, ne remet pas en cause les liens de filiation. D’une manière générale, la famille devient le lieu où sont débattues les questions
de l’autonomie de chacune des unités fami-liales (individu, couple, famille) et les rela-tions avec les plus âgés sont révélatrices de l’état, très changeant, des recompositions en cours. Quelques principes généraux ont été relevés par les observateurs.
Tout d’abord, la socialisation de la sphère privée : l’État investit peu à peu les domaines qui étaient autrefois réservés à l’univers domestique, soit par les services qu’il apporte, soit par le contrôle qu’il effectue. Mais c’est aussi l’ensemble de la sphère familiale qui s’ouvre aux services extérieurs, qu’ils soient publics ou mar-chands. Ensuite, l’érosion des obligations familiales, qui explique que les membres de la famille ne se déterminent plus selon les rôles qu’ils ont à remplir du fait de leur place dans la famille, mais selon des choix qu’ils opèrent en fonction des relations de confiance entre individus, relations qui sont sources de satisfaction personnelle. D’où un autre principe : les relations entre les per-sonnes se réalisent sous le registre de la négociation, afin que les identités s’ajustent mutuellement.
Diverses recherches ont constaté les effets de ces évolutions dans le champ de l’aide à la vieillesse. Les styles de l’engage-ment familial peuvent fort différer d’une famille à l’autre. Ainsi Pennec [1998] dis-tingue trois types de pratiques filiales. Dans l’un, l’accompagnement se situe « dans la conformité aux vœux parentaux, au détri-ment d’expressions plus intimes ». Un autre est placé sous le signe de la renégociation de l’ordre antérieur des choses. Enfin, un troisième type est l’affirmation d’une affaire personnelle entre l’aidant et la personne dépendante. Lalive d’Epinay [2000] et son équipe opposent les pratiques d’aide à Genève et dans le canton suisse du Valais : dans le premier cas, le rôle privilégié par l’aidant est celui de « veilleur » qui s’assure que les soins sont assurés par des profes-sionnels, alors que dans le canton rural on reste dans la tradition du partage du « faire ensemble » concret. Cette évolution peut toucher aussi bien ceux qui sont aidés que ceux qui accompagnent.
Le rôle des choix électifs, particulière-ment de l’affection dans le soutien aux
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proches âgés, est mis en relief par diverses études. Toutefois, Lavoie [2000] prend bien soin de ne pas opposer ce qui relèverait de l’obligation et ce qui tiendrait de l’affection, en montrant au contraire « l’ancrage de l’obligation dans l’affection ». C’est par l’oc-casion de développer une nouvelle intimité avec son parent dépendant que s’établissent des relations de confiance réciproques qui ouvrent à divers jeux de gratifications. On voit ainsi que le lien affectif peut moduler le sentiment de responsabilité et constituer une force structurante de la prise en charge.
Dans le sens où ces relations se construi-sent par la négociation, leur compréhension passe par leur étude dans la durée. Comme l’écrit Hagestad [1995], « les attentes doivent être négociées en cours de route ». Les études longitudinales ou celles qui reconstituent les trajectoires de vie peuvent permettre de préciser les caractères conditionnels de la solidarité entre membres d’une famille : ce peut être en établissant l’existence de contrats tacites entre deux conjoints au cours des années de vie commune ou en analysant les fratries afin de comprendre pourquoi tel enfant plutôt que tel autre accompagne son vieux parent (Clémentet al.[1996]).
Les frontières mouvantes du public et du privé S’il y a mouvance dans l’échange familial, il y a également mouvance dans les frontières entre le public et le privé. Dans l’aide et les soins aux personnes âgées fragilisées, qu’est-ce qui relève respectivement du public et du privé ? Si d’emblée certaines sociétés comme les États-Unis voient le soutien aux personnes âgées fragilisées comme une responsabilité familiale (Montgomery [1999]), cette fron-tière est apparemment plus floue et instable ailleurs et donne lieu à un débat, public en Grande-Bretagne et, dans une mesure moindre, au Québec et plus larvé en France (Martin [1996]). Dans ce débat, qui met en jeu des conceptions différentes de l’aide, familles et État semblent apporter des réponses différentes qui, si elles évoluent dans le temps, risquent d’influencer les stratégies familiales et politiques à venir. Comme les données présentées plus haut l’illustrent, les solidarités familiales
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demeurent actives et les familles, principale-ment les femmes, fournissent une proportion importante, quoique sous-évaluée, de l’aide requise par les personnes âgées fragilisées. De cet engagement important, certains ont conclu que celui-ci est spontané et que les familles considèrent cette aide comme étant de leur ressort (Montgomery [1999]). Rien n’est moins certain. Tant Favrot-Laurens [1996] que Lavoie [2000] notent que les familles, dans leur aide, mettent l’accent sur le soutien à la socialisation, la mobilisation, la stimulation de la mémoire et la préserva-tion de l’identité. Si cette aide est vue de leur ressort, il n’est pas de même pour les soins complexes qui devraient être rendus par les services publics. La valorisation de l’autonomie individuelle dans les rapports familiaux explique le désir de plus en plus grand des personnes âgées de ne pas vouloir être un « fardeau » pour leurs enfants et leur appel croissant aux services publics et profes-sionnels en cas de fragilisation (Phillipson [1997]). Enfin, l’aide requise étant souvent identifiée aux sphères de compétence fémi-nine, il n’est pas certain que les femmes acceptent de s’investir massivement dans cette aide.
Pour plusieurs, les solidarités et les obliga-tions familiales ne sont pas aussi spontanées qu’on veut le faire croire et l’aide requise des familles (et souvent fournies par elles) n’a rien de « naturelle », l’État jouant un rôle actif dans la construction de « l’aide fami-liale » (Gubermanet al.[1992], Montgomery [1999]). Si les États définissent différem-ment les frontières entre responsabilités privées et publiques et interviennent plus ou moins dans lesaffaires familiales, la France et le Québec, depuis peu, étaient plutôt inter-ventionnistes (Dandurand [2001]). Il semble toutefois qu’à l’instar d’autres États, menés par les mêmes considérations budgétaires, les gouvernements français et québécois tentent de réduire leur engagement dans le soutien aux personnes fragilisées et d’en transférer une part toujours croissante aux familles et aux femmes (Martin [1996]).
L’État, par la mise en place de lois régis-sant les obligations familiales, par des inci-tatifs monétaires ou fiscaux ou plus souvent par un resserrement des services offerts, contribue à créer une pression sur les
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familles et les femmes pour qu’elles aident leurs parents âgés fragilisés (Gubermanet al.[1992], Twigg et Grand [1998]). Ainsi, la France a défini depuis longtemps dans son code civil une obligation alimentaire dans la famille élargie, qui fait que les enfants ont à contribuer aux frais d’hébergement en insti-tution de leurs parents, créant ainsi une pres-sion à ne pas recourir à ce type de ressource (Twigg et Grand [1998]). Le Québec et la France ont récemment instauré des crédits d’impôt et des incitatifs monétaires.
Le resserrement des services, et le trans-fert de responsabilités du public au privé qui en résulte, soulève la question du carac-tère complémentaire ou substituable de l’aide offerte par la famille et le public. Avec ce rationnement, l’État pose clairement ces deux sources comme substituables, point de vue que ne semblent pas partager les familles, et la part de substitution va crois-sant (Gagnonet al.[2001]).
Enfin, la reconnaissance et l’appel massif aux solidarités familiales dans le soutien aux personnes âgées, soulève la question du statut des aidants dans les politiques de sou-tien à la vieillesse fragilisée, d’autant plus que de très nombreuses recherches ont mis en évidence les effets négatifs de l’aide sur les aidants. Ce statut, longtemps implicite variant au gré des sensibilités personnelles et des normes sociales (Clément [1996], Guberman et Maheu [2001]), est depuis quelques années l’objet de formalisations comme dans le Carers’ Act de 1995 en Grande Bretagne et dans la politique de ser-vices à domicile en élaboration au Québec. Les aidants semblent y avoir un double statut de client, ayant droit à une évaluation et à des services propres, et de partenaire à qui l’on reconnaît le droit de s’engager ou non dans l’aide (Gillies [2000]). L’actualisa-tion de ces statuts exige toutefois des chan-gements concrets qui se font attendre en Grande-Bretagne : peu d’aidants sont éva-lués, ils ont toujours des rapports inégali-taires avec les professionnels et n’ont pas de contrôle sur les services qui leur sont offerts (Gillies [2000]).
Conclusion
Contrairement à ce que certains observa-teurs ont pu pronostiquer, les normes fami-liales de soutien à la vieillesse ne faiblissent pas. Nous avons vu que, aussi bien en France qu’au Québec, l’engagement fami-lial auprès des personnes âgées fragilisées reste fort. Mais les définitions de l’individu et du groupe et des rapports entre les deux évoluent. L’individu d’aujourd’hui se veut libre de ses choix et être dépendant de quelqu’un apparaît de plus en plus comme insupportable. Le vieillissement se construit avec les intérêts de multiples acteurs : le désir d’autonomie grandissant, aussi bien du côté des proches qui veulent accompa-gner leurs plus âgés en difficulté que du côté de ces derniers qui veulent rompre avec la situation qu’ils ont connue parfois en tant qu’aidants ; la volonté de ne pas laisser le vieillissement des siens à la seule respon-sabilité de professionnels et de contrôler la qualité des services fournis ; l’intention des pouvoirs publics de limiter les dépenses dans un domaine toujours présenté comme inflationniste ; la volonté des acteurs de la libre entreprise de développer un marché de services gérontologiques auprès d’une clientèle réputée de plus en plus solvable, etc. Pour les aidants familiaux, un des moyens de concilier les désirs d’autonomie indivi-duelle et, en même temps, de maintenir des liens jugés fondamentaux entre les généra-tions consiste à garder la haute main sur la responsabilité de l’accompagnement tout en déléguant les tâches plus techniques à des professionnels. Si cette tendance se confirmait, le risque d’inégalité d’accès à des ressources de qualité grandirait, car tout le monde n’a pas les mêmes moyens ni de défendre son autonomie individuelle, ni de choisir les services correspondant le mieux à sa situation. Les États seront-ils soucieux de limiter ce risque ?
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N° 2, 2002
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SANTÉ, SOCIÉTÉ ET SOLIDARITÉ
101 N° 2, 2002
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