Questions non résolues: ➤?L’environnement de vie et de travail au prix de la santé ➤?Modifier les comportements, à quel coût ➤?Cancer de riches, cancer de pauvres Responsabilité individuelle, responsabilité collective ➤ Pierre Lombrail–FRANCE Centre hospitalier universitaire de Nantes ette table ronde est censée éclaide son deuxième plan. Cette volonté d’agir, rer trois questions: doiton laisseren même temps qu’elle témoigne d’une prise santCméfie un peu de la santé publique. Il fautModifier les comportements mais àé ? les environnements de vie et dede conscience, présage peutêtre d’améliora travail se dégrader au prix de lations perceptibles. En même temps, je me quel coût? Y atil des cancers de riches ettoujours se méfier de la toutepuissance qui des cancers de pauvres? guette.Spécialement lorsqu’elle cherche à imposer une modification des comporte Sur ces sujets, les experts présents à cette ments, à instaurer des normes, à supputer table ronde exprimeront des points de vue et à classifier les risques entreconsidérés très différents. La première, Chantal Cases, etinconsidérés, proportionnés et dispro de l’Institut de recherche et documentation portionnés; sans égard à la liberté des en économie de la santé (Irdes), se deman personnes d’en juger par ellesmêmes. dera si, effectivement, nous sommes égaux par rapport à la maladie, au cancer en parPour susciter une autre réflexion ou inter ticulier ;ou s’il n’existe pas, de l’exposition auxrogation, je vous cite le propos un peu abrupt risques – notamment professionnels – àou roboratif de Philippe Batta, sociologue, l’accès aux soins et aux conséquences de laqui dit:« Lamédecine offre finalement peu maladie, de criantes inégalités sociales.de satisfaction en dehors de l’allongement de la survie qui contente l’idéal médical de la Si nous sommes inégaux devant la mala lutte contre la mort, mais qui fait aussi plon die, Richard Béliveau, de l’Université du ger nombre de soignés dans des incertitudes Québec à Montréal, nous dira que ce n’est et un malêtre dont cet idéal – aujourd’hui, pas une fatalité. Nous sommes égaux devant remis en question – tient peu ou pas compte. la nécessité de prévenir ce qui peut l’être. Il Les conditions sociales et politiques de la vie a donc choisi de centrer son propos sur les redevenues possibles n’intéressent que trop perspectives préventives que recèle une peu l’ordre sanitaire et encore moins dans meilleure compréhension de la physiopatho une période où les arguments de rationalité logie, tout spécialement en matière de comptable dominent la restructuration hos stratégie nutritionnelle. pitalière. »C’est possiblement un point de En tant que médecin de santé publique,vue exclusivement français, j’espère qu’il ne je suis pour ma part fortement interpellé pars’applique pas à la réalité québécoise. J’ai les profondes inégalités sociales de santé,cru comprendre que ce n’était peutêtre pas spécialement en France. Et je me réjouis quele cas. En introduction à cette table ronde, l’Institut national du cancer (INCa) fasse dec’était le coup d’envoi que je voulais donner la réduction de ces inégalités un des axes fortsà l’exposé de nos deux experts.
Pierre Lombrail
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Chantal Cases
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Les inégalités sociales de cancer en France: éléments de diagnostic ➤Chantal Cases–FRANCE Institut de recherche et documentation en économie de la santé
Le cancer n’atteint pas également les différents milieux et il tue globalement de moins en moins quand on s’élève dans l’échelle sociale.
e vais tenter de répondre pour ma part à la troisième sousquestion: y atil des cancers de riches et des cancers de pauvres? J’illustrerai mes propos essentiellement par des données françaises, sachant par ailleurs que les Québécois s’y retrouveront puisqu’un certain nombre des données que je présenterai recouperont celles communiquées un peu plus tôt par madame Maunsall, par exemple, sur la perception des femmes atteintes du cancer du sein.
Je rappellerai dans un premier temps des choses qui sont largement connues, mais que l’on ne doit pas oublier. Le cancer n’atteint pas également les différents milieux sociaux. Il ne les atteint pas également en matière de mortalité et il tue globalement de moins en moins quand on s’élève dans l’échelle sociale.
Cela s’observe surtout chez les hommes. La mortalité par cancer est deux fois plus élevée chez les hommes sans diplôme; je pense que c’est aussi vrai au Québec. Le cancer est d’une façon générale particulièrement meur trier chez les moins favorisés, surtout pour les cancers des voies aérodiges tives supérieures. Il frappe jusqu’à dix fois plus les plus pauvres dans le cas du cancer du poumon. Il n’y a cepen dant pas de différence significative pour le cancer du côlon.
Les écarts sociaux sur le risque d’être atteint varient selon la localisation du cancer, mais il existe un certain nombre de locali sations pour lesquelles les écarts sociaux sont le reflet des inégalités sociales. Les cancers de l’œsophage, les cancers des voies aérodi gestives supérieures, le cancer du col de l’utérus, par exemple, sont plutôt plus fré quents en bas de l’échelle sociale.
Notons un autre élément épidémiologi que. Les différences sociales de survie sont observées spécifiquement sur les cancers de bons pronostics, ceux sur lesquels la méde cine peut souvent faire la différence.
Par ailleurs, un élément longitudinal est aussi remarquable. Les écarts de mortalité
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entre les niveaux d’éducation étudiés en France, ont eu tendance à s’aggraver e dans le dernier quart du XXsiècle. Un seul exemple, plutôt symptomatique: le fait d’appartenir à une catégorie sociale modeste a cessé d’être une «protection » contre la mortalité par cancer dès la fin des années 1990. Cela s’explique essentielle ment du fait que le dépistage, qui s’est généralisé à compter de ce momentlà, a sans doute profité davantage aux catégories sociales les plus favorisées ou les plus scolarisées. Les causes des inégalités sociales sont complexes. Elles se situent en amont du système de soins, dans les modes de vie et l’environnement de vie et du travail. Mais les habitudes de vie n’expliquent pas tout. À consommations de tabac et d’alcool iden tiques, des différences très importantes sont constatées entre les travailleurs dits manuels ou non manuels, les ouvriers et les autres. Par exemple, le risque d’être atteint d’un cancer des voies aérodigestives supérieures est multiplié par 1,9 entre un travailleur manuel et non manuel à consommations d’alcool et de tabac identiques. Les systèmes de soins, de l’un à l’autre, ne protègent pas non plus équitablement leur population et, même parmi les meilleurs, l’accès aux soins se différencie selon les catégories sociales. Même dans des pays comme la France et le Québec qui par tagent les mêmes valeurs de solidarité et offrent un système de protection sociale très satisfaisant, l’accès aux soins précoces n’est pas le même selon les catégories sociales. Par exemple, les trajectoires de prise en charge sont différentes. Les catégories les plus défa vorisées ou celles vivant dans des zones rurales ont moins rapidement, moins souvent accès à des soins très spécialisés. La compré hension du système de santé et de la maladie n’est pas la même. Tous ces facteurs inter agissent et produisent collectivement des inégalités importantes. Pardelà les aspects épidémiologiques, en se concentrant sur les éléments relatifs aux
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systèmes de soins, on peut noter que le vécu du traitement est plus difficile dans certains milieux sociaux. Madame Mermilliod l’a signalé plus tôt, deux ans après le diagnostic, si très peu de malades se déclarent globale ment insatisfaits du suivi médical et de l’infor mation qu’ils ont reçus, toutes choses étant égales par ailleurs, dans l’enquête à laquelle nous nous référons, réalisée en 2004, sur les conditions de vie des personnes atteintes 1 d’une maladie longue ou chronique, la brutalité de l’annonce de la maladie était davantage perçue par les femmes, les per sonnes de bas niveau d’études, les agricul teurs et les ouvriers. Les personnes de faible revenu sont celles qui souhaiteraient plus souvent voir un médecin pour le suivi de leur maladie ou recevoir une aide psychologique.
L’analyse du degré de satisfaction à l’égard du système de soins est complexe. La satisfaction et l’insatisfaction s’expriment différemment selon le degré d’instruction des usagers. La variabilité des préférences et des attentes est importante selon les milieux sociaux. Tandis que les plus instruits souhaitent recevoir un complément d’infor mation à celle qui leur a été transmise, les personnes appartenant aux catégories sociales moins favorisées estiment ne pas avoir bien compris l’information donnée ou ne pas avoir reçu la bonne information.
Toujours selon l’enquête de 2004 sur les conditions de vie des patients, deux ans après avoir été informés de leur diagnostic, la qualité de vie physique des personnes atteintes s’explique essentiellement par des variables sociodémographiques et montre un gradient social différencié selon le diplôme, le fait que l’on soit actif ou pas, et selon la catégorie sociale. L’ajustement mental au cancer est quant à lui davantage caractérisé par la combativité pour les caté gories sociales favorisées, et par la détresse pour les autres. Le reste de l’enquête sur les conditions de vie le confirme, l’attitude par rapport au cancer ne relève pas spécifi quement des caractéristiques innées des personnes. La détresse est aussi générée par une difficulté de s’insérer, de comprendre, de vivre mieux ou moins bien sa maladie, et
ce qui varie selon la catégorie sociale à laquelle on appartient. Par ailleurs, on l’a déjà évoqué ce matin pour les femmes atteintes de cancer du sein, la maladie cancéreuse peut aussi être à l’ori gine d’un processus de paupérisation. Être atteint de cancer, pour les personnes en emploi, signifie très souvent une diminution de ses ressources et de sa capacité à accéder au crédit. Pour une part significative des malades, notamment ceux qui appartien nent aux catégories sociales plus défavori sées, il y a – si je puis dire – un cumul de peines. En plus de toucher un plus bas revenu, de disposer d’un statut d’emploi moins protecteur, la maladie est souvent plus durement vécue. Il s’ensuit, selon l’appartenance sociale des malades, des stratégies différentes de ges tion des conséquences de la maladie. Parmi les personnes en emploi au moment de l’annonce de leur diagnostic, celles qui pro fitent d’un statut d’emploi plus protecteur, par exemple, retournent plus fréquemment au travail. Les moins bien protégées, les femmes en particulier, sont moins nombreuses à réin tégrer le marché du travail. On peut penser qu’il s’agit d’un choix auquel elles se trouvent acculées. En bref, il existe bel et bien d’importantes inégalités sociales face au cancer, liées à la maladie ellemême ou à l’environnement social du patient. Ces inégalités, qui sont le plus souvent des iniquités, nécessitent pour être combattues et comblées, l’élaboration de politiques particulières. Si la poursuite de ces politiques requiert la participation de tous les acteurs, elle nécessitera la contribution au tout premier chef du monde professionnel de la santé. On a bien vu, par exemple, à travers nos enquêtes que l’information transmise aux patients est souvent modulée selon l’appar tenance sociale, réelle ou présumée, des patients. Je me réjouis donc que le second Plan cancer en France fasse de la lutte contre les inégalités sociales visàvis du can cer l’un de ses axes stratégiques.
1. DREES,Enquête nationale sur les conditions de vie des personnes atteintes d’une maladie longue ou chronique, 2004
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Richard Béliveau
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Le cancer: une maladie évitable ➤Richard Béliveau–QUÉBEC Université du Québec à Montréal aimerais d’abord évoquer, pour laannées 1980, que le mode de vie constituait ’ déplorer, la confusion médiatiquelui aussi un facteur dominant dans le déve qui amène la population à s’inquiéloppement du cancer. On pensait jusquelà ter démesurément de maladies trèsque le cancer était une maladie génétique, rares comme la grippe aviaire et la maladieessentiellement héréditaire. On sait mainte de vache folle, alors qu’évidemment, dansnant qu’il est, comme les maladies cardio les sociétés industrialisées, on meurt du canvasculaires et le diabète, une maladie cer et des maladiescardiaques. L’importanceassociée au mode de vie. démesurée accordéeaux maladies plus rares Et on oublie que le traitement du cancer a malheureusement l’effet de pousser à se limite à une très courte période d’inter l’adoption de comportements qui représen ventionthérapeutique. Le système de soins a tent des risques de développer des maladies à sa disposition de quelques semaines à beaucoup plus classiques, mais non moins quelques mois pour guérir ou perdre un redoutables, telles que le cancer. patient atteint du cancer. Les cancers chez Je vais rappeler une définition formellel’être humain sont d’origine monoclonale; de ce qu’est le cancer. Les cancers sont desainsi pour qu’une cellule cancéreuse donne gènes sélectionnés par leur environnementune masse cliniquement détectable, c’està cellulaire. J’insiste sur le qualificatifcelludire l’équivalent de milliards de cellules lairecancéreuses, une période de croissance de. La population en général évoque plus facilement l’environnement macroscoquelques décennies aura généralement été pique lorsqu’elle s’inquiète du cancer. Nousnécessaire. Et malheureusement, ce qu’on savons maintenant que l’environnementa le plus négligé en oncologie au cours des endocrinien, et paracrinien en particulier,cinquante dernières années, c’est attaquer est extrêmement important.le cancer dans sa phase initiale de dévelop pement, dans son enfance et dans son Le cancer est le résultat de la proliféra adolescence, avant que la tumeur ait atteint tion anarchique et invasive d’une sous un stade cliniquement déclaré. C’est là que population de cellules clonales non la prévention joue son rôle. Une prévention différenciées provoquée par un environne qui va audelà de l’abandon du tabagisme, qui ment cellulaire paracrinien favorisant cette concerne les habitudes alimentaires, l’acti expansion. Il y a ici deux notions impor vité physique et la lutte contre l’obésité. tantes :l’aspect héréditaire – génétique – et l’aspect environnemental. On a compris celaLa plus grande étude jamais réalisée sur il y a assez longtemps, au début des annéesle lien entre les habitudes de vie et le cancer, 1980, en observant les inégalités de santé àcelle du World Cancer Research Fund, a été travers les sociétés, les populations humaipubliée en 2008. Un demimillion d’études nes ;en comparant, par exemple, le taux deont alors été compilées par 234 oncologues cancer de la prostate aux ÉtatsUnis avecet chercheurs de partout sur la planète. Une celui de l’Inde, de la Chine ou du Japon. Lerecherche d’une telle importance doit être taux de cancer de la prostate au Japon estconsidérée comme la référence ultime en au fait 25 fois plus faible que chez les Blancsmatière de prévention du cancer. Après la caucasiens français ou québécois. Cela acompilation des résultats des études sur le d’abord laissé supposer que la différencemode de vie qui ont ainsi été revues, dix génétique expliquait à elle seule cette disrecommandations ont été formulées. La tribution si différente des taux de cancer depremière est qu’il faut demeurer aussi la prostate. C’était avant que l’on s’aperçoivemince que possible, avec un indice de masse que lorsque les Japonais migraient, encorporelle de 21 à 23. Aucune étude ou conservant évidemment les mêmes gènes,recommandation visant à prévenir les mala leur taux de cancer de la prostate décuplait.dies cardiovasculaires ou le diabète ne s’était On a alors compris, au milieu desrendue jusquelà.
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La même étude recommande d’introduire dans notre alimentation une abondance de fruits et de légumes. Pour prévenir le cancer, on n’utilise pas de supplément! Une autre de leurs recommandations qui m’a étonné est celle d’appliquer en prévention secon daire, pour les patients qui sont atteints de cancer et en rémission, les mêmes conseils qu’en prévention primaire. C’est d’ailleurs maintenant de mieux en mieux documenté: la survie augmente de façon extrêmement importante chez les patients atteints de cancer qui adoptent un mode de vie sain, quand on les compare aux patients qui ont reçu les mêmes traitements de chimiothé rapie, de radiothérapie et sur lesquels on a pratiqué les mêmes chirurgies, mais dont les mauvaises habitudes de vie favorisent plutôt la réapparition des tumeurs.
Un consensus se dégage maintenant: ce que l’on appelle l’hygiène de vie – les saines habitudes alimentaires et l’activité physique en particulier – est aussi important que l’abandon du tabagisme pour prévenir l’ensemble des cancers. Les facteurs hérédi tairesstricto sensusont beaucoup moins importants que ce que l’on croyait; les infec tions expliquent environ 10% des cas, et la pollution, dont tous nos concitoyens ont peur, est la cause de moins de 2% de tous les cancers. Donc, la chose est maintenant très clairement établie, le cancer est bel et bien une maladie chronique associée au mode de vie que favorise une prédisposition héréditaire ou la sélection clonale de muta tion qui a été acquise à la suite d’expositions à des agents chimiques, à la fumée de tabac ou à des produits radioactifs.
Les cinq règles d’or de la prévention des maladies chroniques – y compris le cancer –, vous le savez, mais je les rappelle, sont de ne pas fumer, de conserver un poids santé, de manger des fruits et des légumes en abon dance, de s’adonner à l’activité physique et de se tenir loin de la malbouffe. En faisant cela, on ne limite pas seulement le risque de développer le diabète, les maladies car diovasculaires et de subir un accident vasculaire cérébral, mais également celui de souffrir d’un cancer, dans une proportion de 75%. Voilà ce que nous apprennent les études populationnelles et moléculaires. La mauvaise nouvelle est que 20% des
Québécois et des Canadiens fument et que les deux tiers ne mangent pas les cinq portions quotidiennes recommandées de fruits et légumes et sont trop gras.
Ce problème de l’obésité est non seulement extrêmement préoccupant, mais aussi très répandu. On a ten dance à imaginer l’obésité comme un danger ou un péril nordaméricain. Nos collègues français et européens savent bien que ce n’est pas le cas.
Le risque de l’obésité par rapport au cancer est double. L’excès de calories mène à l’obésité et conduit au cancer et, concurremment, la carence en végé taux associée à la surconsommation de malbouffe et de produits industriel lement transformés crée à son tour un environnement proinflammatoire, proangiogénique, associé à la forma tion des cancers.
L’obésité est par ailleurs un fléau plus récent qu’on le croit. Les grosses télévisions et les ventres plats des années 1990 ont fait place aux écrans plats et aux grosses bedaines d’aujourd’hui. La transition s’est faite exacte ment en même temps. On s’imagine que l’épidémie d’obésité date de beaucoupplus loin. Ce n’est pas le cas. En Franceet au Québec, la proportion des gens qui étaient obèses ou en surpoids corporel avant 1990 était insignifiante; elle représente mainte nant les deux tiers de la population. C’est extrêmement important. La malbouffe n’est pas seule en cause; la sédentarité associée à la réduction de l’activité physique compte aussi pour beaucoup.
Pendant que 800 millions de personnes sur terre souffrent de malnutrition, 1,4 milliard sont en surpoids corporel. Voilà un problème de santé majeur. L’Organisation mondiale de la Santé définit l’obésité comme une épidé mie qui s’étend à l’échelle mondiale. Je vous rappelle que l’obésité quadruple le nombre de cancers de l’endomètre chez la femme. Soixante pour cent des patientes atteintes du cancer de l’endomètre sont obèses. L’obésité triple les cas de carcinomes œsophagiens. Associé directement à l’obésité et au reflux gastrique, le carcinome œsophagien est l’un des cancers qui ont subi l’expansion la plus ful gurante. Il a connu en fait une augmentation
L’obésité est par ailleurs un fléau plus récent qu’on le croit. Les grosses télévisions et les ventres plats des années 1990 ont fait place aux écrans plats et aux grosses bedaines d’aujourd’hui.
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de plus de 450% au cours des vingt der nières années. Eux aussi liés à l’alimentation et au surpoids, les cancers hépatiques, rénaux, colorectaux et gastriques ont égale ment doublé dans les dernières décennies.
Cette expansion de l’obésité à l’échelle mondiale a accompagné la mondialisation de l’économie. Avec elle, la mondialisation de la malbouffe a mené à l’internationalisation de l’obésité. Des pays qui n’étaient pas atteints par le phénomène, comme la Chine, le Japon, l’Arabie saoudite, la Jordanie et, plus près d’ici, le Mexique, tournent à l’obésité, si je puis dire. Le taux d’embonpoint ou d’obésité au Mexique était en 1990 de 10% ; il a atteint 60% en 2005. Durant la même période, le taux de diabète de type 2 a été multiplié par sept et, on le sait, 80% des dia bètes de type 2 sont associés à l’obésité.
L’uniformisation des modes alimentaires, en particulier en raison de l’attrait qu’exercent les produits nordaméricains, amène les popu lationsémergentes des pays du tiersmonde à délaisser leurs habitudes alimentaires ances trales au profit de la malbouffe. Ajoutées à cela, l’urbanisation et la sédentarisation des populations produisent à l’échelle mondiale des inégalités de santé extrêmement impor tantes. La place qu’occupe la consommation de type industrielle est par exemple respon sable de la proportion inquiétante prise dans l’alimentation par les oméga6 au détriment des oméga3, les oméga6 étant, vous le savez, étroitement associés à l’augmentation des maladies inflammatoires. Dans certaines régions, comme l’Inde, on assiste à une urba nisation galopante d’une partie du territoire pendant que l’autre partie demeure rurale et traditionnelle. Dans ce cas précis, l’urba nisation entraîne une augmentation des maladies chroniques comme le diabète de l’ordre de 700% dans les villes, pendant que les taux des mêmes maladies restent stables en milieu rural.
On a observé en Inde des inégalités et des disproportions du même ordre dans la consommation d’oméga3. Pendant qu’en milieu rural, la consommation d’oméga3 est demeurée ce qu’elle était traditionnellement,
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soit un rapport de un oméga6 pour un oméga3, on a atteint en milieu urbain le rapport, observé en Occident, de près de 25 à 30 oméga6 pour un oméga3. Et comme plusieurs d’entre vous le savent, les oméga6 sont générateurs de prostaglandines et de molécules qui sont proinflammatoires, alors que les oméga3 sont générateurs d’acides EPA et DHA, qui sont antiinflammatoires.
Pour renverser ces tendances, les cher cheurs disposent de modestes moyens, mais pas inexistants. Nos amis français l’ignorent peutêtre, mais j’ai publié, avec l’appui des membres de la Chaire en prévention et trai tement du cancer de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), dont je suis le titu laire, trois volumes de sensibilisation aux saines habitudes alimentaires, qui sont rapi dement devenus au Québec de grands succès de librairie. Le premier s’est maintenu en tête des livres les plus vendus pendant des mois. Il a eu un retentissement majeur. Il a été traduit en 26 langues et est maintenant distribué dans 32 pays.
J’estime donc, contrairement à beaucoup d’autres, que la population est prête à chan ger si on la responsabilise par rapport à sa santé. La population est disposée à adopter des mesures qui contribueront à la mettre à l’abri du cancer et d’autres maladies chro niques. Le pouvoir politique doit emboîter le pas en élaborant une politique cohérente de protection contre le cancer qui s’inspi rerait des recommandations du Fonds mondial de la recherche sur le cancer (FMRC), axées sur la lutte contre l’obésité et le tabagisme, mais aussi sur la promotion d’une saine alimentation et de l’activité physique.
Le cancer, ainsi que le diabète et les autres maladies chroniques, doit être consi déré comme une maladie évitable. Nous devons pour notre part – chercheurs, méde cins et décideurs politiques – renforcer notre cohésion, porter un même discours. Si nous y parvenons, notre message sera mieux compris par la population qui, à son tour, changera ses habitudes.