Ingeborg Bachmann - article ; n°1 ; vol.35, pg 90-93
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Description

Les Cahiers du GRIF - Année 1987 - Volume 35 - Numéro 1 - Pages 90-93
4 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 1987
Nombre de lectures 16
Langue Français

Extrait

Philippe Jaccottet
Ingeborg Bachmann
In: Les Cahiers du GRIF, N. 35, 1987. Ingeborg Bachmann. pp. 90-93.
Citer ce document / Cite this document :
Jaccottet Philippe. Ingeborg Bachmann. In: Les Cahiers du GRIF, N. 35, 1987. Ingeborg Bachmann. pp. 90-93.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/grif_0770-6081_1987_num_35_1_1728I. Bachmann avec son amie Augusta-Maria Teofili
&0 Bachmann Ingeborg
Philippe Jaccottet
J'ai appris la mort d'Ingeborg Bachmann le 19 octobre
dernier, sur un quai des bords du Léman (en des jours où
ce lac était plus calme, plus léger, plus lumineux que ja
mais). Elle avait dû s'endormir sans éteindre sa cigarette
et se réveiller entourée de flammes ; on n'a pas pu la
sauver. J'ai pensé aussitôt que cette mort atroce n'était
que trop en accord avec ses hantises, comme une autre fin
qu'elle aurait pu imaginer à Malina.
Je l'avais aperçue une première fois dans ce merveilleux
restaurant romain proche de San Ignazio où Ungaretti .
nous emmenait, ma femme et moi, l'année où je revoyais
avec lui la traduction de ses proses de voyage (qu'Inge-
borg Bachmann avait traduites de son côté en allemand),
et où un congrès de la Communauté européenne des Ecri
vains réunissait là-bas des gens aussi différents que Sart
re, Faye et Jouffroy (je crois bien que Lambrichs et Yves
Régnier étaient à notre table ce jour-là). Ingeborg Bach
mann était seule, elle s'était tenue à l'écart, n'avait pres
que rien dit. Je ne l'ai revue qu'en 1972, chez elle, à
Rome encore, où elle habitait un bel appartement dans
l'attique du palais Sacchetti, qui donne sur l'admirable .
via Giulia. Je suis resté cloîtré là impatiemment quelques
jours à revoir ma traduction de ce Malina qui restera
peut-être son seul roman. De l'autre côté des fenêtres,
l'automne romain était moite et secoué d'orages brutaux.
Quand j'arrivai chez elle (je la trouvai vieillie, les traits
creusés, durcis), elle était au téléphone ; la conversation
s'éternisait. Je compris que l'objet en était l'affaire de te
rrorisme qui s'était déclenchée la veille à l'occasion des 91 Jeux de Munich. Ingeborg Bachmann s'excusa en m'ex-
pliquant, confuse et sans doute aussi assez fière, que son
interlocuteur était le chancelier Kreisky, qui l'appelait de
Vienne pour connaître sa réaction, après s'être entretenu
longuement avec Brandt, que l'écrivain connaissait aussi
personnellement, et dont ils venaient ensemble de
commenter l'attitude et de supputer les décisions.
Assez étrangement, en effet, Ingeborg Bachmann qui
n'avait guère publié avant Malina que deux recueils de
poèmes (mais tirés à près de vingt mille exemplaires cha
cun), un livre de nouvelles et une pièce radiophonique,
était devenue dès les années 50, dans son pays natal,
l'Autriche, et jusqu'en Allemagne, un « personnage » en
vue (à qui, notamment, il semblait tout naturel d'obtenir
de son éditeur qu'il payât au traducteur de Malina voyage
en avion et séjour dans un grand hôtel). Elle avait donc
ce côté « grand écrivain » (formule qui, en allemand, évo
que le « gros » plutôt que le « grand », comme on dit
« gros industriel ») que Musil a si amèrement raillé et
dont il voyait, non sans quelque injustice, un modèle en
Thomas Mann. Poète-lauréat ? Elle avait aussi récolté
beaucoup de prix. Mais avec cela, je l'ai vue comme quel
qu'un qui eût marché sans cesse sur des couteaux ; tremb
lante, avide et traquée. Perdant ou laissant tomber ses
lunettes, ses livres ; répandant sur la table le thé qu'elle
servait très fort. A tout instant et de toutes parts obscuré
ment menacée. A la fois terriblement enfermée en elle-
même, dans ses projets, dans son uvre (depuis Malina,
elle avait beaucoup travaillé : publié un second recueil de
nouvelles, Simultan, et entrepris un nouveau roman pour
lequel elle se préparait alors à faire un séjour dans quel
que chasse princière de son pays), oui, à la fois hantée
par elle-même et plus que perméable à n'importe quelle
souffrance. La relecture de ce Malina français rouvrait
parfois, visiblement, d'anciennes blessures : elle se trou
blait, se détournait ; à une certaine page, elle dut même
quitter la pièce sous un quelconque prétexte, sans doute
pour essuyer rapidement quelques larmes, exactement
92 comme le fait son double dans le roman. La seule men- tion du nom de Celan avait suffi à embuer ses yeux de
myope. C'est ce désarroi, cet égarement douloureux, qui
m'avait amené à traduire Malina, bien que ce soit un livre
inaccompli et souvent bavard ; cette proximité, juste der
rière les mots qu'elle maniait si aisément, de l'être le plus
vulnérable, blessé, fasciné par ses blessures.
Tard le soir, à bout de forces, je regagnais mon hôtel en
traversant les plus beaux quartiers de la ville qui me tou
che et m'exalte entre toutes, je retrouvais avec soulage
ment la place Navone rendue aux fêtes pour lesquelles
elle avait été conçue par les surprenants jouets de quatre
sous qui s'y offrent à l'éventaire d'un ou deux mar
chands : oiseaux volants aux ailes articulées, ballons-fus
ées, virevoltant autour de la fontaine des Fleuves en sif
flant, poissons mécaniques s'entre-dévorant, toupies
phosphorescentes. Dans la nuit, veloutée, dans les ruelles
faiblement éclairées et bientôt désertes, petit à petit, je
respirais mieux. Je pensais que « la Bachmann », comme
disent les Italiens parmi lesquels elle avait choisi de vivre,
était une femme impossible, redoutable - prisonnière d'un
enfer font je la jugeais en partie responsable ; néamoins,
elle me touchait comme quelqu'un qui se noie et qui ap
pelle au secours, et j'avais du respect pour son tourment.
Au fond, durant ces quelques jours où, aussi longtemps
que j'étais auprès d'elle, j'avais le sentiment assez peu
agréable de cesser d'exister, elle m'est apparue aussi très
pareille à l'insecte enfermé qui se cogne aux vitres dans
une agitation poignante et sans espoir - alors qu'il y a
peut-être une autre fenêtre ouverte, pas si loin.
Philippe Jaccottet
(Cet article est paru dans la Nouvelle Revue Française, Juillet
1974).
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