Le corps crucifié - article ; n°1 ; vol.60, pg 141-154
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Description

Communications - Année 1995 - Volume 60 - Numéro 1 - Pages 141-154
14 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 1995
Nombre de lectures 21
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Extrait

Nella Arambasin
Le corps crucifié
In: Communications, 60, 1995. pp. 141-154.
Citer ce document / Cite this document :
Arambasin Nella. Le corps crucifié. In: Communications, 60, 1995. pp. 141-154.
doi : 10.3406/comm.1995.1915
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1995_num_60_1_1915Nella Arambasin
Le corps crucifié
Beauté et laideur au regard du sacré
(fin xixe-début xxe)
II n'y eut longtemps de beauté et de laideur qu'en rapport avec le bien
et le mal, à savoir avec des notions morales qui depuis l'Antiquité colo
rent le fond du jugement esthétique occidental1. En conformité avec le
Bien, la Beauté se déploie à la façon d'un bouclier contre toute dévia
tion esthétique qui débaucherait les corps pour mieux en ébaucher les
vices. S'il est vertueux de chercher le beau, car c'est le divin que l'on
consacre alors, la sinistre face du mal, quant à elle, ne se résorbe jamais
et les diableries qui prolifèrent dans l'imagerie médiévale signifient com
bien la deformitas est hantée par la conscience du péché.
Néanmoins, à double face lui-même, un corps monstrueux peut faire
valoir la beauté toute spirituelle d'une âme vouée à Dieu, en vertu du
martyre qu'une chair peut subir pour accéder à la sainteté. Plus l'anti
thèse du laid et du beau est prononcée, plus évident est le combat entre
le mal et le bien qui, hors normes,' mène à l'ordre de la sainteté et ren
verse justement les pôles esthétiques. Si bien que, au Moyen Age, « les
formes monstrueuses peuvent être positivement valorisées », caractéri
sant notamment certains saints, et parfois le Christ lui-même2.
Jusqu'à la fin du xviii* siècle, et quoique les connotations religieuses
ne soient plus dominantes, la polarité entre beauté et laideur se greffe
sur l'attraction et la répulsion qu'inspirent le bien et le mal3. C'est seu
lement à la suite de la Révolution française que la tension entre beauté
et laideur s'émancipe du domaine éthico-religieux, pour signifier une
variante des relations philosophiques entre idée et réalité, subjectivité
et objectivité, goûts personnels et conscience critique. Ainsi, c'est au
xixe siècle seulement que la laideur finit par être admise comme une part
de la réalité et une étape pour acquérir la vérité.
Hegel vient en témoigner : « le non-beau apparaît ici, à la différence
de ce qui caractérise l'art classique, comme un moment nécessaire4».
141 Nella Arambasin
Signe d'un changement de niveau, qui dans l'ordre dialectique assure à
terme le triomphe de l'Esprit, ce moment concerne avant tout le Christ
en croix, que la souffrance défigure et transfigure à la fois. Entre le
contexte religieux et la conscience philosophique, l'opposition est radi
cale, mais c'est « la Passion absolue ou le Vendredi Saint spéculatif »
qui détermine aussi bien cette rupture que le passage entre Foi et Savoir5.
Il faut dorénavant penser ce moment de la « douleur infinie », mais aussi
concevoir toute la nécessité de la laideur : celle-ci oblige à passer par
le corps crucifié pour comprendre ce qu'il en est du sacré au xixe siècle.
La crucifixion témoigne a priori de la difficulté de l'humain à fusion
ner avec le divin, au moment précis où la chair s'affirme non pas dans
sa plénitude mais dans son manque, sa limite, son déclin. Le corps en
croix expire la foi le délivre : il est un lieu de passage où toutes les
antithèses se croisent, jusqu'aux plus significatives, entre matière et
esprit, physique et métaphysique, vie et mort, histoire et éternité.' De la
sorte, c'est non seulement le corps physique qui est interrogé, mais la
présence du sacré, dont la dualité intrinsèque est à l'œuvre sans que l'on
puisse délimiter le passage entre la divine beauté et l'humaine laideur.
Véritable axis mundi du monde chrétien, « qui relie et à la fois soutient
le Ciel et la Terre6», cette croix s'ouvre certes au monde du divin (vers
le haut) et au monde des morts (vers le bas), mais possède surtout la par
ticularité d'être incarnée et soumise au siècle qui l'incarne. Crucial à ce
titre, le Calvaire est aussi un axe autour duquel l'art fait osciller la
conception occidentale du sacré à une époque amplement concernée
déjà par la sécularisation.
Le système de polarités qui fonctionne au sein du sacré, comme le pur
et l'impur, la sainteté et la souillure, le tabou et le permis, se décalque
sur les catégories esthétiques du beau et du laid. Cela se vérifie dès le
début du 111e siècle, lorsque la croix devient crucifix, à savoir un homme-
Dieu, problématique, aussi bien théologiquement qu'esthétiquement
déjà. Car le graffiti découvert à Rome en 1856, dit « Crucifix du Pala
tin », qui est le premier du genre, s'avère d'emblée sacrilège : faisant
face à un chrétien en prière, le Crucifié est représenté avec une tête
d'âne, selon l'expression des mécréants pour lesquels les disciples du
Christ sont des « onolâtres », à savoir les adorateurs d'un âne. Si, d'un
premier trait, cette représentation christique est chargée par la carica
ture, c'est qu'elle demeure la plus sacrée pour les croyants. Par la vertu
même du sacré, la caricature s'engouffre justement dans l'ambiguïté de
l'homme-Dieu, renversant l'image d'adoration en un hybride. Là où il y
a mystère de l'incarnation, il y a faille plastique, autrement dit possibil
ité de se jouer soit de la matérialité de l'image, soit de sa spiritualité,
pour finalement intervertir la polarité morale des signes esthétiques
142 Le corps crucifié
Illustration non autorisée à la diffusion
Dessin reproduit dans Michel Courgues,
Le Crucifié. Du scandale à l'exaltation
(Montréal, Bellarmin ; Paris, Desclée de Brouwer, 1989).
ainsi que des formes de son imaginaire. Le résultat est volontairement
caricatural, comme la preuve d'une laideur « aboutie » au sens où les
esthéticiens du xixe siècle l'entendront7. L'esthétique de la caricature mène
déjà à terme le caractère sacré de l'image du Crucifié, qui, à peine née,
s'inverse en image comique, satanique pour les uns, absurde pour d'autres.
D'emblée, la figure zoomorphe du Christ s'introduit dans l'histoire de l'art
par sacrilège envers ce qui est tenu pour saint, immuable et tabou, mais
aussi par égard pour l'image qui rend possible la profanation.
La figuration de Phomme-Dieu touche ici à l'essence même du repré
sentable, qui est l'interdit et l'irrépressible à la fois. Il est vrai que l'art
de la représentation s'est toujours tenu au bord de l'interdit ; telle une
irrésistible tentation. Aussi, plus que toute autre, la figure du Christ
n'a cessé de « bifurquer à gauche, vers la ligne Verbe, et à droite,
vers la ligne Chair [... rencontrant] les mêmes hérésies opposées
que l'Église. Il y a les monophy sites, qui maximisent Dieu en Jésus,
l'Esprit dans les Formes. [...] Il y a les nestoriens qui maximisent
143 Nella Arambasin
l'Homme en Jésus et la Matière dans les Formes8». L'incarnation une
fois accomplie, le scandale s'expose aussi bien par la représentation
figurée que par l'avènement du Golgotha : l'hérésie guette autant
l'image que le dogme de l'homme-Dieu, puisqu'elle s'inscrit au sein
de leur mutuelle hybridité.
Voilà pourquoi le corps du Crucifié sera toujours hésitant durant son
histoire artistique9: il alterne de façon inconciliable entre le réalisme et
la mystique comme entre les deux pôles du sacré. Représenter le Cruc
ifié dans toute sa gloire, c'est d'abord dessiner un corps droit et sans
flexion, ce qui est humainement impossible ; ensuite c'est l'habiller, ce
qui est historiquement inexact. Pantocrator ou Christ-Roi vainqueur, le
type idéaliste issu de l'époque carolingienne puis renaissante n'a sur
tout pas l'intention de devenir un objet de scandale. Or le scandale es

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