Métamorphoses d une notion - article ; n°1 ; vol.25, pg 4-18
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Métamorphoses d'une notion - article ; n°1 ; vol.25, pg 4-18

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Description

Communications - Année 1976 - Volume 25 - Numéro 1 - Pages 4-18
15 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 1976
Nombre de lectures 31
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Extrait

Randolph Starn
Métamorphoses d'une notion
In: Communications, 25, 1976. pp. 4-18.
Citer ce document / Cite this document :
Starn Randolph. Métamorphoses d'une notion. In: Communications, 25, 1976. pp. 4-18.
doi : 10.3406/comm.1976.1377
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1976_num_25_1_1377Starn . Randolph
Métamorphoses d'une notion
Les historiens et la « crise »
"The things." question ' is", said Alice, "whether you can make words mean so many different
"The is", said Humpty Dumpty, "which is to be master — that's all."
Affirmer que nous traversons une « période de crise », voilà qui semble peu
prêter à controverse 1. De vieux ennemis, la théologie et la science, la droite et
la gauche sont, sur ce point, catégoriques ; de nombreux signes, nous dit-on,
l'attestent. Que les crises soient également devenues, dans les vingt dernières
années, un thème cher aux historiens ne doit pas nous surprendre, pas plus que
le fait que de nombreux ont une représentation assez vague et assuré
ment peu cohérente de ce qu'est réellement une « crise ». Certains de ceux-ci
considèrent comme courte une crise qui, pour d'autres, dure des décennies ou
plus encore ; les différences entre les crises politiques, sociales, économiques,
spirituelles ou morales deviennent insaisissables quand tel historien tente de
les appréhender en les disjoignant alors que tel autre croit devoir les confondre
et recourir à la notion, grosse d'embrouillamini, de « crise générale ». Les définitions
des dictionnaires ne sont pas très utiles ; en outre, partir des définitions spécu
latives ou des théories des crises pour caractériser les crises en histoire peut
conduire à prendre le modèle de la réalité pour la réalité elle-même. Il faut nous
demander quelles significations le terme de crise revêt pour les historiens : les
intentions de ceux qui l'utilisent en seront clarifiées, ainsi que les relations entre
la science historique et la société globale qui fournit, à cette science, ses aliments.
Je ne m'engagerai pas dans le conflit des définitions ou dans celui des interpré
tations d'une crise historique spécifique ; je propose, plutôt, de scruter les origines
de la notion considérée dans l'historiographie, de suivre son développement et
d'essayer d'évaluer ses possibilités et ses limites. Ce, qui suit est une esquisse
à grands traits, mais qui suffit pour suggérer les contours d'un exposé plus détaillé.
Comme la plupart des termes récemment introduits dans les discours des
historiens, celui de « crise » a, en fait, une longue et spécifique histoire dans l'his-
1. Ce travail doit beaucoup aux discussions patientes qui ont porté sur mes pre
mières réflexions relatives à ce thème lors d'un colloque du Département d'his
toire de l'université . du Michigan, Ann Arbor. Les professeurs G.A. Brucker et
W.J. Bouwsma ont bien voulu lire une première version du présent article; je les
en remercie. *
© : The Past and Present Society, Corpus Christi College, Oxford, Angleterre. Cet
article est reproduit avec la permission de la Past and Present Society et de l'auteur ;
titre original : « Historians and "crisis" », Past and Present n° 52, août 1971 : 3-22. Métamorphoses d'une notion
toire. Le mot lui-même vient du grec krisis (krineiti = examiner, décider) qui
signifie discrimination ou décision. C'est dans ce sens que Thucydide l'a employé.
Dans la Guerre du Péloponnèse, le terme apparaissait six fois, chargé des conno
tations judiciaires qui résultaient de son utilisation dans les assemblées publiques
et les procès1. L'appliquant également à la guerre, l'historien indiquait que les
combats sur terre et sur mer ont « tranché » (rendered the crisis) dans. le grand
conflit entre Perses et Grecs 2. Ce sont les médecins grecs qui ont rendu possible
l'extension la plus importante et la plus intéressante de la signification du mot.
Selon le traité hippocratique Des affections, « une crise dans les maladies, c'est
ou une exacerbation, ou un affaiblissement, ou une métaptose en une autre
affection, ou la fin3 ». Ce schéma, Thucydide l'employa avec pertinence dans
sa description bien connue de la peste d'Athènes et de l'inexorable progression
de celle-ci vers les crises des septième et neuvième jours 4. Familier de la méthode
hippocratique, Thucydide l'a peut-être adoptée comme modèle d'explication
historique, comme procédé rationnel pour établir les faits et les ordonner en
schémas de développement. Il ne suffirait plus de rapporter, à la manière d'Héro
dote, les mythes et les racontars. Comme le médecin, l'historien devait ordonner
ses faits et les mettre en relation avec des points de bifurcation (turning-points)
décisifs, leurs antécédents et leurs conséquences, observés et relevés comme sur
une feuille de température. Mais le « Père de l'histoire scientifique » offrait aux
auteurs tragiques plus de matériaux que certains de ses interprètes, car sa méthode
pouvait se prêter au drame aussi bien qu'à la science. Scientifique, la façon dont
Thucydide traitait le changement était également théâtrale, enveloppée d'une
ironie tragique qu'il partageait avec Eschyle et Sophocle. La force de la tension
dramatique, l'allure soutenue du récit, les grands discours à l'apogée exaltaient
l'analyse ; les deux faces de l'histoire, science et rhétorique, se rejoignaient.
Les situations de crise n'étaient plus seulement des points clés (key points) dans
des processus de changement, elles devenaient des moments de vérité où s'éclai
rait la signification des hommes et des événements 6.
Le mot « crise » était donc aussi polysémique que Clio elle-même. L'historien
pouvait l'utiliser dans un sens technique ou sans lui attacher une signification
précise ; il pouvait y recourir, dans le cadre d'un modèle organique du change
ment, avec une visée analytique ou une intention dramatique. D'où il résulte
que cette notion n'appartient pas à la même classe que ces conceptions imposées,
dans l'Antiquité, en histoire par la force majeure6 philosophique ou poétique
1. Thucydide, La Guerre du Péloponnèse. Textes établis et traduits par J. de Romilly,
R. Weil, L. Bodin, Paris, Les Belles Lettres, Livre I : XXXIV, 2 (p. 24) ; LXXVII,
1 (p. 51). Livre II : LUI, 4 (p. 39). Livre VI : LX, 4 (p. 45) ; LXI, 4 (p. 46). Les indi
cations de M. R.J. Hoffman sur Thucydide m'ont été précieuses.
2. Thucydide, ibid., Livre I : XXIII, 1 (p. 15).
3. Œuvres complètes d'Hippocrate (trad. É. Littré, Paris, J.B. Baillière, 1839-1861,
10 tomes), tome VI (1849), p. 217, al. 8.
4. Thucydide, ibid., Livre II : XLIX-LIV (p. 35-40).
5. Sur l'adaptation par- Thucydide, voir C.N. Cochrane, Thucydides
and the Science of History, Oxford, 1929 ; cette thèse s'appuie principalement sur l'ana
lyse, par Thucydide, de la révolution Corcyréenne : la Guerre du Péloponnèse, Livre III :
LXXXII-LXXXIV (p. 57-60);
Cf. plus généralement J.H. Finley, Thucydides, Cambridge, Mass., 1942 et
J. de Romilly, Le Temps dans la tragédie grecque, Paris, 1971.
6. En français dans le texte (NdT). Randolph Starn
(comme l'idée de l'« éternel retour » ou le mythe de l'âge d'or). Les situations
de crise étaient appréhendées non point > philosophiquement, au • niveau des
essences, mais en tant que des phénomènes observables et évaluables, dont la
définition même dépendait du rapport de l'historien à, ses matériaux et notam
ment de la temporalité par lui construite et qui diffère profondément du temps
abstrait, homogène, du calendrier et de l'horloge. Contrastant avec des analogies
organiques telles que le cycle naissance-maturité-mort; un schéma de crise
pouvait être ouvert, non déterministe, plus dynamique que statique. La rigueur
ou l'uniformité philosophique n'était pas nécessaire. On pouvait se représenter
les crises comme des transitions entre les phases d'un cycle mais aussi dans le
cadre d'une conception « horizontale » du devenir historique : dans l'un et l'autre
cas, un historien pouvait contester les interprétations d'un

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