MADAME
LOUISE DE FRANCE
Considerate lilia… quomodo crescunt.
( MATH., VI, 28 )
LEON DE LA BRIÈRE
D’après l’édition Victor Retaux, Paris, 1900.
I
LE FAIT
En l’année 1770, la cinquante-cinquième du règne de Louis XV, un printanier soleil éclaira
le Premier Longchamps, ce classique défilé du mercredi-saint, qui se renouvelait
traditionnellement les deux jours suivants, et qui chaque fois réunissait, aux Champs-Elysées,
les plus fastueuses élégances. Paris et Versailles rivalisèrent, selon l’usage, de luxe pimpant et
cotiteux. On applaudit les équipages des comédiennes empanachées luttant avec les
duchesses ; leurs conques de nacre roulantes, aux chevaux carapaçonnés d’or ; leurs fins
carrosses, aux panneaux de porcelaine peinte, où les tourterelles se becquetaient sur des roses,
où les papillons enchaînaient de guirlandes fleuries les petits amours ailés.
Cependant, belles dames et charmants seigneurs, en admirant le radieux cortège,
commentaient avec animation la surprenante nouvelle qu’apportaient de bon lieu les gens bien
informés. Ce matin même, 11 avril, une propre fille du Roi, la plus jeune, Madame Louise,
aurait quitté Versailles pour entrer en religion !
Etait-il exact ce bruit étrange colporté par la cohue dorée du Premier Longchamps ? Il faut,
pour le vérifier, se transporter à Saint-Denis, près de Paris.
Un groupe de vingt-sept pauvres filles végétaient dans cette ville. Elles y pratiquaient les
austérité les plus rigoureuses; et cela pour deux raisons : d’abord, parce qu’elles suivaient la
règle de l’Ordre le plus sévère, c’est-à-dire du Carmel réformé, aggravant de telle sorte les
observances communes qu’on appelait leur Maison la Trappe du Carmel ; en second lieu,
parce qu’elles étaient absolument dépourvues de ressources et se consumaient dans l’angoisse
d’une extrême détresse.
Leur monastère était doté d’un immeuble, d’un enclos, et même de flamboyantes
armoiries, de gueule à une croix d’or pattée en chef, ancrée en pointe, accompagnée de trois
étoiles de même posées deux et une, le tout surmonté d’une couronne de duc et de sept étoiles.
Mais les espèces manquaient absolument : les dots apportées par les anciennes avaient fondu ;
aucune recrue ne se présentait ; c’était misère noire. Nous sommes ici bien loin des
jouissances et des scandales qui s’aiguisaient, avec tant de grâces, à Longchamps et à
Versailles !
Tel était le dénuement de ces pauvres filles et si lourd le poids de leurs dettes, que les
inspecteurs réguliers appelés théologiquement les Visiteurs apostoliques pensaient à disperser
leur troupe dénuée, à distribuer les religieuses de Saint-Denis dans les autres monastères de
leur Ordre, moins durement éprouvés.
Ce n’était pourtant pas une vie fastueuse ou les dépenses exagérées qui avaient ruiné les
Carmélites de Saint-Denis. Fondée par un fervent essaim de religieuses, envoyées du Carmel
d’Amiens sous la conduite de mademoiselle de Viole, la Maison déboursait peu. Les
Carmélites boivent seulement de l’eau, qu’elles corrigent, là où elle est suspecte, Ŕ à paris par
exemple Ŕ avec un peu de bière ou de vin ; elles ne la mélangeaient, à Saint-Denis, qu’avec du
mauvais cidre. Elles ne mangeaient que les citrouilles et les carottes de leur jardin, la pomme
de terre n’étant pas encore vulgarisée ; elles n’étaient vêtues que de sacs rapiécés ; elles
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dormaient sur la paille ; elles ne se chauffaient jamais ; elles s’éclairaient avec d’infectes.
chandelles ; elles bêchaient la terre ; elles rapiéçaient elles-mêmes leurs vitres cassées ; elles
fondaient et sciaient leur bois. Mais, malgré l’exiguïté de la dépense quotidienne, toutes leurs
ressources étaient épuisées, dépassées.
La Prieure qui succédait à mademoiselle de Viole et à mademoiselle de Dillon était une,
vaillante Irlandaise, sortie de la Cour de Jacques II, mademoiselle Craig. Elle savait que ses
extrêmes besoins avaient lassé la charité des plus généreux bienfaiteurs ; elle n’espérait plus
aucun accours humain ; elle était même , sous le coup d’une menace immédiate, car elle
devait au marchand de bois le combustible employé pour la cuisine, l’infirmerie et la lessive :
ce marchand ne voulait plus attendre, et son huissier avait déposé chez la tourière une
signification du saisie !
La Communauté éperdue fit alors le vœu de célébrer chaque année une neuvaine spéciale
de pénitences et de prières si la sainte Vierge, reine du Carmel, envoyait au monastère une
postulante assez largement dotée des biens de la terre pour venir efficacement en aide aux
abandonnées. La tradition ajoute même que l’on entendit une converse défiante murmurer
avec une sorte de dépit :
Ŕ Nous demandons à sortir d’embarras ; pour opérer un tel miracle, il ne nous faudrait,
en vérité, rien moins qu’une Fille de France !
Or, le mercredi saint, à l’heure de la messe conventuelle, vers heures du matin, une voiture
de Versailles pénétrait dans l’avant-cour du Carmel. Il en descendit deux dames, avec l’aide
d’un écuyer. L’une était Madame Louise de France, fille du Roi.
La marquise de Créquy, née Froulay, a noté, dans ses Souvenirs de Jeunesse, qu’un jour
elle remplit l’office de dame d’honneur auprès de Madame Louise de France, ayant été
désignée par le Roi pour porter la traîne de cette princesse, dans une grande cérémonie à
Notre-Dame ; mais, depuis lors, Louis XV avait régulièrement constitué la maison de ses
filles : chacune d’elles avait une dame d’atours, dix dames pour accompagner, une lectrice ; à
cette Cour présidait une dame d’honneur, laquelle était, pour Madame Louise, la duchesse de
Civrac. La charge n’était pas une sinécure, car madame de Civrac joignait ses attributions
professionnelles un ministère très chargé, le département des aumônes. Elle devait toucher
directement l’argent de poche destiné à sa princesse et le distribuer intégralement aux
pauvres, sans avoir aucun compte à rendre et sans réserver personnellement quoi que ce fût à
la titulaire ; de telle sorte qu’une fois, Madame Louise s’étant, par extraordinaire, permis une
dépense individuelle qui montait à un louis, dut emprunter cette modeste somme à une femme
de chambre, et se le reprocha toujours.
De toutes les dames, une seule, par ordre, la princesse de Ghistelles, avait suivi Madame
Louise, le 11 avril. Madame de Ghistelles était née Melun, et Grande d’Espagne. On sait
qu’en France, le mot Prince n’indique pas un degré spécial dans la hiérarchie nobiliaire, où les
ducs occupent seuls le premier rang. Les Français ne peuvent donc tenir ce titre que d’une
puissance étrangère, avec l’autorisation du Roi. C’est ainsi que le mari de madame de
Ghistelles avait été créé prince par l’empire (l’Allemagne, en 1760). Elle devait expier plus
tard dans les prisons révolutionnaires, à la Bourbe notamment, avec sa nièce la comtesse
d’Hinnisdal, la longue