DEUXIEME PARTIE.
I
En publiant la seconde partie des visions de la pieuse AnneCatherine,
laquelle, par la beaut é et la vari été des tableaux qu'elle met sous les yeux des
lecteurs les int éressera peutêtre encore plus vivement que la premi ère,
l'éditeur les prie de ne pas perdre de vue ce qui a été dit dans l'introduction au
premier volume, pour les mettre en garde contre toute tendance, soit à
exagérer mal à propos l'importance de ces visions. soit à les juger avec un
esprit prévenu et à les condamner de parti pris. Pour que ce but soit plus
sûrement atteint et pour qu'il n'y ait point d'obstacle aux fruits de b énédiction
que, suivant les tr ès sages dispositions de la mis éricorde divine les visions sont
appelées à produire pour tous ceux qui ouvriront ce livre avec une v éritable
droiture d'intention, l' éditeur croit devoir provoquer encore un examen
approfondi sur les points suivants.
1. Anne Catherine eut à la v érité, pendant les trois derni ères ann ées de sa vie, des
visions journali ères et non interrompues sur la vie de notre divin Sauveur, mais elle
ne put pas les communiquer jour par jour au p èlerin, ni surtout mettre ses relations
avec lui à l'abri d'interruptions et de d érangements de toute nature. Quoiqu'il y ait
eu une s érie de mois pendant laquelle elle put lui raconter chaque jour ce qu'elle
avait vu ces communications n'avaient pourtant jamais lieu qu' à b âtons rompus :
elles étaient sans cesse entrav ées soit par des d érangements venant du dehors, soit
par les douleurs incroyables caus ées par les maladies qui se succ édaient
continuellement chez elle et par les expiations dont elle se chargeait : ce n' étaient
jamais que les fragments singuli èrement incomplets et d éfectueux d'un ensemble
de visions bien autrement riche et étendu. La contemplation n' était pas son unique
mission dans ce monde : c' était bien plus encore la souffrance expiatoire pour tout
le corps de l'Eglise ; et c'est pourquoi Anne Catherine donnait à toute oeuvre de
pénitence de charit é, à tout exercice impos é à sa patience par des circonstances
extérieures, la pr éférence sur sa t âche de narratrice. Embrassant dans son activit é
tous les besoins de l'Eglise, elle s'appliquait bien plus à r égler int érieurement sa
propre vie et à recueillir constamment en Dieu toutes les puissances de son âme,
qu'à conserver dans sa m émoire les sc ènes qu'elle avait contempl ées, l'ordre dans
lequel elles lui avaient été montr ées et les calculs chronologiques qui devaient en
être la base, il était d'ailleurs impossible de rien pr éciser dans ce genre toutes les
fois que la vision ne se rattachait pas à un moment d éterminé, mais se pr ésentait
sous forme de tableaux immenses, et pour ainsi dire illimit és, o ù l'Ancien et le
Nouveau Testament venaient se rejoindre aux temps modernes, ou bien lorsqu'en
contemplant un fait particulier de la vie du Sauveur elle en apercevait dans le pass é
le plus recul é comme la racine la plus lointaine, avec ses diverses ramifications Dans tous ces cas elle ne pouvait donner que de courts et maigres fragments
détaches du cadre de ces vastes tableaux, et c' était à l' écrivain qu' était laiss ée la
tâche de les combiner et de les mettre en ordre ; t âche dont il s'acquittait de son
mieux, suivant le plus ou le moins de secours qu'il trouvait dans les indications de
la voyante. Le lecteur trouvera un exemple de sa mani ère de proc éder dans un
passage du pr ésent volume (page 43), Ou se trouve intercal ée dans le r écit l'histoire
de Judith et d'Holopherne, et o ù sont pr ésentés ensemble, dans un expos é
sommaire, des événements qui ne peuvent gu ère avoir eu entre eux la liaison qu'on
leur suppose en cet endroit. L' éditeur d éclare donc de nouveau, et de la mani ère la
plus formelle, qu'il n'admet nullement que la date historique de chaque événement
soit d ésignée par les jours du mois marqu és, donn és dans le texte, ou qu'en g énéral
les événements de la vie de J ésus se soient r éellement succ édés suivant l'ordre
indiqué dans la pr ésente r édaction des visions, quant aux jours, aux mois et aux
années.
Ce n' était que bien rarement qu'Anne Catherine, courb ée sous le poids de
souffrances qui se renouvelaient continuellement pouvait retrouver distinctement
dans ses souvenirs les d étails au moyen desquels on aurait pu rattacher sans
lacunes la vision de chaque jour à celles du jour pr écédent et du jour suivant : la
plupart du temps ce secours faisait compl ètement d éfaut Aussi ne doiton pas
attacher une grande importance aux transitions qui lient un r écit à l'autre, non plus
qu'à l'ordre dans lequel les événements se succ èdent dans le livr é ; il n'y faut voir
que les conjectures du p èlerin, qui, ayant besoin d'un fit conducteur pour le guider
dans ses p énibles travaux, essayait de deviner, d'apr ès l'ensemble de ce qui lui avait
été communiqu é, comment chaque vision se liait à celle du jour suivant, quoiqu'il
fût oblig é de se contenter de recevoir d'Anne Catherine, en r éponse à ses questions
pressantes, des indications comme cellesci : " vous pouvez bien avoir raison. c'est
à peu pr ès comme cela mais je ne puis m'en rendre compte exactement. "Le lecteur
tirera facilement cette conclusion en lisant plus d'un r écit du pr ésent volume. Ainsi,
la double r ésurrection de la fille de Ja ïre et les deux conversions de Madeleine,
séparées par sa rechute dans le p éché, se suivent à si peu de distance, qu'on trouve
à peine le temps n écessaire pour placer les événements qui ont d û se passer dans
l'intervalle.
Donc, quoique l' éditeur se croie autoris é à ne pas douter de l'origine surnaturelle
des visions d'Anne Catherine, et bien qu'il se propose d'apporter des preuves
nombreuses et importantes à l'appui de son opinion dans l'histoire d étaillée de la
vie de la pieuse fille, il n'en est pas moins vrai qu'il ne pr étend attribuer aux visions
présentées ici d'autre caract ère que celui d'une simple l égende de la vie de J ésus,
venant s'ajouter sans ambition plus haute aux produits si nombreux de la vie
contemplative dans le sein de l'Eglise.
2. Il y a une autre raison qui porte l' éditeur à ne pas r éclamer pour les visions
d'autorité sup érieure à celle d'une l égende ; c'est que le p èlerin ne se pr ésentait pas
à Anne Catherine comme un homme rev êtu du pouvoir sacerdotal de confesseur ou de directeur spirituel, mais comme un simple la ïque que la mis éricorde de Dieu
avait conduit avant tout pour le bien de sa propre âme, pr ès du lit de douleur de la
malade. Anne Catherine pratiquait la vertu d'ob éissance, en mati ère spirituelle,
avec une telle perfection, que toutes ses actions, et m ême les mouvements
involontaires de son âme, étaient d éterminés et r églés par cette vertu. Ainsi, il
suffisait d'un ordre de son confesseur, donn é int érieurement et non exprim é en
paroles qui arrivassent à son oreille, pour suspendre chez elle la contemplation
extatique, et pour effacer en quelque sorte de son âme l'impression de ce qu'elle
avait vu. De m ême l'usage et l'application de tous ses dons gratuits étaient
tellement aux ordres de cette autorit é spirituelle, qu'il aurait suffi d'une coop ération
persévérante et d'injonctions pr écises de la part de son confesseur, pour qu'elle
rapportât ses visions d'une mani ère incomparablement plus compl ète et plus
fidèle ; mais elle était pleinement inaccessible à toute autre influence, et personne
ne put jamais exercer sur cette âme absorb ée en Dieu une action qui p ût modifier
d'une mani ère quelconque ses intuitions int érieures. Rien n'est donc plus contraire
à la r éalité des faits que l'hypoth èse complaisamment admise par quelques
personnes, suivant laquelle les riches facult és intellectuelles du p èlerin et son
ascendant personnel auraient exerc é sur la pauvre religieuse une influence assez
prépondérante pour que les cr éations de son imagination se communiquassent à la
voyante en vertu de je ne sais quel rapport involontaire, en sorte que celleci se
serait born ée à r épéter ce qu'elle avait r éellement re çu de lui. Des rapports de ce
genre ne sont pas impossibles à rencontrer dans les r égions inf érieures o ù une âme
peut se trouver transport ée par l'effet d'une organisation maladive ou d'une
surexcitation artificielle ; mais il n'en peut être ainsi pour un vase d' élection de la
grâce, pour une personne comme Anne Catherine, dont le fianc é de l'Eglise avait
fait son épouse en lui octroyant ses sacr és stigmates. En outre, qui pourrait croire
sérieusement que le domicile intime d'une âme si sainte f ût rest é ouvert aux
empiétements d'une curiosit é profane ou aux influences m ême involontaires d'une
personnalité étrangère ? Qui pourrait le croire, encore une fois, quand il s'agit d'une
âme d'un si grand prix aux yeux de Dieu, qu'il l'avait mise sous la protection d'un
de ses saints anges, constamment et visiblement pr ésent.
Le p èlerin n'aurait jamais obtenu une parole d'Anne Catherine, si les injonctions
réitérées du v énérable Overberg, son confesseur extraordinaire, et les
avertissements constants de son ange gardien ne lui avaient ouvert la bouche ; mais
quelque éminent que fut le don de compr éhension intuitive propre au p èlerin, don
qui lui faisait appr écier à sa juste valeur les tr ésor inestimable, cach é sous des
apparences si simples, dont le d épôt lui était confi é, il ne pouvait toutefois tenir
lieu de ce qui lui manquait, savoir, d'une autorit é spirituelle d éléguée par l'Eglise,
qui, seule, lui aurait permis de se tenir pr ès d'Anne Catherine comme son
protecteur attitr é, de la mettre à l'abri des d érangements ext érieurs qui venaient
sans cesse la troubler, de l'obliger, en qualit é de directeur spirituel, à fixer son
attention sur les d étails