Terezín, un lieu de mémoire problématique sous le communisme
Thomas Hejda, doctorant à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Terezín est le lieu de deux histoires successives : tout d’abord, celle d’une histoire écrite
pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce lieu reste incontestablement une pièce essentielle de
la machine de destruction nazie de la population juive tchèque. Terezín ne fut pas à
proprement parler un camp d’extermination comme Treblinka, Sobibor ou Birkenau. Sans
entrer ici dans les détails pour caractériser ce camp, rappelons que ce fut un
Propagandalager, une « vitrine » des nazis (un ghetto modèle) pour le monde extérieur. Ce
fut aussi un camp de décimation où un prisonnier sur quatre meurt en moyenne, un lieu de
transit où l’on survit difficilement avant le départ pour l’extermination : des convois partiront
avec des milliers de personnes vers les camps de la mort. Terezín se situe à 60 kilomètres au
nord de Prague à mi chemin entre Dresde et la capitale tchèque. Ancienne forteresse créée en
1780, Joseph II la baptisa Theresienstadt en hommage à sa mère l’impératrice Marie-Thérèse.
Cette forteresse devait initialement protéger les territoires de l’Empire face à une éventuelle
invasion des armées prussiennes. Elle n’a finalement jamais rempli cette fonction. Et ce n’est
qu’avec l’occupation nazie et la constitution du Protectorat de Bohême-Moravie que la
physionomie de Terezín intéresse les nazis, qui s’en serviront dès 1940 comme bagne pour les
déportés politiques, puis à partir de novembre 1941, comme site de rassemblement des Juifs
du Protectorat et, progressivement, des Juifs allemands, autrichiens, hollandais et danois.
La physionomie de ce site est importante : une « grande forteresse » que l’on appellera le
1ghetto, il s’agit de la ville de Terezín . L’écrasante majorité de la population juive tchèque,
celle du Protectorat de Bohême-Moravie, s’y trouvera internée. Une « petite forteresse », à
500 mètres du ghetto, servira de bagne aux déportés politiques et c’est à cet endroit que naîtra
après la guerre un cimetière national, le Mémorial et son dispositif muséographique. La
« grande forteresse », c'est-à-dire là où se trouvait le ghetto, ne sera investie d’aucun musée
sur le génocide juif pendant le communisme. Le « cataclysme » qui s’est abattu sur la
population juive est inextricablement lié en Bohême à la ville et au site de Terezín. Mais ce
site devient aussi, par le biais « de la petite forteresse », un lieu de la résistance communiste,
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Il ne s’agit pas d’un ghetto comme ceux qui existent en Pologne, à Lodz ou Varsovie. Avant la guerre,
la population civile de Terezín fut essentiellement non juive. Avec les déportations des Juifs à Terezín à partir de
la fin de 1941 et surtout après l’été 1942 date à laquelle la population civile fut définitivement évacuée Terezín
devint un isolat complètement artificiel semblable à un camp de concentration. un gisement du « rappel antifasciste » à l’échelle nationale. Ainsi s’ouvrit un second volet de
l’histoire de Terezín dans la mémoire de l’après-guerre.
Le 5 avril 1989, la Charte 77 rédige un document intitulé : Critiques de la dévastation des
monuments culturels juifs en Tchécoslovaquie et du silence sur le rôle des Juifs dans
2l’histoire tchécoslovaque . Il semblerait qu’une amnésie vis-à-vis de l’histoire de Terezín et
du génocide juif soit imposée par la politique officielle car le document se pose les questions
suivantes : pourquoi le Mémorial de Terezín consacre si peu de place à l’histoire des Juifs
pendant la Deuxième Guerre mondiale ? Et pourquoi un musée sur le ghetto n’a-t-il pas été
réalisé ? Suite à la fermeture du Mémorial de la synagogue Pinkas à Prague (avec son
inscription des noms des 77 297 Juifs exterminés pendant la guerre) ressurgit la question :
l’État tchécoslovaque n’a-t-il pas stratégiquement fermé le Mémorial, et n’y a-t-il pas eu pas
eu d’action délibérée pour empêcher toute expression de la mémoire juive. Le document
déplore que les citoyens tchécoslovaques n’aient strictement accès à aucune information sur
l’histoire juive de leur pays.
Une mémoire publique de Terezín s’exprime alors notamment par le biais de deux sites : le
Mémorial de Terezín et le Musée Juif d’État de Prague. Quels discours sur Terezín peut-on
lire à travers ces sites ? Et nous permettent-ils parallèlement de caractériser sommairement le
rapport que le régime communiste tchécoslovaque entretenait avec la mémoire juive de
Terezín pendant toute la période communiste ?
I- Une mémoire juive du ghetto étouffée par la politique officielle
Dans son étude sur Auschwitz dans Deutche Erinnerungsorte, Peter Reichel écrit qu’une
exposition générale au Musée d’Auschwitz valorisait un message : celui de « …l’héroïque
chemin de croix qui allait de la résistance antifasciste jusqu’à la victoire du communisme sur
l’Allemagne hitlérienne. Cette interprétation ne coïncidait pas avec le fait qu’à Auschwitz-
3Birkenau avaient été assassinée une grande partie des Juifs polonais et européens » .
C’est précisément ce type de discours qui entre en vigueur avec la création du Mémorial de
Terezín par voie législative en 1947, et surtout après l’ouverture du Musée au sein de la petite
forteresse à laquelle on assiste deux années plus tard. L’intervention de l’État est plus
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Kritika devastace židovských kulturních památek v Československu a zamlčovaní úlohy židů
v československých dějinách (5. dubna 1989 ; 28/89) in Charta 77, 1977-1989, od morální k demokratické
revoluci, Prague, 1990, pp. 363-370.
3 Reichel Peter, « Auschwitz », in Mémoires allemandes, Gallimard, 2007, p. 552 intrusive et le contrôle est total tout comme la consolidation de la conception « antifasciste
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internationale » .
Dans un des fonds du ministère de la Culture, un rapport datant de 1955 sur le « Mémorial de
la souffrance nationale » dévoile qu’on chercha à graver un poème, quelques vers, sur un petit
5 èmemonument aux morts (deux plaques en marbre) au cimetière national . À l’occasion du 10
anniversaire de la libération du camp, le Comité central de l’Union des combattants
antifascistes avait demandé à l’artiste national (národní umělec) Vítězslav Nezval, d’écrire un
poème. Le poème fut également envoyé à l’Ústav dějin KSČ (Institut d’histoire du PCT) qui
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l’approuva. Il s’agissait de deux quatrains plein de pathos comme Nezval savait le faire . Il
fait parler les morts, le poème commence : « Nous sommes 26000 morts à avoir été torturés
ici » ; le chiffre n’est donc pas celui des victimes du ghetto. Le poème lui-même inculque une
sorte de devoir de mémoire. Le rappel est impératif : « Souvenez-vous de nous et défendez
ainsi l’homme ! » Les deux derniers vers se tournent vers l’avenir : « Ce n’est pas à cause de
la mort que nous sommes au bout du chemin car vous, vous y arriverez ! » Le poète national
tient le discours officiel de l’époque : c’est bien le chemin de la résistance antifasciste avec au
bout la victoire du communisme. On peut percevoir un mémento à l’échelle nationale
réclamant l’unité identitaire politique. Mémento qu’on perçoit explicitement à travers des
discours ritualisés lors des commémorations, dans les préfaces d’ouvrages ou lors
d’ouvertures d’expositions générales : « Souviens-toi de nos victimes du fascisme,
fascisme contre lequel notre régime (et notre parti) te défendra ». Mais le contenu du discours
idéologique varie selon la période. On passe de l’amalgame récurrent fait entre victimes
juives et résistants communistes à une survalorisation de l’aide qu’a apportée le frère
protecteur soviétique. Puis nous trouvons des discours profondément antisionistes. Après
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Le discours antifasciste n’est pas spécifique aux pays communistes. Il est également très présent dans
divers pays occidentaux. D’ailleurs des rescapés de la Shoah peuvent l’adopter ici ou là. Mais c’est dans les pays
communistes que les instances politiques écartent délibérément tout autre discours. Au musée d’Auschwitz les
expositions nationales utilisent Auschwitz dans un message qui légitime toujours le pouvoir politique
communiste. Cf. l’étude pionnière sur « le camp-musée d’Auschwitz » de Jean Charles Szurek in A l’Est, la
mémoire retrouvée, La découverte, 1990, pp. 535-565
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NA, fonds Ministerstvo Kultury 1953-56, K.262 « Návrh veršů národního umělce Vítězslava Nezvala
na dva pylony Národního hřbitova ».
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Vítězslav Nezval (1900-1958), poète tchèque et dramaturge. La critique littéraire tchèque qualifie, à
juste titre, son talent d’inouï. Son influence sur l’évolution de la poésie tchèque fut considérable. Néanmoins le
personnage est aussi connu pour ses positions politiques et morales controversées. Il se soumettait très
facilement à des courants politiques dominants. Son poème élogieux sur Staline (1950) ou son Chant de la paix
publié la même année en sont une preuve suffisante. La critique rappelle moins souvent en revanche la présence
de quelques vers judéophobes, notamment dans le poème Historický obraz, où le mythe du peuple juif déicide
ressurgit. Nous en donnons ici une traduction littérale : « Sur les escaliers des ombres maudites vacillent, Sous le
poids de leur crime elles conspirent, En disant, Que son sang soit sur nous et sur nos enfants ». Cf. le recueil de
Vítězslav Nezval, Pět minut za městem, [À cinq minutes derrière la ville], Praha, rééd. 1940. p. 60. Recueil édité
avant la guerre puis pendant le Protectorat et plusieurs fois après la guerre. 1949, la Tchécoslovaquie ne peut avoir une position différente de Moscou à l’égard d’Israël :
ce contexte politique international influe directement sur la perception et le discours sur
Terezín. L’actuel directeu