Comment réconcilier évolution, cognition et culture
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Une approche contractualis te des nor mes mo ralesComm ent intégrer les sciences humaines aux approches évolutionnis tes de la moraleNicolas BaumardInstitut Jean-Nicod(à paraître dans Déter minisme et liberté Christine Clavien et Catherine El-Baz (ed s.))Tributaires de l’écologie compor tementale ani male, les théories évolutionnistes de la mora le ont ju squ’ici cherché à expliquer les comporte ments mor aux sans faire appel aux normes morales. Pour intégrer les normes moral es, l’approche évolutionniste doit prendre en comp te les avancées des sciences humaines de ces dernières années : solution institutionna liste aux problèmes d’action collectiv e, cognition sociale, philosophie contractu aliste, psy chologie évolutionniste et anthropologie cognitive. La morale n’est plus alors réduite à l’altruism e. C’est une stratégie individuelle adaptée à un environne ment fait de contrats sociaux, comm e le mon trent de nombreux résultats expéri mentaux. Prendre les sciences humain es au sérieux ................................................................................... 1 Qu’est- ce que le contractua lisme ? ............................................................................................. 2 L’apport de l’économ ie, de la sociologie et de la science politique ...

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Une approche contractualiste des normes morales
Comment intégrer les sciences humaines aux approches évolutionnistes de la morale
Nicolas Baumard Institut Jean-Nicod paraître dans Déterminisme et liberté Christine Clavien et Catherine El-Baz (eds.)) Tributaires de l’écologie comportementale animale, les théories évolutionnistes de la morale ont jusqu’ici cherché à expliquer les comportements moraux sans faire appel aux normes morales. Pour intégrer les normes morales, l’approche évolutionniste doit prendre en compte les avancées des sciences humaines de ces dernières années : solution institutionnaliste aux problèmes d’action collective, cognition sociale, philosophie contractualiste, psychologie évolutionniste et anthropologie cognitive. La morale n’est plus alors réduite à l’altruisme. C’est une stratégie individuelle adaptée à un environnement fait de contrats sociaux, comme le montrent de nombreux résultats expérimentaux.  P rendre les sciences humaines au sérieux  .  .................................................................................. 1  Q uest-ce que le contractualisme   ?  .  ............................................................................................ 2 L’apport de l’économie, de la sociologie et de la science politique.   ...................................... 4  L apport de la psychologie  .  .....................................................................................................6  L apport de la philosophie morale et politique.  .  ..................................................................... 8 L’apport de la psychologie évolutionniste et de l’anthropologie cognitive  .  ........................... 8  S ynthétiser ces apports.  .  .......................................................................................................... 9  P rendre les normes morales au sérieux  .  ...................................................................................... 9   Comportements versus normes.  .  ........................................................................................... 10  C omportements individuels versus actions collectives  .  ........................................................11  A ltruisme versus stratégie morale  .  ........................................................................................ 12   Utilitarisme versus justice  .  .................................................................................................... 14  S élection versus évaluation  .  .................................................................................................. 16  S élection versus épidémiologie.  .  ...........................................................................................18  L a préhistoire des normes  .  ........................................................................................................ 19
Prendre les sciences humaines au sérieux Peut-on penser que la morale est une adaptation biologique et en même temps tenir compte des capacités cognitives spécifiquement humaines, des modèles d’interactions des sciences sociales, des théories de la philosophie morale et de la variabilité culturelle observée par les anthropologues ? Je pense que oui. Je pense même qu’on ne peut expliquer comment la morale a pu être sélectionnée sans intégrer les données et les théories des sciences humaines. Dans cet article, je vais défendre une approche que j’appelle contractualiste des
normes morales. Je vais d’abord expliquer ce que j’emprunte aux sciences humaines, puis je montrerai en quoi, par rapport aux théories biologiques classiques, ces emprunts permettent de construire des théories à la fois plus complexes et plus réalistes.
Les théories évolutionnaires de la morale ont une longue histoire derrière elles puisqu’elles remontent à Darwin. Pourtant, ce n’est que récemment qu’elles ont gagné en crédit et en audience grâce aux progrès effectués en écologie comportementale. Ces progrès ont donné lieu à une première génération de théories de la morale dont le but était d’abord de convaincre les chercheurs en sciences humaines (et de nombreux biologistes) qu’une théorie de la morale ne pouvait ignorer l’évolution. L’amour maternel, l’évitement de l’inceste ou la réciprocité par exemple peuvent en effet s’expliquer de manière évolutionnaire. Pour autant, la grande synthèse entre évolution et sciences humaines prophétisée par E.O. W ILSON , le fondateur de la sociobiologie, n’a pas (encore) eu lieu. La faute n’en revient pas forcément à un traditionalisme buté des chercheurs en sciences humaines comme de nombreux biologistes préfèrent le croire. Bien que je considère comme valides les théories standards de l’écologie comportementales, je crois qu’elles n’ont pas toujours pris la mesure des phénomènes qu’elles cherchaient à expliquer. Après avoir cherché à naturaliser – avec raison – les sciences humaines, il est sans doute temps d’effectuer un mouvement inverse, celui que je propose dans ce chapitre, et de montrer que les théories évolutionnaires ont tout à gagner – et même ne peuvent se passer – des avancées effectuées en sciences humaines dans le dernier quart du XXe siècle. Car il y a eu des avancées en sciences humaines.
Qu’est-ce que le contractualisme ? Le terme « contractualiste » permet de réunir sous un même dénominateur plusieurs avancées des sciences humaines que je considère comme décisives pour élaborer une théorie évolutionnaire de la morale. L’idée de contrat semble au premier abord aux antipodes de l’approche évolutionnaire puisqu’elle évoque ce processus fictif et sophistiqué proposé par L OCKE  et R OUSSEAU  qu’est le contrat social dans l’état de nature. Mais le contrat social ne semble fictif et sophistiqué que parce que les théories évolutionnaires classiques ont ignoré une grande partie des capacités cognitives et culturelles des humains. A la différence des autres organismes étudiés par les biologistes, les humains sont tout à fait capables de passer des contrats. Il ne faut évidemment pas entendre le terme de contrat au sens de constitution écrite et organisée. Ce qui compte dans l’idée de contrat, c’est que les contractants parviennent à se mettre d’accord, c’est-à-dire à trouver un plan d’action qui soit à l’avantage
de tous (qui soit donc légitime) et à pouvoir ensuite justifier leur comportement par rapport à cet accord (par rapport à une norme). En ce sens, passer des contrats n’a rien de spécifiquement moderne, ni même d’occidental, comme le montrent de nombreux travaux d’ethnographie du droit . Ce n’est pas non plus réservé aux adultes, comme le montrent les jeux des petits et même des tout petits. Contrairement à ce que les premiers psychologues du développement croyaient, , les enfants ne prennent pas les normes morales comme des absolus. Ils distinguent très tôt les normes conventionnelles qui dépendent des circonstances ou des arrangements sociaux (ne pas porter de chapeau) des normes universelles (ne pas frapper les autres).
En philosophie, une norme contractualiste est définie comme une norme que personne ne pourrait raisonnablement rejeter parce qu’elle est mutuellement profitable. Dans ce sens, la thèse que je vais soutenir est que les humains sont naturellement contractualistes : ils considèrent spontanément comme morales des normes qui sont contractualistes (et comme immorales des normes qui obéissent à d’autres principes philosophiques comme l’utilitarisme). Mais on ne peut prendre cette thèse au sérieux que si on prend également au sérieux plusieurs théories en sciences humaines. Je vais d’abord exposer celles-ci.
Avant de poursuivre, j’aimerais insister sur ce qu’implique une théorie contractualiste de l’évolution de la morale. Elle revient à dire que si nous sommes moraux, d’un point de vue évolutionnaire, ce n’est pas pour le bien de l’espèce 1 , ni même pour le bien du groupe. Le comportement moral est, du point de vue de chaque individu, la meilleur stratégie  dans un environnement qui contient des « contrats » avec les autres. N’oublions pas qu’il faut distinguer deux niveaux : au niveau évolutionnaire, une stratégie est sélectionnée parce qu’elle permet la survie des gènes de l’organisme, donc parce qu’elle est égoïste, mais au niveau cognitif, cette stratégie peut être vécue par l’organisme de manière tout à fait non égoïste. Pensons à l’appétence pour le sucre : au niveau évolutionnaire, cette stratégie a été sélectionnée parce qu’elle améliore l’exploitation de l’environnement (nous choisissons en priorité les fruits contenant beaucoup de glucose), au niveau psychologique, nous ne mangeons pas du sucre pour optimiser notre consommation, mais simplement parce que « c’est bon ».
1 Plus personne ne parle aujourd’hui en théorie de l’évolution du bien de l’espèce. Les individus ne se reproduisent pas pour perpétuer l’espèce mais seulement les gènes qu’ils portent : s’ils faisaient autrement, s’ils se sacrifiaient pour leur espèce, ils seraient éliminés par leur congénères moins altruistes.
Il faut prendre le terme de stratégie dans son sens fort : la morale est une stratégie parce qu’elle tient compte du comportement, des intérêts, des pensées des autres. Nous devons en tenir compte, parce que pour assurer notre survie nous devons nous associer aux autres et pour le faire, il faut que l’accord leur soit également profitable.
La vision de la morale que dessinent l’interaction des sciences humaines et de l’évolution est donc ambivalente. D’un côté, nous sommes capables de nous entendre sur des buts communs, de l’autre, cette entente est notre meilleure solution pour évoluer égoïstement dans un monde de coopérateurs. Ni ange, ni bête, l’homme est un être moral.
L’apport de l’économie, de la sociologie et de la science politique Mon premier emprunt aux sciences humaines va nous permettre de délimiter ce que j’entends par morale. Cet emprunt provient du paradigme du choix rationnel qui est utilisé en économie, en sociologie et en sciences politiques. Le paradigme évolutionnaire et celui du choix rationnel fonctionnent de la même façon : ils cherchent à expliquer le comportement des individus en termes d’intérêts. Ils diffèrent sur la façon dont les individus maximisent cet intérêt : pour le paradigme évolutionnaire, l’évolution sélectionne des dispositifs spécialisés qui permettent cette maximisation, pour celui du choix rationnel, le comportement maximisateur est adopté à la suite d’un calcul rationnel. On peut donc parfaitement reprendre les problèmes et les solutions du paradigme du choix rationnel tout en mettant de côté le fait que ces problèmes sont résolus par des calculs d’utilité, ce qui est psychologiquement très peu plausible.
Je vais définir une situation morale comme une situation qui pose un problème d’action collective. Il s’agit d’une situation où l’intérêt individuel et l’intérêt collectif sont en conflit. La situation paradigmatique est celle dite de la « tragédie des communs » où un bien commun (un pâturage pour le bétail, une zone de pêche, une source d’eau potable) disparaît à cause de sa surexploitation : d’un point de vue collectif, tout le monde a intérêt à se retenir, d’un point de vue individuel, chacun à intérêt a servir le plus possible. Les économistes parlent de bien public parce qu’il s’agit un bien dont tout le monde peut profiter mais que personne n’a intérêt à produire. Cette situation est modélisée par le dilemme du prisonnier. La « découverte » de ce problème est une avancée en elle-même . Pendant longtemps, pour les sciences sociales, ce problème n’en était pas un puisque les individus intériorisaient les
normes collectives. C’est avec le paradigme du choix rationnel qui postule – par défaut - un individu égoïste que les problèmes d’action collective sont apparus 2 .
Les problèmes d’action collective sont aussi une découverte pour les théories évolutionnaires. En effet, les premières théories – altruisme de parentèle, altruisme réciproque, réciprocité indirecte – ne concernaient pas les situations collectives mais seulement les membres d’une famille (qui partagent des gènes et ont donc des intérêts communs) et les dyades. Or un dilemme du prisonnier à plus de deux joueurs pose de tout autres problèmes qu’un dilemme à deux joueurs où, à condition qu’il soit répété, les joueurs ont intérêt à la coopération. Cette inadéquation des théories évolutionnaires classiques s’expliquent sans doute en partie par le fait que les animaux ne semblent pas résoudre de problèmes d’action collectives 3 .
Seules les théories de la sélection de groupe ont proposé une solution aux problèmes d’action collective 4 . Selon ces théories, il y a une compétition entre groupes et ceux qui comportent plus d’individus altruistes surpassent les autres. A l’intérieur du groupe, les altruistes sont exploités par les égoïstes, mais comme les groupes comportant plus d’altruistes surpassent les autres, au total les altruistes sont de plus en plus nombreux. Je vais suggérer dans la seconde partie que si on prend les sciences humaines au sérieux, on peut se passer de cette hypothèse lourde de compétition inter-groupe et que, qui plus est, la morale telle que les humains la pratique ne consiste pas à être altruiste mais à respecter des normes morales, ce qui est bien différent.
Deux grandes solutions ont longtemps eu la faveur des chercheurs en sciences sociales: le recours à l’Etat (la police empêche la triche) ou la privatisation du bien commun (le problème disparaît, chacun défend son bien privé). C’est une troisième solution, institutionnaliste, que le paradigme évolutionnaire a intérêt à emprunter au choix rationnel. La
2 On pourrait observer que nous aimons parfois respecter de nombreuses normes morales et que donc il est dans notre intérêt (subjectif) d’être moral. Le paradigme du choix rationnel serait donc erroné dès le départ. Mais cette « préférence pour la morale » constitue précisément ce qu’il faut expliquer : comment l’évolution (ou la société si on évite le cadre évolutionnaire) a t-elle fait pour que nous ayons subjectivement intérêt à respecter des normes qui ne sont pas objectivement dans notre intérêt (biologique, économique, social, politique, etc.) ? 3 Sur ce point, voir le débat entre Tomasello et Boesh sur la chasse au colobe chez les chimpanzés (TOMASELLO 2005). 4 Pour être tout à fait exhaustif, il faudrait également compter les théories reposant sur le signal honnête, je n’ai malheureusement pas la place de discuter ici de leur pertinence pour ce qui est de la morale. Notons seulement que si elles peuvent expliquer la résolution de problèmes d’action collectives, leur domaine d’application demeure restreint.
solution institutionnaliste part du constat que sur le terrain, des milliers de communautés ont réussi à résoudre des problèmes d’action collective sans l’Etat ni la privatisation. La théorie institutionnaliste montre que les individus peuvent passer des accords entre eux et organiser eux-mêmes le contrôle de tous par tous. Comme le note E. O STROM , ce qu’observe la théorie institutionnaliste, c’est que les « gens ne sont pas en prison comme les prisonnier du dilemme ». Ils peuvent donc « changer les règles du jeu », c’est-à-dire s’organiser de manière à ce qu’il soit à l’avantage de tous d’obéir à la norme morale 5 . Pour prendre un exemple simple : si nous désignons et payons des gardiens qui surveillent le bien commun et punissent ceux qui trichent, il est alors dans l’intérêt des individus de ne pas prendre plus que leur part (autrement, ils sont punis) et dans celui des gardiens de punir les tricheurs (sous peine de perdre leur place et leur rémunération). Il s’agit évidemment d’une situation simplifiée et abstraite. Pour qu’une institution résolve un problème d’action collective, de nombreuses circonstances doivent être réunies 6 . Il faut en particulier que la mise en place des institutions ne posent pas un second problème d’action collective. Comme le notait le poète satiriste romain Juvénal : qui gardera les gardiens ? Ce qui compte, c’est de distinguer deux niveaux : le niveau du problème d’action collective et le niveau de l’institution dont la mise en place ne pose pas de problème d’action collective et qui fait disparaître le problème d’action collective en changeant ses règles du jeu. Il est tout à fait possible que le problème initial soit résolu via une cascade d’institutions dont seule la dernière ne pose pas de problème (typiquement une assemblée traditionnelle de la communauté qui existe déjà et à laquelle chacun a intérêt à se rendre).
L’apport de la psychologie Le second outil que les analyses évolutionnaires doivent intégrer provient de la psychologie cognitive et comparée. Il s’agit de la capacité spécifiquement humaine à métareprésenter, c’est-à-dire à avoir des représentations de représentations. Les humains sont capables de représenter non seulement ce qui se trouve dans le monde (une proie, un partenaire, un danger, etc.), mais aussi de former des représentations à propos d’autres représentations. Deux types de métareprésentations nous intéresserons dans le cadre de ce chapitre : les représentations de représentations mentales ou représentations
5 Cette métaphore des règles du jeu peut être prise au sens propre si on modélise les problèmes d’action collective par un dilemme du prisonnier. La solution institutionnaliste consistant à changer la matrice des gains des joueurs revient à changer le jeu. 6 Les coûts de négociations ne doivent pas être trop élevés, il faut éviter la corruption, organiser la surveillance  de manière à ce que la triche soit visible, ne pas punir trop peu pour décourager la triche mais pas trop pour éviter que les tricheurs n’aient plus intérêt à la perpétuation de l’institution, etc.
métapsychologiques, autrement dit la capacité à comprendre les états mentaux d’autrui (dit aussi Théorie de l’Esprit), et les représentations de représentations abstraites, parmi lesquelles les représentations normatives (juger un comportement, c’est former une représentation qui compare deux représentations, une représentation abstraite – la norme, ce que devrait être le comportement – et la représentation du comportement). Sans doute parce que cette capacité n’est pas observée chez les animaux, y compris les grands singes , les théories évolutionnaires n’ont pas jusque là vraiment essayé de se servir de la possibilité de métareprésenter pour comprendre l’apparition de la morale.
Comme je l’ai dit, les métareprésentations normatives permettent de comparer entre elles deux représentations, une représentation d’un état du monde et une représentation abstraite d’un état qui n’existe pas (et donc d’avoir une représentation de ces représentations, par exemple la représentation qu’elles ne coïncident pas). Les grands singes ne semblent pas capables d’utiliser des normes. Prenons la transmission des techniques chez les chimpanzés, celle-ci semble se faire par « facilitation sociale » et non par enseignement : un chimpanzé observe un congénère cassant une noix avec une enclume et obtenant un met appétissant, il manipule ensuite une enclume, une autre pierre et une noix et retrouve par lui-même la technique qu’utilise son congénère. Faire preuve de pédagogie nécessite au contraire de manipuler une norme (comparer les réalisations de l’élève avec la norme à atteindre). Ce comportement n’est pas observé chez les chimpanzés. Au contraire, lorsque l’on montre à des enfants de deux ans un jeu très simple et qu’ensuite arrive un tiers qui prétend jouer à ce jeu mais ne le joue pas comme l’enfant l’a appris, celui-ci va intervenir pour corriger le fautif. En intervenant, il métareprésente puisqu’il compare ce qui se joue avec la norme qu’il a apprise.
Les représentations métapsychologiques sont attestées encore plus tôt chez les enfants. Dès un an, les enfants sont capables de comprendre les intentions et les plans d’autrui : ils se représentent ce que les autres se représentent. Ainsi, ils sont capables de jouer à des jeux qui nécessitent d’alterner des rôles, de tenir compte du savoir de l’autre, voire de jouer son rôle si celui-ci ne le fait pas (construire une tour de blocs, se renvoyer une balle, pointer et nommer des objets, faire comme si, etc.). Les grands singes ne pratiquent jamais de telles activités. Des expériences ont montré que les chimpanzés sont capables de comprendre le but d’autrui et de savoir ce qu’il voit. En revanche, ils ne réalisent pas d’actions nécessitant de se représenter les plans et le savoir d’autrui. Bien sûr comme d’autres animaux sociaux, ils font
des actions collectives (chasse au colobe, défense du territoire), mais ces actions ne sont pas coordonnées par des plans et des normes comme chez les humains.
L’apport de la philosophie morale et politique Le troisième apport vient de la philosophie morale et politique. Une grande partie de la littérature est consacrée à la description de nos intuitions, un peu à la manière de la linguistique à propos de nos intuitions grammaticales. Les philosophes comparent nos intuitions dans différentes situations avec ce que recommandent les grandes théories normatives, en particulier l’utilitarisme et le déontologisme. L’utilitarisme est la doctrine pour laquelle le devoir moral consiste à maximiser le bonheur du plus grand nombre. Le déontologisme (pris ici dans un sens étroit) fait reposer la morale sur quelques principes premiers sur lesquels on ne doit pas transiger.
Les philosophes ont montré que les intuitions morales entrent souvent en contradiction avec ces deux grandes théories. Par exemple, contre l’utilitarisme, nous nous opposons souvent au sacrifice de quelques uns même lorsque cela augmente dramatiquement le bien-être de presque tout le monde. Contre le déontologisme, les droits que nous acceptons sont à géométrie variables et dépendent très fortement du contexte (nous avons un droit de propriété, mais qui peut être remis en cause s’il conduit par exemple à la mort d’autres personnes qui doivent se réfugier chez nous). Ou encore, contre l’utilitarisme, nous considérons que nous devons aider un blessé sur le bord de la route mais que nous ne sommes pas requis de donner à des ONG (c’est bien, mais ce n’est pas requis). Et contre le déontologisme, nous ne considérons pas que la vie est sacrée puisque la peine de mort, la légitime défense, l’avortement pour sauver la vie de la mère ou à la suite d’un viol sont des pratiques légitimes. Ce qui se dessine derrière ces exemples, c’est une morale humaine qui consiste à défendre des normes sur lesquelles tous pourraient s’entendre. Cette morale n’est pas propre aux philosophes occidentaux. Les psychologues commencent à montrer qu’elle ne dépend ni de l’âge, ni de la culture, ni de la religion . Ces intuitions sont le résultat de la sélection dans un milieu d’accords mutuellement bénéfiques.
L’apport de la psychologie évolutionniste et de l’anthropologie cognitive Le dernier apport est celui de la psychologie évolutionniste et de l’anthropologie cognitive. Il s’agit d’un cadre théorique qui peut permettre d’expliquer comment nous pouvons avoir des intuitions morales universelles et en même temps observer des différences
culturelles. Il consiste à examiner sérieusement comment fonctionne notre cerveau, à ouvrir les boîtes noires que sont les adaptations mises en évidence par les biologistes. Prenons par exemple le dispositif spécialisé (le module) qui sert à la reconnaissance des visages. Ce module s’appuie sur un certain nombre de caractéristiques pour décider ce qui, dans l’environnement, est un visage. Dans l’environnement ancestral où a été sélectionné ce module, seuls les visages possédaient ces caractéristiques. Les visages constituaient son domaine propre, ce pour quoi il avait été sélectionné . Aujourd’hui, de nombreux artefacts culturels comme les masques, le maquillage ou les caricatures exploitent ce module. C’est son domaine effectif. Cela les rend particulièrement saillants, attractifs. Nous cherchons alors à les reproduire, ils se répandent. Ils faut donc séparer ce que les biologistes appellent les causes ultimes (les causes évolutionnaires qui ont sélectionné le module de reconnaissance des visages) et les causes proximales (le dispositif cognitif en lui-même qui reconnaît tout ce qui ressemble à un visage). Appliquons ce paradigme à la morale, nous pouvons avoir des intuitions innées sur la justice ou l’inceste. En fonction de la façon dont certaines situations seront culturellement présentées, elles activeront ou non ces modules. Ainsi, les différences de castes ne seront pas vues comme injustes (parce que les gens des autres castes sont trop différents pour être comparés) et les relations sexuelles avec un cousin au troisième degré sera considéré comme un crime (parce que cet individu génétiquement aussi éloigné qu’un membre moyen du groupe est catégorisé comme un parent).
Synthétiser ces apports Ces quatre apports dessinent un nouveau type de théories évolutionnaires de la morale, des théories contractualistes. Comme on l’a deviné, ces quatre apports fonctionnent ensemble : c’est parce que les humains sont capables de métareprésenter qu’ils peuvent résoudre des problèmes d’action collective, c’est parce qu’ils résolvent ces problèmes d’action collective par des accords mutuellement profitables qu’ils n’ont pas des intuitions utilitaristes ou déontologistes mais contractualistes, et c’est parce qu’ils ont des intuitions contractualistes que les normes utilitaristes et déontologistes sont culturellement moins stables.
Prendre les normes morales au sérieux Pour mieux comprendre ce que change l’intégration des apports des sciences humaines à une théorie évolutionnaire, il peut être intéressant de montrer en quoi les théories contractualistes s’opposent aux théories évolutionnaires classiques de la morale, et en particulier aux théories de sélection de groupe.
Comportements versus normes Les théories évolutionnaires classiques se sont attachées à montrer que l’altruisme, l’évitement de l’inceste, la réconciliation, la hiérarchie, le contrôle des femmes par les hommes ou encore les relations spéciales entre le fils de la sœur et le frère de la mère pouvaient s’expliquer de manière évolutionnaire . Mais ces théories n’expliquent que des comportements. Or les normes morales ne sont pas des comportements, mais des représentations abstraites que nous métareprésentons. Aimer ses enfants (parce qu’ils portent nos gènes) est différent de culpabiliser parce que la norme sociale exige qu’on aime ses enfants. Eviter les relations sexuelles avec les personnes avec qui on a été élevé n’est pas la même chose que juger qu’il est mal que quelqu’un ait un rapport sexuel avec sa sœur. Il y a sans nul doute une relation entre ces intuitions qui font que nous aimons nos enfants ou trouvons l’inceste dégoûtant et les normes morales sur la famille, mais ce n’est pas la relation directe que suggère l’écologie comportementale. Les primates eux aussi ont des comportements spécifiques envers leurs apparentés, la hiérarchie, l’amitié. Pour autant, rien ne permet de penser que ces comportements font l’objet d’une évaluation normative, d’une métareprésentation.
Autrement dit, il n’est pas correct de parler de proto-morale dans le cas des chimpanzés 7 . La morale n’est pas une amplification de leurs comportements, aussi sociaux soient-ils. Le débat est ici exactement le même que celui sur les origines biologiques du langage : ce n’est pas parce que les animaux communiquent qu’ils ont un proto-langage. De fait, la communication animale fonctionne d’une façon très différente du langage humain, elle aussi requiert des métareprésentations 8 . Contrairement à ce que certains primatologues voudraient croire, l’envie et la vengeance, directement profitables, ne sont pas les précurseurs respectivement de la justice et de la punition qui ne peuvent apparaître que si des normes morales existent déjà . Lorsqu’on estime qu’une distribution est injuste, on se réfère à une norme partagée sur la façon dont il serait moral de partager ; lorsqu’on est envieux, on veut seulement ce que l’autre veux, que cela soit légitime ou non. De même, punir quelqu’un, c’est lui infliger un dommage parce qu’il a violé une norme morale partagée ; se venger, c’est seulement répliquer à l’agression. Dans un groupe sans Etat, il arrive souvent que ceux qui punissent soient ceux qui ont été directement offensés (autrement dit, ceux qui ont des raisons 7 Même si, dans le débat grand public, montrer ce que nous partageons avec les chimpanzés peut contribuer à faire passer l’idée que la morale peut avoir été sélectionnée par la biologie. 8 Et pour en partie les mêmes raisons que la morale puisque le langage requiert la capacité à métareprésenter les intentions des autres.
de se venger), pour autant, ils reçoivent tout au moins l’approbation publique, parce que leur vengeance est légitime, qu’elle a lieu dans le cadre d’une norme morale. Chez les primates au contraire, lorsque les leaders du groupe interviennent, il ne s’agit pas d’une punition légitime visant le bien commun mais seulement d’une action visant à assurer leur autorité.
Comportements individuels versus actions collectives Les théories évolutionnaires classiques ont endossé comme l’économie néo-classique un individualisme méthodologique extrême dans lequel il n’est pas possible de faire une action conjointe : un phénomène social n’est que la somme de comportements individuels isolés, comme sur un marché économique. Ainsi, dans leur modèle de stabilisation culturelle de la punition, H ENRICH  et B OYD  montrent comment la norme « faire X et punir ceux qui ne font pas X », qui est coûteuse si elle est peu répandue peut devenir avantageuse si de nombreux individus l’adoptent (par biais culturels, sélection culturelle, punition de second ordre). La norme n’est dans ce modèle qu’un comportement distribué , répandu. La stabilisation de X n’est que le résultat de l’addition de comportements individuels. Une compétition entre groupes est nécessaire parce que la punition est coûteuse au niveau individuel 9 .
Au contraire, grâce à la capacité à métareprésenter, les humains peuvent organiser des actions collectives qui sont mutuellement profitables, autrement dit qui ne sont coûteuses pour personnes (relativement aux autres). Reprenons l’exemple de la punition collective, dans une théorie contractualiste, ce comportement n’est pas distribué mais partagé . Autrement dit, les individus ne punissent que lorsqu’ils perçoivent que le besoin de punition est partagé au sein de leur groupe et qu’un accord a été trouvé sur la façon de punir. Si la punition est possible, elle est alors exécutée conjointement, sans que personne n’ait besoin d’initier à ses frais la punition. Là encore, il s’agit d’une situation simplifiée, on pourrait dire que même en punissant à dix contre un, il y a toujours un coût, et donc un problème d’action collective. Mais ce coût, beaucoup plus faible, peut être alors traité par une institution de plus haut niveau qui par exemple donnera un bonus à celui qui conduit l’attaque (et prend plus de risque) ou un malus à ceux qui restent en arrière. Les problèmes d’action collectives sont résolus par un bricolage institutionnel qui se construit plus ou moins spontanément à partir des réseaux sociaux de chaque groupe (famille, amis, hiérarchie, etc.).
9 Même si elle est rendue moins coûteuse grâce à la capacité à se transmettre culturellement.
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