La Bretagne et ses pêcheurs : une mutation à marche forcée - article ; n°1 ; vol.22, pg 145-167
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Description

Sociétés contemporaines - Année 1995 - Volume 22 - Numéro 1 - Pages 145-167
In the 1993 and 1994 demonstrations, the fishermen’s outburst of rage have been the most visible consequence of the deep restructuring imposed to seaside communities on Brittany. The small scale fishing activity has been exposed to a world market at a quick race. Are fishermen and their families just victims of the market, targets for welfare policies helping the restructuring of an economic sector now dominated by a logic of world wide circulation of products? An anthropological analysis reveals more complex social practices, institutional responsibilities and demands which convey meanings beyond purely defensive states.
Les deux explosions de colère des pêcheurs en 1993 et 1994 ont été les manifestations les plus visibles du séisme en profondeur engendré dans les sociétés littorales bretonnes par l’intégration accélérée du secteur de la pêche artisanale dans le grand échange mondial, conjointement avec celle de la marine marchande, de la construction navale, de la pêche industrielle, des cultures marines, etc. «Victimes du marché», nos pêcheurs et leurs familles, et «populations à assister» par des aides d’urgence, puis avec un train de «mesures d’accompagnement social» destiné à faciliter l’inexorable mue d’une activité désormais considérée comme le «secteur extractif» d’une filière économique assujettie à la logique de développement de la circulation planétaire des produits? Pour peu que l’on ressaisisse les réalités contemporaines dans leur perspective humaine, tout autre est le regard porté sur ce milieu humain et la mutation qu’il affronte.
23 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié par
Publié le 01 janvier 1995
Nombre de lectures 39
Langue Français

Extrait











GENEVIÈVE DELBOS, GÉRARD PRÉMEL
LA BRETAGNE ET SES PÊCHEURS :
UNE MUTATION À MARCHE FORCÉE *
RÉSUMÉ : Les deux explosions de colère des pêcheurs en 1993 et 1994 ont été les manifes-
tations les plus visibles du séisme en profondeur engendré dans les sociétés littorales bre-
tonnes par l’intégration accélérée du secteur de la pêche artisanale dans le grand échange
mondial, conjointement avec celle de la marine marchande, de la construction navale, de la
pêche industrielle, des cultures marines, etc. « Victimes du marché », nos pêcheurs et leurs
familles, et « populations à assister » par des aides d’urgence, puis avec un train de
« mesures d’accompagnement social » destiné à faciliter l’inexorable mue d’une activité
désormais considérée comme le « secteur extractif » d’une filière économique assujettie à la
logique de développement de la circulation planétaire des produits ? Pour peu que l’on
ressaisisse les réalités contemporaines dans leur perspective humaine, tout autre est le regard
porté sur ce milieu humain et la mutation qu’il affronte.

Et de la mer elle-même il ne sera question,
Mais de son règne au cœur de l’homme
Saint-John Perse, Amers.
En 1804, un des premiers préfets nommés en Bretagne après la proclamation de
la République fait état de « la grave crise qui frappe irrémédiablement la pêche
bretonne, si florissante avant la Révolution, avec ses 2 000 bateaux » (Le Bihan,
1958). Deux cents ans plus tard, le même constat est formulé en des termes identi-
ques, y compris le décompte des navires, il suffit de remplacer dans le texte
« Révolution » par « Grand Marché Européen » ou « GATT ». Ce rapprochement
souligne deux choses : la pérennité d’un milieu social lié à la pêche, et de l’ordre de
grandeur de ses moyens de production ; la relativité de la notion de crise. Au cours
des deux siècles écoulés, combien de « crises irrémédiables » ont-elles été surmon-
tées ?
L’exploitation des richesses maritimes en Bretagne est le fait de sociétés com-
plexes, aux dynamismes multiples, mais réels, jouant sur plusieurs échelles de temps

* Ce texte est une version très remaniée d'une communication faite dans le cadre du « EC/AIR
Programme Workshop, an Agenda for Social Science Research in Fisheries Management »,
Brussels, 5-6 May 1994.
Sociétés Contemporaines (1995) n° 22/23 (p. 145-167)

145 GENEVIEVE DELBOS, GERARD PREMEL
et d’espaces, grâce à quoi elles ont pu pendant longtemps composer avec les
circonstances.
Cette réalité humaine constitutive des activités de pêche est ignorée des institu-
tions vouées à les encadrer aujourd’hui ; celles-ci, dans l’élaboration de leurs ins-
truments de régulation, s’en tiennent aux seuls « critères bio-économiques ». Pour
elles, et pour les agents qui les incarnent, la représentation dominante qui borne
l’horizon d’élucidation des problèmes s’énonce en ces termes : la pêche est d’abord
« une affaire d’extraction de matière première » dans un contexte
d’internationalisation des échanges. L’exploitation de la richesse maritime piscicole
ne peut donc se définir qu’à partir d’un double impératif de rationalisation, celui
requis par la « gestion de la ressource », et celui imposé par les règles incon-
tournables du « marché ».
Les deux explosions de colère des pêcheurs en 1993 et 1994 ont été les expres-
sions les plus visibles du séisme en profondeur engendré par l’intégration accélérée
dans le grand échange mondial du secteur de la pêche artisanale, conjointement avec
celle de la marine marchande, de la construction navale, de la pêche industrielle, des
cultures marines, etc.
Nos producteurs maritimes seraient-ils « victimes du marché », comme d’autres
le sont de « catastrophes naturelles », inondations, tremblements de terre... ? Et nos
sociétés littorales, « dépendantes de la pêche », deviendraient-elles, elles aussi,
« populations à assister » par des « aides d’urgence », puis avec un train de
« mesures d’accompagnement social » destiné à faciliter une inexorable mue ? Pour
peu que l’on ressaisisse les réalités contemporaines dans leur perspective humaine,
tout autre est le regard porté sur ces sociétés et la mutation qu’elles affrontent.
Nous invitons à une telle exploration des milieux de la pêche bretonne, en
essayant de tenir à distance le climat de tension et de passion qui les caractérise
depuis plusieurs années, mais en n’ignorant pas non plus que le regard anthropo-
logique comporte forcément une interrogation politique sur le fonctionnement de la
Cité, domaine de l’homme avant d’être celui des « choses » ou des « produits », et
champ de luttes pour l’institution d’un « ordre des choses ».
1. UNE RÉGION DÉPENDANTE DE LA PÊCHE : APPROCHE QUANTITATIVE
La Bretagne est désormais considérée, du point de vue des institutions
d’encadrement économique, comme une « région dépendante de la pêche ». Pour la
caractériser, on pourrait se satisfaire de fournir, à titre d’indicateur de mesure, des
données en termes de nombre d’emplois existant aujourd’hui dans le secteur.
Cette approche quantitative permet de dire que la région se signale par
l’importance relative de ses marins-pêcheurs : 7 000, soit 45 % des effectifs natio-
naux pour 2 000 navires. Notons au passage que le Sud-Finistère renferme 85 % de
ces marins et 65 % des navires (Didou, 1994).
Ces chiffres ne prennent cependant leur sens que resitués dans le temps long : en
1971, étaient recensés 12 400 pêcheurs, représentant à peine 1/4 de l’ensemble
national. Ce rappel, sur une échelle de 20 ans, précise le contexte général dans lequel
a pris place une spécialisation régionale : une chute massive des effectifs, plus
marquée ailleurs.
146 LA BRETAGNE ET SES PECHEURS
Il faudrait aussi rapporter ces données actuelles à l’espace géo-économique de
l’Europe : avec ses 7 000 actifs, la Bretagne comptabilise deux fois plus de marins-
pêcheurs que les Pays-Bas, trois fois plus que la RFA. Le nombre est à peine infé-
rieur à celui du Danemark, mais représente moins d’un quinzième des effectifs
espagnols. La Bretagne est classée troisième région européenne en matière de pêche,
après le Nord-Est de l’Espagne et l’Écosse.
Il faudrait encore ajouter qu’on estime entre 10 000 et 12 000 le nombre
d’emplois en mer lorsqu’on additionne pêche et cultures marines bretonnes. Les
variations sont un effet induit par la part importante de saisonniers et d’occasionnels,
environ 1/3 des emplois (cf. tableau n° 1). Les deux activités génèrent par ailleurs
entre 30 000 et 40 000 emplois à terre. Ce qui, toutes activités confondues, donne un
chiffre de l’ordre de 50 000 emplois liés aux activités maritimes. À titre de
comparaison, rappelons que l’ensemble des actifs agricoles en Bretagne, première
région agricole française, se monte à 110 000 emplois.

TABLEAU 1
1NOMBRE D’EMPLOIS EN MER * EN BRETAGNE EN 1993
2
Taille des embarcations Bretagne-sud Bretagne-nord Total général
moins de 12 Mètres 1 828 1 391 3 219
de 12 à 16 Mètres 906 365 1 271
de 16 à 25 Mètres 1 995 683 2 678
de 25 à 38 Mètres 634 46 680
plus de 38 Mètres 993 257 1 250
Mixte 776 281 1 057
TOTAUX 7 132 3 023 10 155
* en additionnant pêche et cultures marines

L’importance des activités maritimes se lit encore à un autre niveau. Les 2 000
navires bretons débarquent 50 % des captures françaises : 45 % de la valeur de la
pêche nationale en poisson frais, 70 % en ce qui concerne les crustacés.
Compte tenu de l’importance relative de la population et de la production mari-
time régionale, les indicateurs significatifs de la crise récente s’expriment à travers
les évolutions comparées du nombre des bateaux, de leur puissance cumulée et du
tonnage débarqué depuis ces cinq dernières années, pour chaque catégorie de

1. Source : CAAM St Malo, Bull. du 8/02/94, aimablement communiqué par B. JEGOU, France-
Ecopêche.
2. Pour indiquer la taille des unités

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