LEÇONS D’HISTOIRE ROMAINE
RÉPUBLIQUE ET EMPIRE
AUGUSTE BOUCHÉ-LECLERCQ.
PROFESSEUR À LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS - MEMBRE DE L’INSTITUT.
PARIS - 1909.
AVANT-PROPOS.
I. — Les institutions religieuses de Rome.
II. — Les Romains et l’Orient hellénistique.
III. — Histoire intérieure de Rome, de Sylla à César.
IV. — La fin de la République romaine.
V. — Le principat d’Auguste.
VI. — Le premier siècle de l’Empire.
VII. — L’Empire romain au IIe siècle.
VIII. — L’Empire romain au IIIe siècle.
IX. — Le Bas-Empire.
X. — L’administration financière du Bas-Empire.
AVANT-PROPOS.
En publiant, il y aura bientôt dix ans, mes Leçons d’Histoire grecque, j’annonçais
comme devant paraître à la suite un volume semblable, composé également de
leçons d’ouverture, écrites clans le male laps de temps, de 1880 à 1899, pour
servir d’introduction à des cours publics et également inédites. Pour des raisons
qui importent peu, cette publication resta alors à l’état de projet.
Si j’y reviens aujourd’hui, ce n’est point par complaisance sénile pour des feuilles
volantes qui épuisèrent jadis leur effet utile en fixant durant une heure, une fois
l’an, l’attention d’un auditoire de Sorbonne. C’est que, sans me faire illusion sur
l’efficacité des enseignements de l’histoire, je crois plus opportun que jamais de
les rappeler à une démocratie entraînée par sa logique interne à des expériences
déjà faites autrefois, à Athènes et à Rome. Si nous n’avons point de Gracques,
nous en avons la monnaie, et de moins bon aloi. Nous avons aussi nos
démagogues, experts en surenchère électorale, qui, avec des mots comme
prolétariat, capitalisme, classe ouvrière, classe bourgeoise, bruyamment
ressassés et clamée à tous les échos, sont en train de diviser le pays en factions
ennemies et de détendre la fibre patriotique. Dans ce pays passionné pour
l’égalité, ils entendent faire des lois qui ajoutent ou enlèvent des droits à des
catégories spéciales de citoyens.
Il y eut aussi à Rome un temps où l’État se chargeait d’assigner à chacun sa
place dans la société, où il n’y avait plus pour ainsi dire de droit commun, où les
fonctionnaires et les corporations avaient leurs statuts particuliers, où le fisc
parquait une catégorie de contribuables prélevée sur la classe moyenne clans des
barrières dont il s’ingéniait à fermer les issues. Ces barrières, il faudra peut-être
les redresser pour empêcher non plus la fuite des nouveaux curiales, mais
l’exode de leurs capitaux. En somme, le Bas-Empire, qui a fait de l’État
omnipotent une manière de providence bureaucratique et porté partout
l’ingérence tracassière de ses règlements, ressemble assez au régime que nous
promet le socialisme.
Maintenant que, de par les nouveaux programmes, l’étude de l’antiquité
classique tient de moins en moins de place dans l’éducation de la jeunesse, ces
exemples risquent d’être oubliés. On reproche aux hommes de la Révolution, ou
plutôt on les raille, de s’être indigérés de réminiscences antiques, d’avoir voulu
être alitant de Lycurgues, de Catons et de Brutus. C’était le temps où Babeuf
s’appelait Gracchus. Nous sommes bien guéris de cette manie, qui ne fut pas
toujours inoffensive. Le souhait d’un contemporain, le gastronome Berchoux :
Qui nous délivrera des Grecs et des Romains !
est bien près d’être réalisé. Seulement, il se pourrait que nous ayons conservé de
l’esprit antique précisément ce qu’il en faut rejeter, et que nous recommencions
inconsciemment des expériences qui jadis ont mal tourné. Les circonstances ont
beau changer, il y a des principes généraux qui tiennent au fond immuable de la
nature humaine, auxquels les gouvernements, quelle que soit leur étiquette,
obéissent malgré eux et qui ont leur effet sous toutes les latitudes. Ces principes,
on les voit agir et aboutir à leurs fins nécessaires chez les Grecs et les Romains,
nos ancêtres intellectuels, qu’on ne pourra bientôt plus citer sans passer pour
pédant. Il m’a paru qu’il était bon de les extraire de la masse des faits
particuliers, et je me suis souvenu, une fois de plus, que je l’avais fait déjà, de temps à autre, dans des préfaces de cours destinées à orienter les auditeurs en
leur fournissant une provision d’idées générales.
J’ai laissé ces leçons telles quelles, m’interdisant d’y rien ajouter, ne fût-ce qu’un
mot qui pût paraître inspiré par des préoccupations nées de l’heure présente. J’ai
résisté de même à l’envie d’y introduire des références, des notes,
bibliographiques oit autres, un bagage d’érudition dont ne peut s’embarrasser la
parole vivante. J’en ai seulement retranché, çà et là, quelques superfluités et
tours oratoires, qui plaisent moins au lecteur qu’à l’auditeur.
Faut-il répéter ce que j’ai dit à propos des Leçons d’Histoire grecque, à savoir,
que ce volume n’est pas un livre, mais une suite d’études autonomes, disposées
après coup dans l’ordre chronologique des sujets traités, si bien que des
morceaux contigus peuvent avoir été composés à dix ou quinze ans d’intervalle
et dans un ordre inverse ? On ne s’étonnera donc point d’y trouver des
répétitions, — qui n’en étaient pas pour l’auditoire du moment, — des figures
historiques présentées tantôt de face et tantôt de profil, des retours sur les
mêmes causes qui, au cours de trois siècles, expliquent la genèse, la prospérité
et le déclin de l’Empire romain. En revanche, je ne pense pas qu’on y trouve de
contradictions. Les idées maîtresses qui donnent de l’unité à ce produit de
travaux intermittents ne sont pas de celles dont un esprit arrivé à sa maturité
change suivant l’humeur ou la mode du jour. Ce sont celles d’un libéral
impénitent, affranchi de toute attache dogmatique ou doctrinaire, qui, n’ayant
plus à craindre le despotisme d’en haut, redoute celui d’en bas, mais qui, d’autre
part, se garde d’un pessimisme outré et se plait à écrire au bas de ces pages :
Liceat sperare timenti.
29 juin 1909.
I. — LES INSTITUTIONS RELIGIEUSES DE ROME1.
Dans la vie religieuse d’une nation, il n’est point de détail qui n’ait son
importance, et on ne la comprend bien qu’en l’embrassant tout entière du regard
: mais une étude d’ensemble portant sur tout ce qui constitue la religion romaine
est un sujet dont il vaut mieux détacher une partie que d’essayer même d’en
faire le tour dans une esquisse sommaire comme celle-ci.
Par Institutions religieuses de Rome j’entends non pas le legs assez pauvre de
croyances qui constitue le fonds dogmatique de la religion, non pas même la
série bien plus variée de formules, de prières, de cérémonies, de recettes de
toute sorte, au moyen desquelles le Romain peut se rendre les dieux-favorables
et traiter de gré à gré avec eux ; mais seulement l’organisation que l’Étai a
donnée au culte officiel, le seul dont il ait la direction immédiate et dont il
assume la responsabilité.
I
Sans doute, le culte suppose des croyances, actuelles ou impliquées dans des
habitudes qui leur ont survécu. Mais, dans les sociétés antiques, les croyances, si
on les détache par abstraction du culte, se réduisent à peu de chose. On n’y
trouve point de réponse nette aux questions que se pose une réflexion un peu
exercée, point de système cohérent, de corps de doctrine, mais des récits
mythiques, des légendes où figurent pêle-mêle des êtres surnaturels et des
personnages humains, tout cela issu d’une tradition vague, sans marque
d’origine, sans preuves et sans conclusions dogmatiques. Elles ne contiennent
point d’idées générales, et leur nature même le leur interdit ; car elles se
ressemblent toutes par ce trait qu’elles constituent des religions locales, faites et
valables pour un pays, pour un peuple déterminé, ou même pour des groupes
plus restreints. Chaque famille a ses dieux domestiques, qui la protègent à
l’exclusion de toute autre : chaque corporation, là où il en existe, a dans le
monde divin ses patrons spéciaux ; de même, la nation ou la race a fait sa
religion pour son usage propre, et elle croyait avoir ses dieux à sa portée, tout
occupés d’elle et prêts à défendre au besoin son sol contre les hommes et les
dieux ennemis. Le polythéisme se prêtait merveilleusement à cette localisation
naïve des êtres divins, et toutes les religions soudées aux nationalités, pouvaient
vivre côte à côte sans que l’on contestât à aucune d’elles son droit à l’existence.
Elles étaient vraies toutes ensemble et utiles de la même manière, chacune pour
ses fidèles, à condition que ceux-ci s’acquittassent scrupuleusement de toutes les
observances rituelles.
Le culte est clone, ou peu s’en faut, le tout des religions antiques. Cela est vrai
surtout de la religion romaine, la plus pauvre qui fut jamais en types divins et en
articles de foi, mais une des plus minutieuses en fait de rites obligatoires. Les
dieux romains, créés par l’imagination d’une race dure et défiante, ne sont que
médiocrement bienveillants ; ils ont l’esprit formaliste et procédurier ; ils
vendent pour ainsi dire en détail leur protection et leurs conseils, et ils exigent
que, chaque fois, le pacte intervenu entre eux et leurs clients soit entouré de
toutes les garanties dont ils ont eux-mêmes déterminé le nombre et la portée. Il
n’y a point avec eux de cérémonie insignifiante ; l’omission de la moindre
1 Leçon du 1er décembre 1881. formalité peut les porter à refuser leur secours dans le besoin le plus pressant.
Petits et grands ont sur ce point même humeur. Fides ne recevait d’offrandes
que de la main des trois grands flamines réunis, et elle exigeait que ces
dignitaires, après être montés à sa chapelle en voiture couverte, les lui
présentassent avec la main droite entourée de bandelettes blanches. Les dieux
infernaux n’acceptaient de libations que versées goutte à goutte, et les dieux
d’en haut tenaient, au contraire, à ce qu’on les répandit d’un seul coup. Quant à
Jupiter Capitolin, ses exigences en ma