La violence des jeunes Comme la vie est lente et comme l’espérance est violente Apollinaire Le contexte de la violence des jeunes Note de travail – décembre 1999 Observatoire de l’Enfance, de la Jeunesse et de l’Aide à la Jeunesse 1 La violence des jeunes 1. Définir La violence chez les jeunes : les limites communes Nous traitons de la violence des jeunes, celle dont les jeunes sont les auteurs. Ceci exclut de notre champs de réflexion premier la maltraitance, particulièrement dans la famille, ou les brimades ou encore les auto-agressions (dépressions, suicides). Nous verrons pourtant que la violence envers les jeunes n’est pas absente de la violence des jeunes. Nous n’aborderons qu’une partie de la délinquance des jeunes et particulièrement des mineurs puisque d’une part, la délinquance des mineurs est la seule pour laquelle la Communauté française ait quelque compétence et d’autre part que les actes violents ne sont pas les seuls délits commis par les mineurs. Pour mieux cerner le phénomène que nous étudions, il nous faudra être attentif - au fait que “ le défi spectaculaire au droit est perçu comme beaucoup plus intolérable que son déni 1silencieux . » - au fait que nous ne disposons d’aucune indication sur l’ampleur du phénomène - au fait qu’en parlant de violence, on occulte l’interaction qui s’est concrétisée dans l’agression ...
Comme la vie est lente et comme lespérance est violente Apollinaire
Le contexte de la violence des jeunes Note de travail décembre 1999 Observatoire de lEnfance, de la Jeunesse et de lAide à la Jeunesse
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1. Définir La violence chez les jeunes : les limites communes Nous traitons de la violence des jeunes, celle dont les jeunes sont les auteurs. Ceci exclut de notre champs de réflexion premier la maltraitance, particulièrement dans la famille, ou les brimades ou encore les auto-agressions (dépressions, suicides). Nous verrons pourtant que la violence envers les jeunes nest pas absente de la violence des jeunes. Nous naborderons quune partie de la délinquance des jeunes et particulièrement des mineurs puisque dune part, la délinquance des mineurs est la seule pour laquelle la Communauté française ait quelque compétence et dautre part que les actes violents ne sont pas les seuls délits commis par les mineurs. Pour mieux cerner le phénomène que nous étudions, il nous faudra être attentif -au fait que le défi spectaculaire au droit est perçu comme beaucoup plus intolérable que son déni 1 silencieux . » -au fait que nous ne disposons daucune indication sur lampleur du phénomène -au fait quen parlant de violence, on occulte linteraction qui sest concrétisée dans lagression -au fait que ce quon appelle violence recouvre aussi bien des faits de violence que des manquements à lordre et une ambiance En bref, il nous faudra être attentif à ce que laviolence tout comme le vandalisme, le non respect de lhygiène, le bruit, les injures, est une dimension constitutive de toute vie sociale, une forme de rapport social. Mais quelle soit symbolique ou non, quelle vise les hommes dans leur corps ou dans leurs biens, la violence devient un problème lorsquon ne sait plus faire avec elle. 2 La violence : des définitions changeantes. Les historiens 3 ontmontré combien, il y a peu dannées encore, la violence était bien plus présente dans nos sociétés, quil sagisse de la sphère privée ou de lespace public, et tout particulièrement dans léducation. Sur plus dun siècle, la tendance générale est celle dune pacification des moeurs et de la disparition de la gestion directe de la violence au profit de lÉtat. (... La) société a perdu les modes dusage et de manipulation symbolique de la violence. 4 L ordre et la mesure Au cur de la notion de violence se trouve lidée dune force, dune puissance naturelle dont lexercice contre quelque chose ou quelquun fait le caractère violent : la force devient violence
1 GARNIER , op. cit. , p. 48. 2 ROCHÉ, op. cit. , p.76. 3 voir par exemple CHESNAIS Jean-Claude, Histoire de la violence , 1981 et le récent GAY Peter, La culture de la haine. Hypocrisie et fantasmes , Paris, Plon, 1998 4 ROCHÉ Sébastien, La société incivile. Qu'est-ce que l'insécurité ? Paris, Seuil, 1996, p.77.
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lorsquelle dépasse la mesure ou perturbe un ordre. 5 Les définitions de la violence sont donc entièrement culturelles. La victime La violence est toujours la violence de lautre. (...) Cest dautrui que nous arrivent et fondent sur nous, menaces, agressions, coups durs 6 : le diagnostic de violence nest jamais posé par lagresseur mais bien par la victime ou un observateur. Évoquer la violence revient à adopter le point de vue de la victime et à mettre en évidence linquiétude, la peur quelle suscite plutôt que linteraction. Or, la peur enserre sa victime. Ce n'est pas l'être humain qui a peur, c'est la peur qui le tient. Là où la peur règne, le monde se rétrécit à l'environnement immédiat. 7 Lagresseur La violence est donc une négation de la communication au sein de la communication. Le violent est toujours du côté de la nature, de la bête, contre léducation. Lagression est souvent vécue comme, dit le Littré, « une attaque non provoquée, injustifiée, généralement soudaine et brutale ». Il faut dès lors garder en mémoire que lagression est un comportement nuisible et destructeur défini socialement comme agressif sur la base de divers facteurs dont certains appartiennent à lobservateur plutôt quà celui qui agit. 8 La violence des jeunes De ce qui précède, on voit que contrainte ou intrusion, si la violence est définie principalement par ses effets sur la victime, linteraction qui la concrétise est occultée. Cest donc une dimension à laquelle toute étude de la « violence des jeunes » ne doit pas négliger. De la même façon, il nous faudra être attentifs aux contraintes et donc la violence des rapports sociaux. « Faudra-t-il reconnaître que les fondements de la violence sont à chercher dans lenrichissement collectif ? » dit un auteur.
5 MICHAUD Yves, La violence, une question de normes dans Sciences humaines, 89, 1998 6 DADOUN Roger, La violence. Essai sur l homo violens , Paris, Hatier, 1993, p. 45 7 WOLFGANG SOFSKY, op. cit. . 8 BANDURA A., Agression : a social learning analysis , New York, 1973, cité par GANTY, op. cit.
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2. Des éléments pour lanalyse La violence des jeunes : des chiffres Quen est-il exactement des délits commis par les jeunes ? Augmentation avérée des méfaits commis par des mineurs ou meilleure perception institutionnelle de certains de ceux-ci ? Depuis 1990, il nexiste plus de statistique fiable qui proviennent des parquets de la jeunesse ou des services policiers. Jusqu'à présent, cest lexistence du phénomène en lui-même et sa localisation, plutôt que son ampleur sur laquelle nous navons que des impressions qui attire lattention. même si des chiffres épars existent. Ainsi, les rapports annuels des médiateurs, des rapports des interventions du secteur de lAide à la Jeunesse ou encore des rapports dapplication des contrats de sécurité. La violence des jeunes : des éléments Les directions et les enseignants . actes commis par les élèves de la Jamais Parfois Souvent Très Total classe de lenseignant ou de souvent lécole. 9 clas. Et. clas. Et. clas. Et. clas. Et. Graffitis 39 9 53 65 7 18 2 8 100 Bagarres 55 26 43 66 2 7 0 2 100 Chahut 34 3 58 75 6 13 2 9 100 grossier avec enseignant 26 5 66 72 6 14 2 9 100 abîmer le matériel 27 4 64 65 7 22 3 9 100 absences répétées pas justifiées 21 9 57 56 16 21 7 14 100 agresser physiquement les 90 79 10 20 0 1 0 0 100 professeurs sinjurier entre eux 13 4 63 51 15 29 9 16 100 Vols 42 5 49 71 8 19 1 6 100 actes racistes 74 57 24 39 2 3 0 1 100 agressions sexuelles 96 92 4 7 0 1 0 0 100 Drogues 73 48 26 49 1 3 0 0 100 Il faut donc distinguer ce que les enseignants connaissent bien : leurs élèves de la perception quils ont de lécole.
9 ibidem, Rapport technique du questionnaire destiné aux enseignants du secondaire.
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Manifestement, les problèmes existent mais quand ils semblent graves, ils étaient localisés et ils le sont toujours ainsi les actes graves et répétés de délinquance ayant justifié lintervention des forces de lordre sont apparus dans 9.3% des écoles. 10 Les violences vécues par les jeunes. La tableau suivant résume une enquête sur le vécu scolaire de 600 jeunes liégeois 11 . La violence vécue par les jeunes à lextérieur de lécole est manifestement beaucoup plus grande que celle quils perçoivent à lécole. Proportion de jeunes ayant été : hors école dans lécole Volés 44 19.2 Tabassés 20 3.7 Intimidés 45.7 14.3 sé uestrés 9.9 2.4 agressés sexuellement 6.4 1.1 moyenne 23.21 8.14 Les items décrivant des actes violents dans les 2 enquêtes, perçus par les élèves ou les enseignants, ne se recoupent quen 3 endroits : le vol (19 % des élèves ont été volés, 9% des enseignants connaissent souvent ou très souvent des vols dans leur classe), les bagarres (3.7% des élèves ont été tabassés, 2% des enseignants connaissent souvent ou très souvent des bagarres dans leur classe), les agressions sexuelles (1.1% des élèves ont été agressés, 4% des enseignants connaissent parfois des agressions sexuelles commises par leur classe). La violence des jeunes : une ambiance En 1992, lambiance de lécole était jugée paisible par 78% des enseignants du secondaire, violente pour 3%, assez violente pour 19%. Elle est jugée tendue ou assez tendue par 38% 12 . Je nai pas trouvé dindications sur la perception de latmosphère de lécole par les élèves en Communauté française. En France, Eric DEBARBIEUX qui est intervenu surtout dans les établissements sensibles cite le chiffre de 17% délèves qui estiment la violence très présente dans leur école 13 . Pour autant quon puisse le juxtaposer, ce chiffre rejoindrait la perception des enseignants du secondaire. Les menus faits de la violence Mais ce qui est considéré comme violent dépend de linterlocuteur Comme nous venons de la voir, derrière le mot violence ne se cache pas un monde de sang et de crime mais le plus souvent des combats de cour de récréation 14 . En labsence dindications chiffrées (à vérifier) plus précises, il faut donc tenir compte dune perception dominante qui a justifié la création du groupe de travail. La difficulté est la suivante : sous le même terme violence coexistent plusieurs éléments qui varient selon linterlocuteur : des faits de violence : délits qualifiés dans le code pénal ; des manquements à lordre commun tels que limpolitesse, les insultes, les déprédations, le bruit, les bousculades, les bagarres, ... ; un sentiment, la perception dune ambiance. 10 Radioscopie de lenseignement en Communauté française de Belgique , Rapport thématique 11 GAVRAY C., cité par GANTY, op. cit. , p. 104. 12 Radioscopie de lenseignement en Communauté française de Belgique , Rapport thématique 13 DEBARBIEUX, Eric, La violence en milieu scolaire.1.Etat des lieux , ESF, Paris, 1996, p.60. 14 ibidem , p. 76.
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La violence des jeunes comme phénomène social Quest-ce quelle a de neuf cette violence des jeunes ou plutôt quels phénomènes nouveaux cette dénomination consensuelle épingle-t-elle ? Dans ce qui est dit généralement, divers éléments se superposent : la multiplication des refus par certains jeunes de lordre de lécole ou de la rue, limpression quil ny a plus de limites la territorialisation de ces refus de lordre : ils sont repérés comme problème dans des espaces précis (établissements scolaires, quartiers) des incertitudes dans les réponses institutionnelles et individuelles à cette multiplication des refus de lordre. De plus, les coups portés envers des adultes sinscrivent dans un ensemble de petits faits qui pris isolément apparaissent anodins mais qui, additionnés et par les enseignants et par les élèves, font latmosphère de violence : langage ordurier, manque de contrôle de soi, bruit perpétuel, inattention des élèves, insultes, déprédations incessantes, etc. Lactuelle violence des jeunes nentre pas (ou nentre pas de façon univoque) dans les catégories connues, répertoriées, traitées jusquici parmi les problèmes de ladolescence et qui sont soit des actes isolés de rébellion ou des cas dits pathologiques soit des actes collectifs mais qui prennent des formes dites traditionnelles tels les chahuts ; des formes plus récentes mais intégrées comme ce quil y a peu encore on appelait la contestation, et dont, depuis 1968, les violences et les transgressions étaient appréhendées à partir de nombreuses lignes de fracture opposition des riches et des pauvres, des jeunes et des vieux, des tenants de lordre et des agents de la subversion qui permettaient de les penser et parfois de les valoriser 15 . La violence des jeunes, là où elle est soulignée, apparaît comme avant tout désocialisante, saccompagnant dune forte remise en cause des adultes et , surtout, du monde enseignant. ( Les jeunes) ne dérapent pas forcément plus souvent quauparavant, mais ils le font plus vite, tout de suite très fort, sans pouvoir sarrêter. Il ny a plus de limites. 16 Refus de lordre, individuels ou collectifs, ils prennent de formes et des proportions nouvelles : ils ne sont plus diffus mais nettement localisés et généralisés dans certaines écoles, certains quartiers, ils donnent limpression de bénéficier de lappui inconditionnel des pairs, ils outrepassent nettement les limites traditionnellement mises à la révolte des jeunes, ils ne se limitent pas aux explosions ou au quotidien de certaines rues, ils sont maintenant avérés dans certaines écoles. Ainsi, le racket, la drogue sont présents dans des établissements qui ne sont pas réputés violents ou en difficulté : ces cas sont traités comme isolés et justifiant une solution individuelle et une réaction collective unanime de désapprobation et de prévention. La brutalité, la contestation de lordre, le caractère délictueux ou potentiellement délictueux de lacte ne sont donc pas les seuls éléments constitutifs de la violence des jeunes comme problème social. Sy ajoute un phénomène de concentration : dans des espaces précis, clairement repérés, ils sont plus nombreux et parce quils sont plus fréquents, ils se banalisent, se multiplient en nombre et en force. Ceci a certainement 2 conséquences : les institutions et les individus sont pris à contre-pied : quand certaines limites sont franchies, comment justifier les autres ? 15 GUINCHARD Christian, Entre la sécurité de la production et la production de sécurité : la guerre. Les quartiers dexil à la lumière dune lecture de Hobbes dans Utinam , 1994, 9, p.67. 16 DUMAY, Jean-Michel, op. cit. , p.71 .
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repérés spatialement, ils permettent à une inquiétude diffuse de se cristalliser, au sentiment dinsécurité de se justifier. Plusieurs tentatives dexplicitation de notre inquiétude sont proposées qui toutes convergent dans la crainte dautre chose que simplement de la violence. Ainsi, DEBARBIEUX pour qui si on a peur pour ses enfants, on a de nouveau peur des enfants 17 et de leur sauvagerie ou encore BAILLON pour qui quand lécole est menacée, quand son ordre est nié et bafoué, cest la capacité même dune société à se créer en permanence en socialisant les nouvelles générations - qui est remise en question. -Apparaît alors la crainte de lémergence dun monde non plus régi par la loi, lacceptation dun ordre commun mais soumis à la logique de lindividualisation, donc au règne du plus fort, à la tyrannie de larbitraire et de laléatoire. 18 Et cette crainte nest pas suscitée par la seule violence des jeunes : le discours économique dominant létaye. Cest parce quils manifestent localement, brutalement et massivement que leurs auteurs nont rien à gagner à se conformer à lordre ordre que nous acceptons avec lespoir den limiter les effets contraires aux droits de lhomme et à légalité que ces refus constituent un catégorie spécifique ou plus précisément sont érigés en catégorie spécifique : les réponses qui avaient été éprouvées jusquici, aussi bien par les institutions que par les individus, napparaissent plus pertinentes ou savèrent inefficaces. Tout le monde est un peu pris à contre-pied. Les interprétations traditionnelles répressives telles que le laxisme parental, la libération des moeurs, légalitarisme dévoyé (la disparition du respect de lautorité) ou pathologisantes et individuelles telles que les carences affectives et éducatives familiales, la difficile maîtrise des pulsions, léchec du processus didentification, etc., pertinentes pour des faits diffus ou isolés, sont impuissantes à rendre compte du phénomène dont la violence nest pas le seul constituant et qui sarticule à dautres indices de malaise social et donc à dautres systèmes de repérage social.
17 DEBARBIEUX, Eric, La violence en milieu scolaire.1.Etat des lieux , ESF, Paris, 1996, p.33. Lirruption de la violence dans les écoles est atteinte au sacré, crainte dun renouveau de sauvagerie. Si on a peur pour ses enfants, on a de nouveau peur des enfants. (...) La socialisation rurale traditionnelle, qui se prolongera dans le milieu ouvrier au moins jusqu'à la fin des années 60, place la brutalité entre pairs comme rituel normal dassomption des jeunes à lâge adulte. Cette brutalité est-elle violence ? La violence na-t-elle pas eu pendant des siècles en sens positif en éducation ? La non-violence est le refus de cette socialisation populaire traditionnelle. Ce que nous appelons violence est donc idéologiquement déterminé, et doit être relativisé, ce qui ne veut pas dire quelle nexiste pas, mais que nous souffrons et craignons dautres choses. 18 BALLION Robert, Lordre scolaire menacé. Le cas des lycées , Les cahiers de la Sécurité intérieure, 15,1994, p.72 sq.
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3. La violence des jeunes : une construction Institutions prises à contre-pied La justice Denis SALAS, magistrat français constate que désormais, loin dêtre ce passage tumultueux vers lâge adulte, lindétermination des trajectoires adolescentes est aléatoire et ne débouche sur rien, dès lors quaucune offre sociale ne se présente pour lui donner une perspective. La violence subsiste, tourne à vide, sans permettre de franchir les seuils, dautant plus quelle ne trouve généralement autour delle personne pour la comprendre ou sy opposer autrement que par une surviolence. La justice outillée pour répondre aux crises adolescentes et aux pathologies individuelles est en panne. Que peut-elle faire devant ces jeunes issus dun prolétariat urbain, nés de léchec scolaire, égarés dans des filières sans débouchés, dépendants prématurément avec leur famille des mécanismes dassistance. Que peut-elle faire face à ces jeunes qui, loin des violences transitoires de jadis, se fixent très tôt dans une marginalité chronique où ils ne sont ni vraiment en danger, ni totalement délinquants ? (...) En effet lorsque domine la transmission transgénérationnelle du chômage, la famille ne transmet rien dautre que de la vulnérabilité. Les autres institutions qui plus est, ne sont pas préparées à porter cette fracture initiale. Lécole reste composée denseignants ayant appris à transmettre des savoirs, non à être les référents dune parentalité défaillante. Le travail ne remplit plus sa fonction dintégrateur universel quil avait ces dernières années. La justice, cette institution du bout de chaîne, voit donc ses outils dépassés par une délinquance chronique, autodestructrice, fortement territorialisée. 19 Le fait nouveau est là : cette délinquance nest ni initiatique ni pathologique mais généralisée à une classe dâge et territorialisée. 20 Cest ce que, dès le milieu des années 90, on commence à appeler la délinquance dexclusion, terme repris pas les députés français Christine LAZERGES et Jean-Pierre BALDUYCK dans leur Réponses à la délinquance de mineurs, Rapport au Premier Ministre , Il sagit de la délinquance qui est plus ou moins liée au chômage et à laggravation des problèmes sociaux, et qui se manifeste surtout dans les quartiers difficiles. Les adolescents y cumulent toute sortes de handicaps : échecs scolaires, précarité familiale, mauvaise santé, troubles psychologiques, problèmes de logement, errance. 21 Lécole. On souffre aujourdhui dans certaines écoles et toutes les écoles sont en souffrance. Espace de nondroit, elles sont de plus en plus le champs daffrontements, de négations, de frustrations. La dégradation de conditions dencadrement démultiplie les effets de limplosion sociale : isolement, 19 SALAS Denis, La délinquance dexclusion. dans Les cahiers de la Sécurité intérieure, Paris, 29,1997 reproduit dans Problèmes politiques et sociaux , 812, 1998 20 ibidem. 21 LAZERGES Christine et BALDUYCK Jean-Pierre, Réponses à la délinquance de mineurs, Rapport au Premier Ministre, Mission interministérielle sur la prévention et le traitement de la délinquance des mineurs, Paris, La documentation française, 1998 , p. 18.
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mépris, démotivation. 22 Voilà ce que ressentent certains enseignants et tel est le diagnostic posé, dans la violence du moment, par un collectif de professeurs de morale. Effectivement, linstitution scolaire est prise à contre-pied dune part par la nécessité daccueillir des élèves qui nont pas grand chose à faire de lécole et dautre part par des formes nouvelles de résistance à lécole, de violences scolaires. La première réaction a souvent été le silence. Parce que les affaires de violence sont ressenties par les directions et les enseignants comme autant de dysfonctionnements, déchecs individuels ou collectifs, de risques pour la réputation de létablissement. 23 mais aussi parce que, traditionnellement, les actes dindiscipline au sein de lécole relèvent de la seule juridiction du chef détablissement. Au début, beaucoup ont hésité à faire appel à lextérieur, quil sagisse de médiation ou dinterventions de la justice. François DUBET analyse les effets inattendus de la démocratisation scolaire et de la durée de lobligation scolaire à partir de larrivée de nouveaux publics délèves qui ne correspondent pas aux normes anciennes de linstitution. Tous les ajustements tacites (...) se sont brisés. Les nouveaux collégiens ne ressemblent plus à leurs ancêtres sélectionnés par un examen ou le jugement dun instituteur. (...) Aussi, bien souvent, les élèves issus de la massification sont étrangers aux normes et aux règles les moins écrites de lécole. (...) Alors que les lycées professionnels reçoivent les élèves les plus difficiles, le corps des enseignants anciens ouvriers se réduit, remplacé par des maîtres plus titrés académiquement et techniquement, mais qui ne bénéficient plus de la même proximité culturelle avec leurs élèves. 24 La fuite Faisant la synthèse des difficultés rencontrées dans certains quartiers français où progressivement la délinquance sorganise, Lucienne BUI-TRONG, responsable de la section villes et banlieues des Renseignements généraux français précise : On est obligé, dans les quartiers difficiles, de sadapter au public local, mais on peut dire la même chose de lécole et de toutes les institutions dont les représentants sont soumis à un harcèlement ou a un tas de difficultés particulières. Souvent, ils ne tiennent pas nerveusement, à lexception de quelques personnes hyper-motivées qui veulent y aller pour trouver de nouvelles méthodes, qui veulent réaliser de choses impossibles aux yeux des autres. Mais en général, les institutions sont souvent représentées par des gens très jeunes qui ne pensent quà partir, que ce soit dans la police ou dans léducation nationale. Il y a une fuite des habitants les plus aisés, une fuite des institutions, une fuite dun peu tout le monde. 25 La délinquance et les violences dexclusion : une construction sociale Ni le chômage, ni la pauvreté, ni la délinquance, ni l'échec scolaire ne sont vraiment des nouveautés. Ce sont plutôt les quelques années d'euphorie des Trente Glorieuses qui pourraient apparaître comme une exception, avec la réduction progressive de l'exclusion et de la marginalité sociales, avec le renforcement constant de l'intégration sociale et la confiance placée dans le progrès scientifique, technique et social. Mais ce que l'on appelle la crise est loin de se réduire au chômage et aux difficultés économiques, car cette crise est aussi une mutation, celle qui nous éloigne de la société industrielle et de ses catégories. Elle fait apparaître d'autres lignes de partage social, elle transforme les pratiques collectives et les fonctions des institutions, elle affecte l'idée même que l'on pouvait se faire de la société et de la nation. C'est probablement dans les diverses expériences juvéniles que ces transformations sont le plus aisément perceptibles car c'est dans la jeunesse que le problème de
22 Le Soir , 07.11.98 où sont évoquées les directions obnubilées par limage de marque de lécole et le nombre délèves. 23 DUMAY, op. cit., p. 68. 24 DUBET François, Lesmutations du système scolaire et les violences à lécole dans les cahiers de la Sécurité intérieure, 15,1994, p.11-26. 25 Interview dans Le Monde , 08.12.98.
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l'exclusion s'impose à tous, au moins comme une virtualité; c'est là aussi que les problèmes des valeurs et de l'éducation prennent leurs aspects les plus aigus. 26 Le corollaire de cette territorialisation du phénomène pourrait être que si les jeunes délinquants dexclusion avaient vécu dans dautres écoles, il est vraisemblable que et leurs violences et le traitement auraient été différents. Ce qui fait la violence, la délinquance dexclusion, cest le ghetto quand il est confronté aux institutions traditionnellement intégratrices, cest linégalité quand on se sent impuissant à la réduire, cest ce que lon appelait il y a peu encore linsécurité dexistence. Car cest bien le sens du mot exclusion : il nexiste pas de mot pour désigner celui qui exclut. Ce passage de lactif au passif , en substituant la considération des effets à la recherche des causes, signe un net glissement de la politique vers la morale, et de la responsabilité vers la culpabilité. Il ny a plus dacteurs ou de profiteurs dun système qui permet, secrète, encourage lexclusion, mais seulement des spectateurs, des témoins () Devenue participe passé passif, elle protège désormais de toute investigation en amont sur la réalité des rapports de production et de pouvoir. 27 En même temps, elle indique une acceptation de la responsabilité collective, sociale, dans son traitement. Dans limaginaire collectif, la frontière pénale se confond désormais avec la fracture sociale. 28 Quun gamin de 13 ans frappe à mort un être humain met la société toute entière face à son irresponsabilité et à ses manquements 29 dit Michel BORN, professeur à LULG. Comment expliciter cette responsabilité collective autrement quen termes de résignation, de fatalité ? En 1992, Lode WALGRAVE, criminologue de la K.U.L. a publié Délinquance systématisée des jeunes et vulnérabilité sociétale , synthèse de ses recherches sur la délinquance juvénile depuis une dizaine dannées. Sintéressant à létiologie de la délinquance juvénile qui persiste à lâge adulte, il constate quelle est liée aux handicaps socio-culturels mais surtout, il montre comment il ne sagit pas dune chaîne famille marginale > élève incapable > échec scolaire > délinquance . Il sagit dune position globale dune partie de la population envers lorganisation de la société tout entière. Cette position se caractérise par un degré de risque élevé : dans ses contacts avec les institutions sociales, cette population risque de subir surtout les conséquences négatives et de manquer les offres positives.(... : ) une situation de vulnérabilité sociétale. Cette partie de la population est vulnérable à la société. 30 . M. ELCHARDUS, professeur à la VUB, a étudié le parcours de chômeurs en Flandre de 1984 à 1992. Il constate 31 que le chômage du père influence considérablement la trajectoire scolaire des enfants. Le retard scolaire, indépendant du milieu social, se transforme vite en orientation vers les filières du professionnel. Ceci rend le chômage en partie héréditaire, vu que les élèves provenant de lenseignement professionnel ne poursuivent que rarement des études supérieures et quils ont une position relativement vulnérable sur le marché de lemploi. Il constate également que les enfants dont le père est chômeur et qui ont un retard scolaire prennent des positions plus racistes et plus individualistes que les autres enfants du même âge. Lethnocentrisme, le racisme, lindividualisme seraient leséléments dune subculture à laquelle les élèves du professionnel participent en plus grande mesure que les élèves des autres types denseignement. Cette culture est caractérisée, entre autres, par une préférence pour la chaîne commerciale VTM et lensemble des genres musicaux que nous avons appelé musique à Wendy. Il sagit de la musique de Tien om te zien, programme de variétés de la VTN, des chansons flamandes et de la musique House. 26 DUBET François, Les jeunes et lexclusion sociale , site de lInstitut de management EDF-GDF (http://im.edfgdf.fr/) 1997 27 Danielle SALLENAVE, Le Monde diplomatique , juillet 1995 28 Libération, 02.11.98. 29 BORN Michel, interview à la Libre Belgique , 03.11.98. 30 WALGRAVE Lode, Délinquance systématisée des jeunes et vulnérabilité sociétale , Klincksieck, 1992 ., p.84. 31 ELCHARDUS M., La réinsertion des chômeurs de longue durée : une analyse longitudinale , Synthèse des résultats de recherche SS/D6/04 sur le site http://bartok.belspo.be/fedra/home/index_fr.htm du Gouvernement fédéral.
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Dans cette perspective, ne serait-il pas préférable de parler de violence et de délinquance de vulnérabilité, plutôt que dexclusion ? La situation ainsi décrite, il reste lindividuel, le quotidien : lenseignant, le passant, le lecteur de journal, spectateur ou victime de menues désobéissances, de vols, de coups et blessures. Mais il y aussi le jeune, agresseur bien sûr, avec ses petites ou ses grosses conneries et aussi lui, jeune comme tous les autres jeunes, confronté à la violence de son corps qui change, à la violence de léchec, à lincertitude de lavenir, à son vide probable. Inquiétudes individuelles A la recherche des éléments constitutifs du sentiment dinsécurité, Sébastien Roché a rassemblé sous le nom dincivilités les défauts de politesse, agressivité verbale, manque de propreté, odeurs, bruit mais aussi petits vols et menaces. Elles incarnent le désordre proche de soi ou la possibilité dêtre victime. 32 Ainsi, une voiture volée est comptée dans les statistiques mais la perception du désordre est altérée par le devenir de la voiture après le vol. Si elle trône une quinzaine de jours sur un trottoir, la désorganisation sociale est visible pendant tout ce temps-là. . Laccumulation dans un endroit précis de ces manquements à lordre commun en font les objets tout désignés de linquiétude parce que derrière eux se profilent les actes de violence et la disparition du respect de lautorité (famille, police, justice). Dès lors, les incivilités menacent la personne à travers la mise à bas des rituels interpersonnels qui sont communément utilisés pour tenir autrui à distance et la dénégation des codes utilisés pour sassurer réciproquement de son innocuité 33 . Il faut souligner que la relation qui est faite lors du constat de fracture ressemble énormément à ce que la bourgeoisie du 19 ème siècle disait des ouvriers : le bruit, lodeur, la brutalité, la grossièreté, lemprise des passions plutôt que de la raison, etc. Demander à quelquun dêtre discret, cest lui enjoindre doccuper la place qui lui revient, celle quon lui attribue. Avec les moeurs, on tire le fil de la puissance à contraindre. Dès lors, ROCHE a essayé de théoriser le concept dincivilités à partir des débats implicites sur laccès aux espaces publics où ce qui est en jeu nest rien dautre que la légitimité à être là et à tenir sa place 34 . A partir des interactions, manifestations concrètes du lien civil ce qui attache chaque individu à une cité dappartenance il montre aussi comment ce conflit est peu souvent explicité et comment il provoque un sentiment dinsécurité qui peut amener localement à la désorganisation sociale. Les incivilités introduisent au cur de la vie sociale un doute insoutenable qui porte sur la nature hostile des intentions dautrui et sur la capacité de lÉtat à traiter la violence quelles laissent se profiler à lhorizon. 35 . A lopposé, il est manifeste que la galère constitue une autre sorte de lien social, avec ses civilités spécifiques. Au lieu de ressasser les hypothèses sur les origines de ces conflits, ROCHE se contente den souligner les effets majeurs : les flottements quils provoquent, les incertitudes sur lattitude à avoir : fuite ? soumission ? riposte ? La délégation de la bravoure à des professionnels saccompagne dun retrait social nécessaire qui nous a poussé à oublier les modes de gestion physique mais aussi symboliques de rapports sociaux violents . Les incivilités ressassent une question centrale : celle du prix à donner à la profanation dune règle mineure. ,question qui nous met dans une situation paradoxale : dune part, nous savons que la vie en société est impossible sans règles collectives mais dautre part nous tendons à juger quintervenir directement dans la vie dautrui nest pas une chose à faire. Et encore moins lorsquil ne sagit que dun trouble 36 . 32 ROCHÉ S., op. cit. 33 Ibidem . 34 ibidem. 35 ibidem . 36 ibidem.