Shakespeare et le folklore de l âne : la métamorphose de Bottom dans Le Songe d une nuit d été - article ; n°1 ; vol.55, pg 69-83
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Shakespeare et le folklore de l'âne : la métamorphose de Bottom dans Le Songe d'une nuit d'été - article ; n°1 ; vol.55, pg 69-83

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XVII-XVIII. Bulletin de la société d'études anglo-américaines des XVIIe et XVIIIe siècles - Année 2002 - Volume 55 - Numéro 1 - Pages 69-83
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Publié le 01 janvier 2002
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Langue Français

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SHAKESPEARE ET LE FOLKLORE DE l'ÂNE : LA MÉTAMORPHOSE DE BOTTOM DANS LE SONGE D'UNE NUIT D'ÉTÉ
La métamorphose de Bottom en âne dans Le Songe  d'une nuit d'été, 1 si elle déclenche le rire et touche à la farce ou à l'incongru, ne se limite cependant pas à sa dimension comique. La mise en scène de cette métamorphose fournit aussi à Shakespeare un canevas propice à l'émergence des thèmes principaux de la pièce. Ceux-ci se révèlent à la lumière d'une analyse anthropologique qui fera ressortir les enjeux rituels du Songe  et les forces magiques qui président aux différentes métamorphoses que l'on trouve dans cette comédie. Parmi elles, le symbolisme érotique de l'âne se retrouve dans des traditions et récits anciens qui mettent en valeur les rites de fécondité liés à cet animal, tantôt emblème de sottise et de paresse, tantôt symbole du "bas matériel et corporel" 2  qui incarnait la puissance maléfique des sorciers; ceux-ci puisaient leur pouvoir dans l'énergie souterraine. L'âne se trouve ainsi parmi les animaux les plus chargés de sens magiques et mystiques dans la littérature ancienne. La transformation de Bottom en âne trouve aussi son sens dans une perspective rituelle et calendaire.
La lubricité et la fécondité associées à l'âne L'art et la littérature antiques fournissent de multiples références au caractère essentiellement érotique et lubrique de l'âne. 3  Des colonnes de lits romains s'ornaient de représentations asiniennes qui étaient
1 . Toutes les citations sont tirées de l'édition de Peter Holland qui s'appuie sur la première édition in-quarto  de la pièce. William Shakespeare, A Midsummer Night's Dream , ed. Peter Holland (Oxford: Oxford UP, "World Classics," 1995). 2 . Mikhaïl Bakhtine, L'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, trad. Andrée Robel (Paris: Gallimard, "Bibliothèque des idées," 1970) passim. 3 . Chez Aristote, Pline et Aristophane, l'âne sert de métaphore pour désigner l'excès des plaisirs sexuels.
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probablement des talismans supposés favoriser la fertilité du lit conjugal. Les femmes accusées d'ardeur sexuelle excessive sont décrites chez Juvénal comme "avides d'âne," 4  et c'est d'ailleurs ainsi qu'on les trouve représentées sur des médailles romaines: 5  les fréquentes apparitions de l'âne sur les urnes antiques, les vases et les fontaines de l'époque classique suggèrent que cet animal était considéré à la fois comme un génie des eaux et comme un principe de fertilité. Ses attributs sexuels en faisaient dans le monde latin un avatar de Priapele, dieu né des amours entre Dionysos et Aphrodite. Selon les principes de la magie sympathique, les prouesses sexuelles de l'âne ainsi que la fécondité à laquelle il était associé pouvaient, croyait-on, se transférer à l'homme et à la terre. Dans la sorcellerie antique comme dans certaines pratiques médiévales, un philtre contenant des poils, de l'urine et du crottin d'âne ainsi que du lait d'ânesse était censé remédier à la stérilité et aux problèmes liés à la sexualité. Au Moyen Âge et à la Renaissance, des traités médicaux recommandent l'usage de lait d'ânesse, d'excréments, de poils ou d'urine d'âne dans les guérisons de la stérilité ainsi que dans certaines pratiques agraires: The dung of asses is precious for a garden, especially for Cabbages; and if an Apple tree be dying, it may be recovered by washing it in Asses dung by the space of six dayes; and some have used to put into Gardens the skull of a Mare or the Ass that hath been covered in copulation, with persuasion that the Gardens will be the more fruitful. 6 Comme le taureau, censé concentrer son pouvoir sexuel dans ses cornes, l'âne figurait parmi les animaux à la sexualité la plus débridée et, par association, toutes les parties de son corps apparaissent dans les remèdes liés aux affections sexuelles et aux rituels agraires censés apporter une meilleure récolte. Le Songe d'une nuit d'été  met en scène deux traditions associées à ces croyances: la première, d'origine agraire, qui représente l'âne au sein de rites correspondant à des époques de transition importantes pour les récoltes; la seconde permettait de consacrer l'union conjugale en l'associant à la fécondité de l'âne. De nombreux précédents littéraires étayent cette lecture.
4 . Voir la description des ardeurs des femmes durant la fête de la Bona Dea : ". . . hic si quaeritur et desunt homines, mora nulla per ipsam, quo minus imposito clunem summittat asello " (Juvénal, Satires , ed. et trad. Pierre de Labriolle et François Villeneuve [Paris: Les Belles Lettres, 1921] 332-34). 5 . Voir Philippe Bruneau, "Illustrations antiques du coq et de l'âne," Bulletin de Correspondance Hellénique 89 (1965): 349-57. 6 . Edward Topsell, The History of the Four footed Beasts and Serpents and Insects , 1607, ed. Willy Ley, 2 vols. (New York: Da Capo P, 1967) 1: 20.
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Les  Métamorphoses d'Apulée, source de la transformation de Bottom Les Métamorphoses d'Apulée, aussi connues sous le titre de L'Âne d'or , 7  semblent peu connues à l'époque médiévale si l'on en juge par la quasi-absence de manuscrits. Pourtant aux XIe, XIIe et XIIIe siècles, l'Angleterre connaissait Apulée, même si ce fut d'abord par ses traités De mundo et De deo Socratis. 8 Le public érudit de la fin du XVIe siècle, qui les connaissait, était donc à même de percevoir les analogies entre Le Songe d'une nuit d'été et Les  Métamorphoses d'Apulée. Dans la littérature anglaise, l'intérêt pour Apulée se retrouve en effet chez Spenser comme chez Shakespeare. 9 Le roman fut en effet traduit en anglais ( The Golden Asse) par Adlington en 1566 et il est probable que Shakespeare a utilisé cette première version anglaise plutôt que le texte latin d'Apulée. 10 Le Songe d'une nuit d'été  procède bien de l'intrigue apuléenne car le roman, comme la pièce de théâtre, tourne autour de l'histoire d'un homme transformé en âne par magie et de la liaison érotique qui s'ensuit entre un homme-âne et une femme. 11  Shakespeare, comme Apulée, utilise les plantes à titre d'instruments de métamorphose magique et, dans les deux cas, le contexte saisonnier de la métamorphose se situe au printemps. Bottom peut, en outre, passer pour une variante parodique de Lucius, le héros des Métamorphoses, dont les pérégrinations sous la forme d'un âne ne sont qu'une étape dans une longue quête de type initiatique. La citation inexacte de la Bible que fait Bottom après qu'il a retrouvé sa forme humaine (4.1.203-12) peut aussi être lue comme la réécriture parodique de la fin du roman d'Apulée et la révélation spirituelle accordée par Isis à Lucius. Il ne faut cependant pas non plus surestimer l'importance de la dette du Songe envers Apulée. En effet, aucun écho littéral d'Apulée ni de sa traduction par Adlington n'apparaît dans le texte de la pièce. Le Songe n'est pas non plus centré sur la transformation d'un âne en homme ni sur 7 . C'est le titre indiqué par saint Augustin, Cité de Dieu 18.18. 8 . Voir Elizabeth Hazelton Haight, Apuleius and his Influence (New York: Cooper Square, 1963) 102. 9 . Voir Dewitte T. Starnes, "Shakespeare and Apuleius," PMLA 60 (1945): 1021-50; Edmund Spenser, The Faerie Queene, 3.6.51-52; J. J. M. Tobin, Shakespeare's Favorite Novel: A Study of The Golden Asse as Prime Source (Lanham: UP of America, 1984). 10 . Voir Raymond Gardette, "Le décor mythique du Songe, " Le Songe d'une nuit d'été et  la Duchesse de Malfi, ed. Pierre Iselin et Jean-Pierre Moreau (Limoges: Centre d'Études et de Recherches sur la Renaissance Européenne, 1989) 90-91; Apuleius, The XI  Bookes of the Golden Asse, Conteininge the Metamorphosie of Lucius Apuleius Translated out of English by William Adlington , 1566 11 Apuleius, Métamorphoses 10.19. .
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la quête spirituelle de Bottom. Shakespeare n'a pas développé l'idée de la recherche de Dieu, de la purification spirituelle du corps de Bottom au terme de sa dégradation, ni la philosophie religieuse dans la comédie. La métamorphose de Bottom contribue à la complication et à la résolution de l'intrigue, mais elle n'apporte pas un élément essentiel au changement radical qui s'accomplit dans le cœur de Thésée à la fin de la pièce. La notion de métamorphose s'atténue même dans la mesure où, à trois reprises (1.1.191; 3.1.114; 3.2.32), il n'est question que de "translation." On a là l'indice que la nature des transformations dramatiques du Songe ne relève pas du domaine érotique ou mystique, comme c'est le cas dans les Métamorphoses , mais que la métamorphose s'accomplit par l'évolution des idées qu'apportent la lecture, l'écriture et la représentation. L'opération intellectuelle de "translation" intensifie la valeur magique de la dramaturgie et amène les couples à la fertilité et à la prospérité. Alors que chez Apulée la métamorphose est liée à une quête de sens, le traitement comique de la "translation" dans l'œuvre de Shakespeare n'est pas fondamentalement séparé de la puissance d'illusion et de la magie du théâtre. De plus, "translation" et métamorphose sont deux termes synonymes de rites de passage pour les personnages de la pièce. Les transformations subies par Lysander et Démétrius leur permettent une ultime aventure amoureuse en tant que célibataires, sorte de réveil prophylactique contre toute future tentation de ne pas respecter les vœux de fidélité. Les dernières opérations magiques de Puck accomplissent le rite de passage qui consiste à désigner un seul Jack pour une seule Jill.
Les animaux, le culte des sorcières et les métamorphoses La transformation de Bottom en âne parachève la magie du spectacle avec la présence des fées et des elfes de Puck, Obéron et Titania, ainsi que par la mise en scène réalisée dans le monde vert. Bottom se trouve soustrait quelque temps au monde des mortels et introduit dans la sombre retraite de Titania (3.1.124-94), ce qui met en relation l'âne et la fée. Dans la pensée antique et médiévale, les sorcières et les êtres imaginaires comme les fées détenaient le pouvoir de se transformer et de métamorphoser les hommes en animaux, poissons ou reptiles. Grâce à la magie noire ou à la magie blanche, les sorcières avaient, croyait-on, la possibilité de changer la nature physique de l'homme et, en opérant une telle corruption de sa substance, de modifier ainsi fondamentalement sa place dans le monde créé par Dieu. Bien que l'âne ne soit pas le seul animal évoqué dans le contexte de la sorcellerie, il figure cependant parmi les plus fréquents, avec le chat, le serpent, le crapaud, divers oiseaux et nombre d'animaux considérés comme nuisibles, tels les rats,
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les scorpions ou les araignées. 12  Un certain nombre d'histoires et anecdotes circulent au Moyen Âge et à la Renaissance sur le sujet. Ainsi saint Augustin rapporte qu'un marin aurait été transformé en âne après avoir mangé un œuf que lui avait donné une sorcière. Le malheureux, devenu esclave de la magicienne, aurait conservé son vêtement d'âne si quelques passants n'avaient remarqué l'infortuné en train de s'agenouiller devant une église au moment de l'élévation. Ce signe de piété chez un animal abject provoqua, en effet, la curiosité des assistants. Ils découvrirent le maléfice de la sorcière et la forcèrent à restituer à l'homme sa forme humaine. Saint Augustin utilise ce récit comme une allégorie de l'âme chrétienne véritable qui pourrait être reconnue sous l'aspect de la bestialité. La morale de cet apologue ne procède pas cependant du christianisme mais s'inspire du Silène de la République  de Platon, allégorie des qualités divines cachées sous les dehors de la bête la plus repoussante. Les grands thèmes de cette fable philosophique ou religieuse réapparaissent dans Peau d'âne  dans la version racontée par Charles Perrault. L'histoire relatée par saint Augustin est reprise dans deux ouvrages contemporains de Shakespeare, à savoir La Démonomanie des sorciers (1580) de Jean Bodin et The Discoverie of Witchcraft (1584) de Reginald Scot, où elle sert à critiquer l'Église catholique. Dans son commentaire sur saint Augustin, Scot reproche au théologien d'être "foisted in by some fond papist or witchmonger . " 13  Sa conclusion est que les gens susceptibles de croire à cette histoire sont les infidèles et les païens. D'autres sources médiévales comme la Chronicle of the Kings of England de William of Malmesbury (XIIe siècle) ou un texte de Vincent de Beauvais lient la transformation d'hommes en ânes à l'action de la sorcellerie 14 Un autre texte datant du XIe siècle raconte comment saint . Pierre Damien avait intercédé auprès du Pape Léon IX pour faire condamner des sorcières qui avaient transformé un jeune ménestrel en âne et l'avaient vendu. 15 Ces anecdotes portant sur des hommes victimes de sorcellerie et transformés en ânes sont aussi des variations sur le motif socratique du Silène.
12 Voir Keith Thomas, Religion and the Decline of Magic: Studies in Popular Beliefs . in Sixteenth and Seventeenth Century England (London: Allen Lane, 1983) passim. 13 . Cité par Geoffrey Bullough, Narrative and Dramatic Sources of Shakespeare, 8 vols. (New York: Columbia UP, 1957) l: 31-46. 14 . Voir Jeffrey B. Russell, Witchcraft in the Middle Ages (Ithaca: Cornell UP, 1972) 98; Vincent de Beauvais, Speculum naturale , Patrologiae Latinae , ed. Jean-Paul Migne, 235 vols. (Paris: Apud, 1863-1986) 179: 1144. 15 . Voir Russell 98.
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Dans les  Cyranides  ( Des Secrez de Nature du Roi de Perse ), manuscrit du XIVe siècle, 16  un philtre de sorcière avait, pour ceux qui l'absorbaient, le pouvoir de faire voir leur entourage affublé d'une tête d'âne. Cette croyance réapparaît dans un traité de démonologie, le Secretum secretorum, dont les plus anciennes versions latines remontent au début du XIIe siècle. 17 Voici probablement la source d'une superstition analogue, 18  décrite dans The Discoverie of Witchcraft de Reginald Scot, qui allègue que les charmes des sorcières seraient capables de changer la tête d'un homme en tête d'âne ou bien de lui en donner l'apparence. 19 La référence que Scot fait au Pape Benoît IX, condamné après sa mort à porter une tête d'âne ainsi qu'une peau d'ours, 20 rappelle le destin d'Ulysse et de ses compagnons victimes du sort jeté par Circé. Le thème récurrent de la transformation en âne, qu'elle soit d'origine démoniaque ou magique, atteste le profond enracinement de ce thème dans la tradition médiévale. L'usage de ces contes par les moralistes chrétiens permet d'établir la valeur ambiguë de la symbolique de l'âne. L'animal marque une étape intermédiaire entre l'homme et Satan, s'intègre dans l'espace liminal de la magie et par cette association peut être lié aux péchés capitaux. 21 Ces précédents littéraires expliquent en partie la transformation subie par Bottom. Il ne faut voir en lui ni la victime d'un ensorcellement ni un 16 . Bibliothèque de l'Arsenal, MS. 2872. 17 . Les plus anciennes versions en moyen anglais datent du début du XVe siècle et fournissent environ onze traductions entre 1422 et 1548. Voir "Secret des secrets," Dictionnaire des lettres françaises: Le Moyen Âge , 1964 (Paris: Fayard, 1993); The Secret of Secrets , Bod. MS. Rawl. D. 253. 18 . Voir Horace H. Furness, ed., A New Variorum Edition of Shakespeare , 10 vols. (Philadelphie: Lippincott 1895) 10: 122-23. 19 . Voir Frank Sidgwick, The Sources and Analogues of A Midsummer Night's Dream (New York: Duffield, 1908); Sun-Sook Kim, "The Sources of A Midsummer Night's Dream ," English Language and Literature 15 (1964): 63-73; David Ormerod, " A Midsummer Night's Dream , the Monster in the Labyrinth," Shakespeare Studies 10 (1978): 45; Reginald Scot, The Discoverie of Witchcraft, 1584, ed. Hugh Ross Williamson (Arundel: Centaur P, 1964) 264; Bullough 1: 404. 20 . Voir Bullough 1: 373. 21 . Le diable chevauchant un âne ou transformé en âne se retrouve dans les témoignages des benandanti  (c'est-à-dire des sorciers bienfaisants des campagnes italiennes), dont les sources étudiées par l'historien italien Carlo Ginzburg remontent aux XVIe et XVIIe siècles. Elles apparaissent dans les procès de sorcellerie tenus par l'Inquisition dans l'Italie du nord. Bien que dans ces archives l'âne ne soit pas le seul animal associé à la sorcellerie et au diable, il semble que, même à cette époque tardive, il restait lié à la sorcellerie et à l'érotisme. La représentation fréquente de Dionysos-Bacchus à cheval sur un âne était un thème commun dans l'art et la littérature de la Renaissance. Voir sur ce point Carlo Ginzburg, Les Batailles nocturnes, trad. Giordana Charuty (Paris: Flammarion, 1980) 183 et Russell 89, 212, 247.
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complice du mal incarné par Titania/Circé. Il n'est coupable d'aucun crime qui le mettrait en concurrence avec le divin. Les autres artisans remarquent avec effroi sa transformation mais n'en tirent aucune conclusion particulière. Bottom est le seul à tenter d'y trouver un sens dans sa déclaration énigmatique et confuse (4.1.203-12), qui est une variante paradoxale sur le texte des Epîtres aux  Corinthiens de saint Paul. Sa transformation en âne est une preuve du pouvoir de Puck, mais le véritable intérêt dramatique de cette métamorphose se trouve dans le châtiment de Titania. La passion brutale que Bottom inspire à la Reine des fées offre, en effet, le moyen de la rabaisser et d'affaiblir sa position dans son différend avec Obéron. La métamorphose de Bottom est pour Obéron le moyen de s'emparer du changeling , entreprise que toute la pièce appuie et dont dépend le dénouement. En fait, la métamorphose de Bottom inverse la sorcellerie traditionnelle qui manipulait des victimes humaines. En effet, Shakespeare nous montre une fée prise au piège de son propre enchantement et condamnée à tomber amoureuse de l'une des créatures repoussantes dont elle se sert habituellement dans ses sortilèges. Dans le jeu des inversions du Songe , l'art de tromper les trompeurs peut être considéré comme un rite de protection contre les forces maléfiques qui prônent le mariage fertile et heureux. Et c'est encore l'âne qui permet à Shakespeare d'approfondir cette dimension.
L'âne, emblème de sottise et les péchés capitaux L'allégorie médiévale voyait dans l'âne un symbole de stupidité, d'ambition ou de lourdeur. Ces thèmes étaient déjà présents dans les fables d'Ésope, où l'âne sert à désigner un homme paresseux, stupide ou vainement ambitieux et obstiné. Shakespeare reprend ces analogies dans La Comédie des erreurs (1593), où Dromio répète avec insistance qu'il a été transformé en âne (2.2.195-202; 3.1.15-18; 3.2.77-78; 4.4.27-32). 22 Falstaff est traité d'âne dans Les Joyeuses Commères de Windsor (5.5.119) avant d'être transformé en cerf. Dans Beaucoup de bruit pour rien, Dogberry se voit à plusieurs reprises qualifier d'âne (4.2.75-78; 4.2.86-87; 5.1.255-56; et 5.1.305-06). 23 La sottise de l'âne s'inspire partiellement de la littérature antique. L'âne prétentieux d'Ésope symbolise l'ambition vaine de l'homme. 24  La mégalomanie de l'âne, qui revient constamment dans les Fables d'Ésope, se retrouve dans Le Songe d'une nuit d'été lorsque Bottom, en apprenant 22 . Voir Starnes 1023. 23 . Voir John J. M. Tobin, "On the Asininity of Dogberry," English Studies 59 (1978): 199-201. 24 Voir Fables n°333 et n°33. .
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la distribution des rôles de Pyrame et Thisbé , se propose aussitôt non seulement pour jouer le rôle du lion mais encore pour tous les autres. En fait, Bottom devient l'âne des Fables d'Ésope doté de la même confiance en lui aveugle et illusoire. La fin du Songe offre une parodie amusante de la fable d'Ésope; au lieu d'incarner le lion, Bottom se voit littéralement transformé en son contraire, en l'animal le plus vil qui soit. Dans la littérature médiévale, le caractère malveillant de l'âne est associé aux forces du mal. Un âne méchant apparaît dans The History of the Kings of Britain  de Geoffrey of Monmouth (1100-1155), dans la partie connue sous le nom de Prophetiæ Merlini. 25  Dans le bestiaire médiéval, l'onagre ou âne sauvage, complice de Satan, apparaît comme l'adversaire du Christ. Dans le  Physiologus  et chez Hugues de Saint-Victor, le braiment de l'onagre au moment de l'équinoxe de printemps symbolise la fin de l'époque des ténèbres et la défaite de Satan avant la période qui est celle de la lumière et du Christ. 26  Représenté comme l'adversaire du Bien dans le bestiaire, l'onagre revêt un caractère diabolique qui est en parfait accord avec les attributs de l'âne dans les papyrus hermétiques égyptiens et grecs, où il représente un des aspects diaboliques de Seth, ou le côté sombre de Dionysos-Hades Même l'âne de Balaam est interprété au Moyen Âge comme un symbole du démon. 27 Des oreilles d'âne affectaient certains personnages des moralités anglaises. Les hérétiques étaient représentés avec des oreilles d'âne au XVIe siècle. En France, l'expression "saoul comme la bourrique du diable" associe l'âne avec le diable et l'abus du vin. Le mot occitan "ase" désigne à la fois l'âne et le diable. De nombreux exemples ultérieurs confirment la permanence de ces attributs diaboliques associés à l'âne. Au XVe siècle, et plus spécifiquement dans le sud de la France et dans l'Italie du nord, 28 l'âne représente la paresse dans les représentations 25 .Voir Geoffrey of Monmouth, Prophetiæ Merlini , Livre 7; Emmanuèle Baumgartner, Merlin le prophète ou le Livre du Graal (Paris: Stock Plus Moyen Âge, 1980); Monmouth, The Historia Regum Britanniæ of Geoffrey of Monmouth , trad. Laurence Mathey-Maille (Paris: Les Belles Lettres, 1993). 26 . Voir Physiologus , trad. Michael J. Curley (Austin: U of Texas P, 1979); Hugues de Saint-Victor, "Opera omnia," Patrologiae l a tinae , ed. Jean-Paul Migne, 177: 62. Charles Cahier, "Bestiaires, 2: 225-27. " 27 . Voir Thomas F. T. Dyer, The Folklore of Shakespeare , 1883 (New York: Griffith and Farran, 1966) 295; Lexicon des Mittelalters , 10 vols. (München: Artemis Verlag, 1977-1980) vol. 4, section 1: 13 ("Esel"); Eugène Rolland, Faune populaire de la France , 1881, 12 vols. (Paris: Maisonneuve et Larose, 1967) 4: 242; Michèle Deschamps, "La viehlha Morta," Bulletin de la mythologie française 118 (1980): 110. 28 . "Paresce après dormoit une saison / En l'an n'a sa quenouille fillée / Sur l'asne siet la povre escheuveulée / qui en touz lieux est toudis indiquent" (Eustache Deschamps, ballade 183, citée d'après Mireille Vincent-Cassey, "Les animaux et les péchés capitaux:
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littéraires et picturales des sept péchés capitaux, 29  ainsi qu'en témoigne, dans la tradition littéraire anglaise, The Faerie Queene de Spenser (4.28-29). Symbole de la paresse et de la lourdeur, l'âne incarne les péchés du corps. "L'accouplement" de Titania avec un âne repoussant doit être considéré comme une humiliation faisant suite à sa querelle avec Obéron, Bottom étant alors choisi pour être l'instrument de son châtiment, idée que l'on retrouve dans cette forme de justice populaire qu'étaient alors les charivaris.
L'assouade ou le charivari dans l'œuvre de Shakespeare Le charivari, sanction populaire de la dépravation morale et des transgressions, illustre en effet de façon significative le symbolisme maléfique de l'âne. La désapprobation publique à l'égard des adultères, des mégères, de ceux qui battaient leurs femmes, des femmes qui battaient leurs maris, et des mariages mal assortis, conduisait à punir les coupables en les obligeant à parcourir les rues de la ville à l'envers sur un âne ou toute autre monture ridicule, tel un balai. Cette pratique, déjà connue dans l'Antiquité, a laissé dans l'Europe médiévale des traces historiques attestées dans les expressions " assouade ," 30  " asoada, " " asto-lasterah, " " corre l'as e," " donkeying ," 31  " Eseltritt ," " Eselshochzeit ," " onabit ," et " messa cavalla dell'asino. " 32 De telles coutumes avaient sans de la Symbolique à l'emblématique," Le Monde animal et ses représentations au Moyen Âge aux XIVème et XVème siècles: Actes du XVème congrès de la Société des historiens médiévistes de l'Enseignement Supérieur Public (Toulouse: U Toulouse-le-Mirail, 1985) 129. 29 . Voir W. Morton Bloomfield, The Seven Deadly Sins (East Lansing: Michigan State College, 1952) 247-248; Vincent-Cassey 121, 130 (n. 62). Voir la représentation iconographique chez Émile Mâle, L'Art religieux à la fin du Moyen Âge (Paris: Librairie Colin, 1908) 247-278, 356. 30 . Les noms par lesquels la communauté réprouvait toute forme d'immoralité ou condamnait la manifestation publique d'un commerce sexuel illicite étaient très divers: " chalivali, calvali, chanavari, coribari, or kéroboeéri ," comme l'indique Arnold Van Gennep, dans son Manuel de folklore français contemporain , 6 vols. (Paris: A. Picard, 1937) 1: 622 (n. 2). 31 . Dans un article consacré à cette pratique connue plus tard en Angleterre sous le nom de Rough Riding  ou Skimmington , Ruth Mellinkoff émet l'hypothèse selon laquelle cette chevauchée à l'envers sur le dos de l'âne aurait constitué une condition préliminaire à l'exécution et à la punition de déviances religieuses ou de perversions sexuelles. Elle conclut que des personnages portés à l'envers sur un âne figurent souvent symboliquement la mort, comme le cavalier de l'Apocalypse ou les sorciers qui étaient montés à l'envers sur un âne. Voir Ruth Mellinkoff, "Riding Backwards: Theme of Humiliation and Symbol of Evil," Viator 4 (1973): 166. 32 . Voir Pauline Schmitt, "L'âne, l'adultère et la cité," Le Charivari, ed. Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmitt (Paris: École Pratique des Hautes Études, Mouton, 1981) 117-22.
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doute pour fonction de marquer les limites de ce qui était socialement acceptable, et elles pouvaient varier d'une région et d'un pays à l'autre. Parfois, il ne s'agissait pas d'une chevauchée grotesque mais de l'assemblement bruyant d'une foule devant la maison des "coupables " ("Rough Music"). Les explications généralement formulées à l'administration de cette forme de justice populaire mettent en avant le fait que ces humiliations festives étaient subies par celles ou ceux qu'on accusait de déviance par rapport à une norme sexuelle. Le théâtre de Shakespeare offre donc certaines analogies avec ces pratiques de charivari ou Skimmington  en Angleterre, qui sont attestées dans des archives des XVIIe, XVIIIe, XIXe siècles. 33  Dans la deuxième partie d' Henri VI , par exemple, la Duchesse de Gloucester doit expier son crime de lèse-majesté et de haute trahison à l'Acte 2, scène 4, en effectuant une promenade dans la ville habillée d'un drap blanc sur lequel sont inscrits des mots humiliants. Dans Les Joyeuses commères de Windsor Falstaff est humilié par les cornes dont il est affublé à la fin de la pièce, forme de charivari destinée à punir par le ridicule un comportement inacceptable au sein de la petite communauté bourgeoise de Windsor. 34  Certaines analyses interprètent les métamorphoses animales comme liées à des rites mettant en scène un bouc émissaire, que l'on charge de ses péchés avant de l'expulser; cette punition équivalait à une victoire de la communauté sur les hommes considérés, à tort ou à raison, comme des tricheurs ou des délinquants. Ainsi, l'amour triomphe dans l'expulsion de l'animal qui représente à chaque fois l'avarice, la bêtise ou l'orgueil. Selon Jeanne Addison Roberts, les personnages "animalisés" se distinguent par une puissance sexuelle menaçante qui échappe à l'autorité patriarcale fondant les règles de base de la société. Lors du dénouement, la comédie affirme son pouvoir face aux cornes de Falstaff et à l'appétit glouton de Bottom, qui symbolisent tous deux les risques menaçant la communauté. 35  Le qualificatif d'"âne noir" qu'Iago utilise à propos d'Othello ( Othello  1.3.394; 2.1.308) rentre également 33 . Voir Edward P. Thompson, " Rough Music – le charivari anglais," Annales (1972): 285-312; Nathalie Davis, "The Reasons of Misrule: Youth Groups and charivaris in Sixteenth Century France," Past and Present 50 (1971): 41-75. 34 . Voir Christine Gallenca, "Ritual and Folk Custom in The Merry Wives of Windsor," Cahiers Elisabéthains  27 (1985): 27-41; Anne Parten, "Falstaff's Horns: Masculine Inadequacy and Feminine Mirth in The  Merry Wives of Windsor, " Studies in Philology 82.2 (1985): 184-99. 35 . Voir Jeanne A. Roberts, Shakespeare's English Comedy (Lincoln: U of Nebraska P,  1979)  75-83; 110-118; 119-34. Voir aussi Jan Lawson Hinely, "Comic Scapegoats and the Falstaff of The Merry Wives of Windsor, " Shakespeare Studies 15 (1982): 37-54; Linda Woodbridge et Edward Berry, ed., True Rites and Maimed Rites: Ritual and Anti-Ritual in Shakespeare and His Age (Chicago: U of Illinois P, 1992) passim.
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dans le cadre de ce modèle explicatif. Le couple mal assorti d'Othello et de Desdémone provoque la désapprobation publique tout au long de la pièce, du fait de leur différence d'âge et de culture. Selon Michael Bristol, il s'agit là d'une sorte de charivari grotesque. 36 Le Songe  réunit également certains personnages associés à des charivaris comme les femmes désobéissantes (Titania et Hermia), les maris complaisants (Obéron) et les couples mal assortis. Le désir de Titania de se retirer dans le sous-bois avec l'âne Bottom relève aussi d'une expression à la fois fantasmatique et comique de la lubricité féminine, pour laquelle elle se voit punie par l'humiliation qui suit son réveil aux côtés du monstre. Ce désir contre nature, réprouvé par Obéron, est également désavoué dans l'association avec l'âne qui symbolise la honte. Mais il ne faudrait pas non plus exagérer l'importance de cette forme de justice populaire dans Le Songe. La simple présence de l'âne ne la justifie pas en soi, car l'animal ne figurait pas toujours dans ces pratiques. D'autre part, la scène de Titania et de Bottom n'est pas publique mais privée, ce qui semble plaider en faveur d'une vengeance conjugale opposant Titania et Obéron qui n'est pas portée à la connaissance de la communauté. Dans Le Songe, la métamorphose de Bottom ne correspond pas à la transgression érotique; elle est d'abord un moyen de résoudre le conflit entre Titania et Obéron à propos du changeling . Littéralement captivée par la fascination que Bottom exerce sur elle du fait de l'action de la plante magique qui voile sa vision du réel, Titania est séquestrée le temps qu'Obéron s'empare du changeling . Égarée par le philtre d'amour qui lui inspire une passion désordonnée pour le premier être sur lequel elle pose les yeux, elle oublie le changeling  assez longtemps pour qu'Obéron l'enlève. Ceci permet la résolution du différend entre les fées ainsi que l'accomplissement des trois mariages à la fin de la pièce. L'ordre social est ainsi rétabli et la maternité rendue aux seules mères. Le sens de la métamorphose en âne de Bottom est à chercher du côté de l'importance donnée à la fertilité et à la prospérité qui sont les véritables clés de cette comédie. Dans cette optique, l'aveuglement temporaire de Titania relève donc d'un châtiment et d'une humiliation qui sont en rapport avec son vol du changeling , thème inconnu dans le Skimmington . Cet échange d'un enfant contre un monstre se fait par le biais d'une dénonciation comique sous forme d'assouade. Le fait que Titania se retire avec un Bottom préalablement transformé en âne permet à ce dernier de se purger de sa "mortal grossness" (3.1.153) et préfigure sa réconciliation future avec 36 . Voir Michael D. Bristol, "Charivari and the Comedy of Abjection in Othello, " Woodbridge et Berry 90.
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