Un témoignage: « Immigrant ! C est un mot français, ça ? » - article ; n°1 ; vol.60, pg 135-142
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Description

Mots - Année 1999 - Volume 60 - Numéro 1 - Pages 135-142
8 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 1999
Nombre de lectures 28
Langue Français

Extrait

MME Andrée Tabouret-Keller
Un témoignage: « Immigrant ! C'est un mot français, ça ? »
In: Mots, septembre 1999, N°60. pp. 135-142.
Citer ce document / Cite this document :
Tabouret-Keller Andrée. Un témoignage: « Immigrant ! C'est un mot français, ça ? ». In: Mots, septembre 1999, N°60. pp. 135-
142.
doi : 10.3406/mots.1999.2170
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mots_0243-6450_1999_num_60_1_2170TABOURET-KELLER0 Andrée
Un témoignage : « Immigrant ?
C'est un mot français, ça ? »
Remarque liminaire. Nous nous intéressons aux emplois des termes
du champ lexical : migration (attesté en français en 1496, emprunté
au latin migratio, de migrare, changer de résidence), migrateur
(attesté en 1867), migratoire (en 1840), migrer, immigrer, immigrant,
immigration, émigrer, emigrant, émigration, dans le cadre d'une
recherche plus étendue ayant pour objet les modes d'existence
communauté turque installée depuis une vingtaine d'années dans
une petite localité des Hautes-Alpes. Cette recherche fait pendant à
une investigation antérieure sur des familles turques installées de
manière non regroupée dans certaines localités du Bas-Rhin (Ta-
bouret-Keller, Konuk, 1993).
En 1973, un premier homme venant de Turquie s'est installé
dans une petite localité des Hautes-Alpes, non loin de Briançon ;
il fut rapidement suivi par d'autres compatriotes, puis leurs familles
vinrent les rejoindre. Tous ces hommes avaient été embauchés
comme maçon par l'une ou l'autre des deux entreprises de travaux
publics de la région et sont arrivés avec contrat de travail en poche
et papiers en règle. D'abord logés dans l'annexe d'un grand hôtel
déjà en voie de déclin, ils habitent tous aujourd'hui avec leur
famille dans une petite cité, constituée de quatre barres de seize à
vingt logements chacune, dont la construction a commencé à la fin
des années 1970. Le village compte 800 habitants, dont 18,5 %
sont d'origine turque (1993), le tiers des effectifs de l'école, déclarée
ZEP (zone d'éducation prioritaire), venant de familles d'origine
turque. Selon des estimations de 1994, la population des Hautes-
Alpes s'élève à 1 17 040 personnes, la immigrée totale
Université Louis Pasteur, Strasbourg 1, 8 rue des Arquebusiers, 67000 Strasbourg.
135 étant de 5 502 personnes représentant approximativement 4,9 % de
la population ; la population étrangère hors CEE est de 2 346
personnes. La région PACA, prise dans son ensemble, compte près
de 4 millions et demi d'habitants dont un demi-million d'origine
étrangère (les données citées proviennent de la documentation de
l'Association d'entraide et de développement du canton de L'Ar-
gentière-La-Bessée, AEDA par la suite).
Au début des années 1970, la population de notre localité était
une population de « vieux » mais, depuis quatre ans, la tendance
commence à s'inverser : le pourcentage des jeunes couples est en
augmentation et huit maisons monofamille sont en construction.
Alors qu'en mars 1995, le taux de chômage dans les Hautes-Alpes
est de 9,5 %, la population turque ne compte aucun chômeur (en
revanche, elle compte un certain nombre de retraités), tous les
hommes travaillent dans le bâtiment, l'un d'eux a créé sa propre
entreprise de bâtiment, prospère aujourd'hui (documentation AEDA).
Les femmes font le travail de la maison et jardinent, tenant hors
de friche les jardins que leurs anciens propriétaires locaux ont
aujourd'hui abandonnés ; aucun loyer n'est exigé pour la jouissance
de cette terre.
Mon enquête a commencé en juillet 1998 ; j'ai rencontré depuis
lors, dans le village même, une institutrice de l'école, qui en fut
tout un temps la directrice et a participé au premier accueil d'enfants
turcs dans les classes, la responsable de la bibliothèque de prêt du
village, épouse du maire de la localité, trois jeunes femmes turques
qui toutes trois ont fait leur scolarité dans le village et dont deux
sont aujourd'hui des aides scolaires (elles aident les élèves à faire
leurs devoirs), une autre aide scolaire d'origine française, une
formatrice d'origine française, neuf femmes turques. J'appelle ce
premier groupe, les gens du village. Dans le chef-lieu du canton,
à quinze kilomètres du village, j'ai rencontré la directrice de Г AEDA
et son adjointe, ainsi que le directeur-adjoint de l'association.
J'appelle ce second groupe, les gens du canton.
Dans le premier aucun terme de notre champ lexical ne
fut prononcé. J'ai entendu « les Turcs », « les femmes turques »,
« les petits Turcs », ou bien « les femmes (ou les jeunes) de xxx »
(nom de la localité ou de la cité xx), ou encore « quand les
premiers Turcs ont arrivés ». Mais il faut bien souligner que ces
emplois étaient contextualisés en réponse à des questions que je
posais. Depuis lors, l'institutrice mentionnée ci-dessus m'a fait part
des précisions suivantes concernant ses emplois à elle :
136 « Le mot émigré, dit-elle, je ne l'emploie pas pour nos populations. Je
l'utiliserais pour tous ces flux de gens que l'on a actuellement, en
France et aussi à l'extérieur. Le mot immigré, je ne l'emploie guère non
plus ; mon élan naturel : des enfants étrangers quant à la langue. Immigrés,
moralement, ça me gêne, ça fait "je suis sur mon territoire". Les
immigrants, non. Les migrants, pas comme étant chez moi, pas comme
eux chez moi, tous ceux qui circulent. D'ailleurs, les enfants à l'école
refusent que l'on disent d'eux "les Turcs", pour eux, c'est "nous, on
ne nous aime pas ". Ce que je dis : " les enfants d'origine étrangère " ».
Lors d'un cours d'alphabétisation en français, j'ai posé la question
suivante : « Est-ce que les immigrants d'ici ont tendance a déménager
ailleurs ? », ce qui m'a attiré de la part de la formatrice française
la question : « Immigrant ? C'est un mot français, ça ? ». Avec le
commentaire suivant : « On pourrait dire qu'ils ont émigré, ça je
l'ai entendu, les émigrés turcs, mais immigrant, non, je ne l'entends
pas, je ne le connais pas (en riant) /.../ même immigré». Par la
suite, j'ai pu vérifier dans mes notes et auprès de mes différents
interlocuteurs, que ces mots n'étaient effectivement pas en usage.
J'ai fait part de cette constatation à un collègue d'origine turque
à Strasbourg. Utilisait-il de tels termes ? Et aurait-il une explication
à proposer à leur absence dans des discours qui ont pourtant pour
objet la présence de ces immigrants ou immigrés ? Tout surpris, il
s'aperçoit que lui non plus n'emploie pas ces mots et ne les entend
pas employés autour de lui. Mais pourquoi ? Y aurait-il un terme
en turc et lequel ? Oui, en turc, le terme couramment employé est
gôgmen (singulier), gôgmenler (pluriel) qui pourrait être traduit par
« celui qui se déplace » ou bien « ceux qui se déplacent », dans
certains cas « les gens de passage », ou bien ceux qui sont en train
de déménager. Sans entrer dans le détail des représentations liées
à ce mot, il convient d'en indiquer deux. Tout d'abord, une ancienne
tradition de nomadisme qui fait de la migration une donnée familière
de l'histoire turque. Mais aussi un fait historique : depuis le traité
de Lausanne (1924), qui fonda l'État turc sur les ruines de l'Empire
ottoman, la Turquie a perdu 50 % de son territoire. Les gens qui,
de ce fait, sont devenus des citoyens d'autres États, ceux qui
viennent ou reviennent en Turquie, ne seraient ou ne pourraient
pas être considérés comme des immigrants. Ils se « déplacent ». Par
ailleurs, la fondation kemalienne et républicaine de l'État turc
moderne a misé sur l'appartenance nationale, et l'a mise en œuvre
par l'imposition d'une identité commune « turque », renforcée par
tout un appareil législatif, par exemple une loi de 1983 relative
aux publications en d'autres langues que le turc, dont l'article 3
137 que « la langue maternelle de

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