A propos du génocide vendéen. Du recours à la légitimité de l historien - article ; n°1 ; vol.39, pg 23-38
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A propos du génocide vendéen. Du recours à la légitimité de l'historien - article ; n°1 ; vol.39, pg 23-38

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Sociétés contemporaines - Année 2000 - Volume 39 - Numéro 1 - Pages 23-38
JEAN-CLÉMENT MARTIN
About the génocide vendéen”
This paper is devoted to a French historiographical quarrel about the •genocide of the Vendée”, to use the words asserted by an historian, in 1985, who accused the French revolutionaries to have committed such a genocide in western France during the 1790’. The main interest of what could appear as a rather common debate is the great echo given to this thesis far from the historian community. Three conclusions can be driven from this case study. Firstly this event take place in the long story of the Vendée which had been always one of the lieu de mémoire” in the French conflicting community, but changed the signification of history. Secondly, this quarrel was one of the new intellectual debates, involved in social commitments, at that time. Thirdly, it showed the lack of unity in the French society about the definitions of what ought to be an historian” and the history”.
RÉSUMÉ: En 1985, un historien défend l’idée que la Vendée a subi un génocide décidé par la France révolutionnaire. Sa thèse quitte alors le domaine de l’histoire érudite et universitaire pour devenir un enjeu national. C’est cet événement qui est l’objet de notre article. On y rappelle que si la guerre de Vendée n’avait eu de postérité que dans la mesure où elle avait gardé une importance politique durable, cette thèse atteste d’une modification dans le rôle social de l’histoire. Il est possible d’en conclure que la querelle du «génocide» a participé de la «spectacularisation» des activités intellectuelles et que c’est dans cette perspective qu’il faut comprendre le recours à la dénonciation du complot, au devoir de vigilance, à l’indignation. Cette querelle a été aussi l’un des derniers épisodes de la «guerre civile historiographique» que se livrent les Français depuis 1814. Enfin, si ce débat n’a duré que quelques années, il a montré la fragilité du consensus autour de la notion d’historien, et autour des cadres définissant la profession.
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Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié le 01 janvier 2000
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Langue Français

Extrait

      J E A N - C L É M E N T M A R T I N       
A PROPOS DU  GENOCIDE VENDEEN DU RECOURS A LA LEGITIMITE DE L’HISTORIEN
RÉSUMÉ :  En 1985, un historien défend l’idée que la Vendée a subi un génocide décidé par la France révolutionnaire. Sa thèse quitte alors le domaine de l’histoire érudite et universitaire pour devenir un enjeu national. C’est cet événement qui est l’objet de notre article. On y rap-pelle que si la guerre de Vendée n’avait eu de postérité que dans la mesure où elle avait gar-dé une importance politique durable, cette thèse atteste d’une modification dans le rôle social de l’histoire. Il est possible d’en conclure que la querelle du « génocide  a participé de la « spectacularisation  des activités intellectuelles et que c’est dans cette perspective qu’il faut comprendre le recours à la dénonciation du complot, au devoir de vigilance, à l’indignation. Cette querelle a été aussi l’un des derniers épisodes de la « guerre civile historiographique  que se livrent les Français depuis 1814. Enfin, si ce débat n’a duré que quelques années, il a montré la fragilité du consensus autour de la notion d’historien, et autour des cadres définis-sant la profession. En 1985, un jeune historien, R. Sécher, défendait l’idée que la Vendée avait subi un génocide décidé par la France révolutionnaire et mis en œuvre par les armées que com-mandait le général Turreau. Cette affirmation a aussitôt quitté le domaine étroit de l’érudition et de l’histoire universitaire pour devenir un enjeu national. De la querelle qui a suivi, il est envisageable, une décennie après, de tirer un enseignement à propos du rôle de l’Histoire et des historiens. Le débat a mis en cause, en effet, des érudits, des hommes politiques, des journalistes autant que des historiens obscurs et célèbres, universitaires ou non ; il a mêlé l’histoire de la Vendée et de la Révolution française à l’histoire de l’URSS et du nazisme ; il a soulevé les questions de la violence d’État et de la légitimité politi-que ; reste qu’au centre de tous ces échanges se trouvait la conception de la place de l’historien dans la société française. L’objectif de cette étude de cas est bien, au-delà des connaissances apportées sur un épisode de l’écriture de l’histoire dans les années 1980, de fournir des matériaux pour une réflexion sur les rapports que nous entretenons avec le passé, et de témoigner de ce qui semble avoir été un changement dans la constitution de la communauté des historiens. L’épisode du « génocide vendéen  participe ainsi de la réflexion sur la « crise  de l’Histoire [Noiriel, 1996]. Le fait que l’auteur de ces lignes ait été impliqué dans les polémiques – et non les controverses, hélas [Noiriel, 1996] 1  – de l’époque ne devra pas être retenu  1. La polémique s’installe entre des champs différents ; la controverse reste dans le champ scientifique. Sociétés Contemporaines (2000) n° 39 (p. 23-38)   23  
J E A N - C L E M E N T M A R T I N                 comme un trop grand handicap. S’il est vrai que j’ai pris parti contre les méthodes et les conclusions de R. Sécher, il n’est pas question toutefois ici d’ouvrir à nouveau une discussion sur le fond, la question me paraissant aujourd’hui tranchée. Il s’agit seulement de retracer, avec toute la sérénité possible, les étapes d’un affrontement à propos du passé pour estimer le rôle accordé à l’historien scientifique et comprendre l’enjeu que cette querelle représente encore. Cette querelle a illustré un tournant sans doute irréversible dans la « communauté des historiens , elle a montré de façon éclatante comment les débats scientifiques ont été arbitrés par les médias, elle a té-moigné de l’incompréhension existante entre la recherche et la demande sociale. Il est nécessaire, d’abord, de présenter les principales péripéties de la querelle pour l’intelligibilité de l’ensemble, de la situer dans la longue histoire de l’étude des guerres de Vendée, de statuer sur l’introduction de notion en histoire, enfin d’aborder les questions relatives à l’écriture de l’histoire et à sa réception dans la société. ETABLIR LES FAITS Avant de parler d’Histoire, il faut dresser un historique de ce qu’a été l’intro-duction d’un terme aussi essentiel que « génocide  dans les débats universitaires à propos de la Vendée et de la Révolution. Cet historique sera obligatoirement incom-plet, même si le travail de J.-D. Nahon [1997] 2 représente une source solide et bien argumentée. L’événement déterminant se produisit en septembre 1985, en Sorbonne, lorsque, dirigé par P. Chaunu, qui, deux années plus tôt, lui avait fait soutenir une thèse de III e cycle consacrée à l’étude d’une commune nantaise pendant la guerre de Vendée, R. Sécher, âgé tout juste de trente ans, soutint sa thèse d’État. Il s’agissait bien d’un événement dans le petit monde des historiens de la Révolution française, dont le plus grand nombre était, précisément ce jour-là, à Rennes pour un des premiers colloques préparant le bi-centenaire de la Révolution, en l’occurrence consacré aux Résistan-ces à la Révolution [F. Lebrun et R. Dupuy, 1987]. Le jury 3 qui examinait la thèse consacrée à la Vendée ne comportait aucune des personnalités scientifiques enga-gées dans des recherches systématiques sur cette période. Si bien peu des historiens rennais avaient précédemment entendu parler du can-didat, qui avait accompli ses études dans l’université de la ville, la soutenance n’avait pas été cependant une surprise pour le microcosme des chercheurs et des érudits intéressés par la guerre de Vendée, puisque l’une des figures marquantes, le médecin-général Carré, membre nantais de l’association « Le Souvenir vendéen  4  avait apporté une aide à R. Sécher, l’avait fait savoir, et se trouvait lui-même en Sorbonne. Il signa peu après un entrefilet dans la Revue du Souvenir vendéen souli-gnant, avec raison, le bouleversement introduit par le simple fait qu’une thèse à pro-pos de la Vendée et prenant le parti de la Vendée – avait pu être soutenue en Sor-bonne.  2. Merci à Y. Déloye. 3. Membres du jury : J.-P. Bardet, P. Chaunu, A. Corvisier, Y. Durand, L. Mer, J. Meyer président, J. Tulard. 4. Sur cette association influente, J.-C. Martin, 1989, dernier chapitre.
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           A P R O P O S D U  G E N O C I D E V E N D E E N   La conclusion essentielle de la thèse était que la Vendée avait été soumise à un génocide organisé par le gouvernement révolutionnaire : d’où le titre du livre, Un génocide franco-français , paru peu après, en 1986, aux Presses universitaires de France sous le double parrainage de J. Meyer et de P. Chaunu ; ces deux professeurs de la Sorbonne soulignaient, dans une préface et un avant-propos, les vertus de l’historien et l’importance de ses conclusions. Le sous-titre du livre : La Vendée-Vengé  jouait, quant à lui, très habilement du nom imposé à la fin de 1793 par les Conventionnels à la Vendée départementale qui était devenue le département Ven-gé ! La Vendée semblait effectivement doublement vengée. La position de R. Sécher était défendue par P. Chaunu, qui apparaissait comme le chef de file d’un groupe d’historiens, souvent jeunes (les « Chaunu’s boys  selon l’historien américain S. Kaplan), qui venaient de publier ou allaient publier une somme d’ouvrages dénonciateurs de la Révolution française 5 . L’offensive était donc générale ; la dénonciation du génocide n’était pas une œuvre isolée, mais s’inscrivait dans une offensive de dénonciation des errements révolutionnaires, à la-quelle participaient des historiens aussi reconnus que Jean Tulard, professeur à la Sorbonne et directeur d’études à l’École pratique des Hautes Études et Jean de Vi-guerie, alors professeur à l’université d’Angers. Tête de file de ce courant polémi-que, ayant lui-même signé un ouvrage décrivant les conséquences tragiques de la Révolution française [P. Chaunu, 1988], P. Chaunu revendiquait la paternité de l’expression « génocide franco-français  6  – ce qu’aurait pu lui contester le biolo-giste Henri Laborit, qui avait employé déjà ce mot, notamment dans le film d’Alain Resnais, Mon oncle d’Amérique , et qui avait donné un entretien au Monde  sous le chapeau « “Liberté, égalité, fraternité”, les mots avec lesquels on fait des génoci-des  7 . Le débat n’était pas à l’évidence destiné à rester cantonné dans le cadre trop franco-français des luttes autour de la Révolution française. Le livre de R. Sécher, Juifs et Vendéens , paru en 1991, sous-titré « la manipulation de la mémoire , com-parait l’histoire de la mémoire du génocide vendéen à celle du génocide juif, esti-mant qu’il fallait défendre la mémoire du premier comme celle du second l’avait été. La reconnaissance du génocide juif comme crime abominable permettait d’assimiler la Révolution française au nazisme, autant pour ses méthodes que pour ses objectifs. Citant l’historien allemand E. Nolte, Sécher rejoignait la démarche de l’avocat Jean-Marc Varaut, qui avait publié des livres sur le procès de Nüremberg et sur la Terreur judiciaire, pour dénoncer la conspiration du silence sur la Vendée et faire l’amal-game entre Révolution et nazisme, tout comme elle se faisait, naturellement, entre Révolution et stalinisme ! (procédé employé au moment de la « querelle des histo-riens  allemands et du procès Barbie 8 ). Entre temps, les médias s’étaient emparés du génocide. L’émission littéraire de B. Pivot, notamment, accueillit R. Sécher dès 1986, tandis que les colonnes du Figa- 5. J.-F. Fayard, F. Bluche, mais aussi A. Poitrineau, J. Tulard, A. Fierro, J. de Viguerie, réédition de F. Gendron. 6. Dans son livre, 1984, p. 10, il estime alors à 500 000-600 000 le nombre des morts du génocide vendéen. 7. Le Monde, 29 novembre 1977, p. 1-2 et 30 novembre 1977. 8. P. Vidal-Naquet, Les assassins de la Mémoire, La Découverte, 1991, p. 166-172.
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J E A N - C L E M E N T M A R T I N                 ro Magazine  lui firent écho et accusèrent le gouvernement français de mutisme sur le sujet. Dans de nombreuses interventions à la radio ou à la télévision, R. Sécher s’employa à populariser le mot génocide à propos de la Vendée, à discréditer les his-toriens précédents présentés comme « révisionnistes , et « l’histoire officielle  qui aurait été fautive par mutisme volontaire et désinformateur [exemples multiples, J.-D. Nahon, 1997, p. 99-111]. De nombreux journaux et revues [Nahon, 1997, p. 130-135] (dont Études et Le Canard enchaîné ) présentèrent favorablement le livre de R. Sécher, en insistant sur le dévoilement qu’il était censé avoir réalisé. Si des critiques furent adressées au livre, elles parurent pour l’essentiel dans des revues spécialisées, ce qui apparut comme une revanche plus ou moins mesquine de la part des historiens universitaires sevrés de reconnaissance. Ces critiques [C. Lan-glois, F. Lebrun, P. Bossis, J.-C. Martin] portèrent sur des points pourtant fonda-mentaux : on ne trouvait chez Sécher ni définition du mot « génocide , ni respect de son emploi dans les comparaisons, ni lecture sérieuse des sources démographiques dans les archives de l’Ouest – de très grosses lacunes furent relevées –, mais des manipulations de citations à partir des textes invoqués (contextes oubliés, citations tronquées) ; le tout ne respectait pas les règles les plus élémentaires de l’écriture de l’Histoire telle que l’école méthodique de la fin du XIX e  siècle français avait pu les codifier. La publication de livres favorables à la Vendée écrits par A. Gérard [1990, 1993], auteur d’une thèse de III e cycle sous la direction de F. Furet, vint enfin atté-nuer l’importance du livre de Sécher dans ce camp idéologique, puisque le nouveau venu, rapidement encensé, à son tour, par P. Chaunu, ne reprit à son compte ni le mot ni les méthodes médiatiques de R. Sécher. Toutefois, en 1993 une exposition, « Vendée, Chouanneries, L’Ouest dans la Révolution  fut organisée à Paris, sous le patronage de J. Chirac et du cardinal Poupard, président du Comité d’honneur, qui rassemblait notamment R. Sécher, au-teur de la publication liée à l’exposition, P. Chaunu, J. Tulard [J.-D. Nahon, 1997, p. 137] ; un colloque fut organisé à La Roche-sur-Yon, avec l’appui et la participa-tion du président du Conseil général, Philippe de Villiers, sous l’autorité d’historiens chevronnés venus tout exprès des grandes universités parisiennes. Rassemblant des historiens de la période révolutionnaire avec d’autres historiens et érudits venus de tous les horizons, les communications furent le plus souvent orientées dans une di-rection clairement hostile à la Révolution et le génocide fut évoqué, mais le plus souvent sans débat. Finalement c’est le mot « populicide  qui fut préféré à géno-cide. Sans doute celui-là fut-il présenté comme « l’exact correspondant de notre “génocide” contemporain  9 , reste que le changement avait eu lieu et qu’il n’était pas anodin. Ce changement avait été lié à la réédition d’un pamphlet de Babeuf, qui avait employé le mot pour dénoncer les projets de Robespierre, pamphlet commenté par R. Sécher et J.-J. Brégeon [1987]. Il avait surtout été la conséquence du débat en-traîné par le livre de Sécher et par les critiques qui lui ont été adressées, car les éru-dits promoteurs de la cause vendéenne figurèrent aussi parmi les critiques. S’ils s’étaient réjouis de voir la répression de la Vendée reconnue, ils n’en avaient pas moins contesté les chiffres avancés par R. Sécher, qui concluait que 117 257 (sic)  9. Préface de R. Girardet, in la Vendée dans l’Histoire, Société d’émulation de la Vendée, 1993, p. III.
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           A P R O P O S D U  G E N O C I D E V E N D E E N   personnes avaient disparu entre 1792 et 1802 [R. Sécher, 1986, p. 253]. Pareil bilan se trouvait très en-deçà des chiffres qui avaient été avancés depuis deux siècles – de mon côté, j’ai estimé que 200 000 à 250 000 personnes avaient « disparu  pendant la période de la guerre. Par la suite, dans un livre paru en septembre 1993, Pierre Marambaud [1993, p. 209-210], défenseur de la cause vendéenne, étudiant le massa-cre des Lucs concluait que la querelle autour du « génocide  était « sans intérêt , et qu’il était inutile d’employer des mots « trop forts , tout en maintenant que géno-cide ou massacre, « l’épreuve reste la même . Il est possible de conclure que, après 1993, le mot disparaît – en même temps que son promoteur initial – mais que la cause demeure, et même qu’elle porte ses fruits dans l’équilibre historiographique. En 1995 fut créé un Centre vendéen de recherches historiques, patronné par P. Chaunu et F. Furet et hébergé par Paris IV-Sorbonne, le directeur étant A. Gérard, ingénieur de recherches, qui organisa l’année suivante un second colloque « Après la Terreur, la reconstruction , rassemblant, dans la même orientation, des intervenants déjà présents pour la plupart en 1993. UNE TRADITION DE CONFLITS L’historiographie de la Vendée – et de la Contre-Révolution – ne s’est constituée que dans les affrontements d’écoles historiques et de courants idéologiques, surtout dans les affrontements entre la communauté des historiens universitaires opposée à l’ensemble des érudits, des publicistes et, il faudrait ajouter, des académiciens, à l’image de Pierre Gaxotte ou du duc de Castries. Pouvait-il en être autrement ? La guerre de Vendée n’a eu de postérité que dans la mesure où elle a eu une importance politique immédiate et durable. Alors que nombre d’autres révoltes paysannes hosti-les à la Révolution eurent lieu, seuls les événements qui se sont déroulés au sud de la Loire furent qualifiés de guerre, pour des raisons politiques, et donnèrent naissance à une répression qui n’a d’autres comparaisons qu’avec celle qui s’est abattue sur Lyon, Marseille et Toulon. Enfin, si la Vendée est restée une question cruciale c’est sous l’effet des jeux politiques des élites légitimistes du XIX e siècle , qui ont déprécié volontairement la chouannerie, dégénérée en brigandage, pour se référer à la Vendée promue terre de la fidélité, donc vouée à des idéaux plus élevés [J.-C. Martin, 1989]. Il est inutile de vouloir retracer une histoire faite par ailleurs, sauf à souligner que dès les origines, sous le Directoire ou l’Empire, les premiers récits déterminés par des engagements personnels furent très surveillés par les autorités – l’exemple le plus célèbre étant les Mémoires  de la marquise de La Rochejaquelein interdits de facto  de publication par ordre de Napoléon. Si bien qu’il a été possible de classer sans trop de difficultés l’énorme bibliographie du sujet en deux courants, pro-révolutionnaire (« bleu ) ou pro-vendéen (« blanc ) jusqu’à une date récente 10 – à ceci près que C. Petitfrère ajoutait pourtant une troisième catégorie : l’histoire « scientifique , rassemblant les travaux de P. Bois, M. Faucheux, C. Tilly, se dis-tinguant des deux autres. En vain. Ces derniers auteurs furent, avec C. Petitfrère lui-même, classés parmi les « bleus , la scientificité de ces auteurs comptant moins que les idées qu’ils étaient censés véhiculer.  10. La bibliographie a été établie par Y. Lemière et Y. Vachon ; le classement est proposé par C. Petit-frère dans sa thèse et repris dans J.-C. Martin, 1981.
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J E A N - C L E M E N T M A R T I N                 Comment aller contre cette tradition qui avait été illustrée par les querelles de la fin du XIX e  siècle lorsque les anathèmes avaient prévalu entre les tenants des diffé-rentes tendances, représentant tous les statuts ? Alphonse Aulard, premier titulaire de la chaire d’histoire de la Révolution française en Sorbonne, se signale lorsqu’il recommande à C. Port, l’archiviste du Maine-et-Loire, d’« envoyer dans le cul  pour lutter contre l’abbé Bossard, partisan de la cause vendéenne, qu’il traite par ail-leurs de « saligaud  [J.-C. Martin, 1989, p. 154]. Force est de constater que les a priori  de Jules Michelet ou de Jean Jaurès sur la Vendée ne furent ni différents ni empreints de moins de volonté polémique. Avec recul, il convient de dire que les errements de méthode et les œillères idéo-logiques ont été les choses du monde les mieux partagées. L’histoire de la Révolu-tion française a été pratiquée indifféremment par des universitaires, des politiques, des penseurs, dans un échange intellectuel constant, sans que des principes de mé-thodes ne s’imposent ni ne rassemblent les différents historiens. Si dans les années 1890, les structures universitaires mises en place créent un cursus de recherche vali-dé par des procédures strictes, si Aulard lance les publications d’archives et de textes parlementaires – travail qui reste en cours actuellement –, si l’école méthodique, il-lustrée par Langlois et Seignobos, instaure des règles qui reposent, pour l’essentiel, sur la vérification des sources écrites, disqualifiant les mémoires et les souvenirs, les passions politiques et idéologiques n’ont pas été pour autant atténuées. Les exemples que l’on pourrait multiplier jusqu’à une date récente illustrent le climat de grande violence idéologique et politique qui a marqué particulièrement toute l’historio-graphie de la guerre de Vendée, mais aussi de la Révolution française dans son en-semble [S. Kaplan, 1993, O. Bétourné, A. I. Hartig, 1987] tout en constituant des groupes opposés, s’excluant mutuellement. Cependant dans le cas précis de l’écriture de l’histoire de la Vendée, les règles de validation historique opposent, jusque dans les années 1980, les historiens travaillant exclusivement sur archives, relevant de l’Université et les autres, classés comme érudits, qui accueillent les traditions mémorielles et s’engagent dans la défense de la Vendée. L’illustration a été donnée par les œuvres magistrales de Charles-Louis Chassin d’un côté, des abbés Deniau et Drochon et Uzureau de l’autre. Chassin, ami de Gambetta, promoteur d’un Musée de la Révolution qui ne vit pas le jour, publie onze volumes qui reproduisent des archives et des mémoires déjà publiés sous des éditions critiques. Il adopte un point de vue républicain, hostile à la sans-culotterie et à Robespierre, chargé de la responsabilité de la répression violente en Vendée en 1794. Dans une optique opposée, les abbés Deniau et Drochon publient cinq volu-mes d’une Histoire de la Vendée qui raconte les événements en s’appuyant autant sur les récits oraux que sur les mémoires partisans publiés tout au long du siècle. L’opposition est ainsi totale, portant autant sur les sources et les objectifs que sur la méthode. L’intention idéologique demeure dominante, lorsque l’abbé Uzureau, au cours de quarante années d’un labeur immense, édite plusieurs milliers d’articles dé-veloppant une analyse « blanche  fondée sur des documents. Dans certains cas, il publie des textes déjà édités par Chassin, cependant les passages coupés par l’un et l’autre ne sont pas les mêmes ! Au début du siècle, l’archiviste nantais Emile Gabo-ry est l’un des premiers à étudier systématiquement les archives des fonds anglais concernant la Vendée, tout en écrivant une histoire, elle aussi, plutôt favorable aux Blancs. Tous ces auteurs ont évoqué, plus ou moins longuement, la violence de la
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           A P R O P O S D U  G E N O C I D E V E N D E E N   répression en 1793-1794, et même s’il est vrai que les témoignages oraux transmis et recueillis par les auteurs « blancs  font état d’une cruauté que les « bleus  ne men-tionnent pas avec la même force, refusant alors de recourir à la mémoire. Notre pro-pre travail [J.-C. Martin, 1985, 1989] a eu comme objectif de présenter les strates successives de la création de l’historiographie de la Vendée, et de montrer que sur un certain nombre de faits, notamment les cruautés, le recours aux sources mémo-rielles demeurait indispensable, concluant que les historiens universitaires du XIX e  siècle , au moins, n’avaient pas eu raison de restreindre leur protocole de recherche à des archives établies mensongèrement pour des raisons politiciennes dès 1793-1794. Ces œuvres monumentales restent pourtant essentielles, d’abord parce qu’elles ont apporté des documents constamment cités, si bien que nombre de travaux ré-cents sont, de fait, fondés sur les renseignements qu’elles ont collectés, surtout parce qu’elles ont établi des traditions de pensée. Si bien qu’il a été impossible de se dé-prendre de ce climat de conflit, qui a créé le sentiment fort chez les partisans de la Vendée et de la Contre-Révolution qu’une occultation permanente avait pesé sur l’histoire de la Vendée, et que les historiens universitaires étaient de mauvaise foi, tandis que les universitaires se méfiaient systématiquement de la mémoire ven-déenne, supposée soluble dans l’analyse des documents d’archives. Dans l’historio-graphie qui a établi si fermement cette opposition, la soutenance de thèse de R. Sé-cher bouleverse brutalement toutes les cartes. Elle est censée démontrer que les archives détiennent elles aussi les preuves de la malignité de la Révolution et que toute une école historique en a déformé l’histoire ; elle témoigne pourtant paradoxa-lement de la recherche de la caution universitaire. Les œuvres de Pierre Gaxotte ou de Jean-François Chiappe ne suffisant manifestement pas à la reconnaissance natio-nale, il fallait la Sorbonne. Ainsi pouvaient se retrouver les traditions historiques dis-jointes à la fin du XIX e  siècle , rappelant qu’il n’est pas possible de penser que l’histoire est uniquement faite par des historiens universitaires 11 , mais que ceux-ci sont, en permanence, confrontés à une « demande sociale , pouvant légitimer des historiens rivaux, mettant en œuvre d’autres protocoles de recherches. En l’occurrence, la communauté des historiens a été clivée par la proclamation polémi-que de l’intérêt de la thèse de R. Sécher, et encore plus par le recours aux médias devenus instance de validité ; sans doute ce clivage risque-t-il d’être durable. DE L’INTRODUCTION D’UN ANACHRONISME La validation des protocoles de recherche est à la fois scientifique et déontologi-que. C’est en se pliant à des règles collectivement définies et tenues pour scientifi-ques, c’est en s’engageant à les respecter, qu’un historien-aspirant entre dans la communauté des pairs. La querelle du génocide aura été l’occasion de montrer, in fine , la force de cette contrainte déontologique.  côté des enjeux politiques et idéologiques, le recours à la notion de génocide conduit à réfléchir sur l’usage de la comparaison et l’emploi des notions. Les morts de la guerre de Vendée obsèdent aujourd’hui plus que jamais. Ce qui n’aurait dû être  11. Difficulté que A. Prost [1996] et G. Noiriel [1966] ne retiennent pas dans leurs publications ; la tradition anglo-saxonne distinguant historiens « académiques  et « non-académiques  devrait être utilisée.
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J E A N - C L E M E N T M A R T I N                 qu’une querelle de spécialistes est devenu un problème public par l’enjeu idéologi-que qu’on lui accorde. Le nombre des tués n’a vraiment commencé à intéresser les historiens qu’au XX e  siècle , sans doute sous l’influence des comptabilités macabres établies à l’occasion des récentes guerres mondiales. Le mot génocide appliqué de-puis 1945 à l’Allemagne nazie, puis à l’Arménie et au Cambodge, a fait florès, in-troduisant une véritable coupure dans l’histoire du monde, marquée pourtant par d’innombrables massacres et tueries, qui trouvent depuis l’hitlérisme un cadre d’interprétation nouveau [G. Richard, 1962]. L’actualité de la première guerre mondiale avait déjà conduit Emile Gabory [1941] à parler de « plan de destruction totale  à propos du décret du 1er août 1793. Mais c’est Gaëtan Bernoville [1945,1955] qui introduit dans l’Épopée des Lucs pa-rue en 1945 la notion d’« holocauste collectif , qui remplace et supplante la for-mule « Bethléem de la Vendée , employée par exemple par le chanoine Prunier. Bernoville réédite son livre sous le titre Un Oradour révolutionnaire , et insiste sur la dimension locale de la tuerie : une communauté rurale mise à mort dans son lieu de vie ; la comparaison avec la brutalité nazie ne se faisait que dans le titre, le corps du livre restant inchangé. Il ne paraît pas que cette comparaison ait eu beaucoup de pos-térité, même si les promoteurs de l’histoire vendéenne s’étaient opposés au paga-nisme nazi et au nationalisme allemand pendant la seconde guerre mondiale. La première occurrence du mot génocide serait dans un ouvrage d’Armel de Wismes de 1960. Claude Langlois [1988] a pu démontrer que la notion de génocide avait été utilisée de façon incidente dans les années 1960, notamment dans les colonnes de la Revue du Souvenir vendéen , témoignant en cela de l’« aboutissement logique de nouvelle rhétorique dans laquelle s’inscrit un champ sémantique contemporain  [J.-D. Nahon, 1997, p. 48]. L’usage affirmé du mot de génocide en 1985 et sa médiati-sation introduit incontestablement une rupture.  côté des critiques de méthode, déjà évoquées, il faut souligner que le mot gé-nocide n’était ni commenté, ni discuté par R. Sécher et par ses deux préfaciers, qui pratiquaient une écriture d’autorité, condamnant l’histoire qui ne se soucie pas de vérité absolue, menaçant même de dévoiler encore plus d’horreur, « si l’on y tient absolument…  [R. Sécher, 1986, p. 13-24]. Pourtant, sans volonté paradoxale, l’intérêt du livre était bien dans ce recours à une nouvelle tradition explicative dont l’intérêt heuristique n’avait jamais été exploré à ce point. La question se pose en ef-fet de savoir quelle est la nature de la répression mise en œuvre par les révolution-naires, puisqu’elle affecte les étrangers, les nobles, les suspects, les habitants de Lyon, de Marseille, de Toulon et encore de la Vendée dans ces années 1793-1794… Entre tueries, massacres, exécutions, crimes, condamnations, les historiens hésitent, s’inscrivant dans des champs sémantiques, sans expliquer véritablement leur choix. Débattre de la nature de ces mises à morts était fondamental ; il fallait bien être Français, enraciné dans des rivalités franco-françaises interdisant que l’on puisse adopter le point de vue de Sirius, pour ne pas s’en rendre compte plus tôt. Cette que-relle souligne la nécessité de comprendre la Révolution française, non en la considé-rant comme unique dans l’histoire du monde, mais en la confrontant aux divers en-sembles auxquels elle devrait être référée : mouvements de réforme et de révolution de la fin du XVIII e siècle , « guerres civiles   [J.-C. Martin, 1994, 1995], régimes au-toritaires et totalitaires, courants utopistes, crises d’adaptation des sociétés…
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           A P R O P O S D U  G E N O C I D E V E N D E E N   Pas plus qu’il n’est pensable de « comprendre  Hitler ou Staline sans les juger, il n’est pas acceptable de penser que l’on puisse chercher seulement à comprendre Robespierre, sans savoir qu’il sera nécessaire, en tant qu’historien, de le juger, au moins en usant de qualificatifs choisis. Il faut admettre que l’Histoire n’est pas une activité intellectuelle sans lien étroit avec l’éthique et la morale, et qu’elle travaille trop sur le présent pour que son rapport au passé soit désincarné [J.-C. Martin, 1998]. La pensée de B. Croce [1968], qu’il n’y a d’Histoire que contemporaine 12 , au sens où tout passé étudié est interprété selon les demandes et les méthodes de l’époque à laquelle appartient l’historien, justifie toute démarche comparatiste, qui est parfaitement légitime, dans cette optique et en respectant un protocole de recher-che. Pareille position n’induit aucun relativisme. Chacun peut poser des questions dif-férentes au passé, mais s’il veut se faire reconnaître comme historien, il doit se plier à des conditions indispensables : respecter les règles méthodologiques reconnues et imposées par la communauté des historiens déjà constituée, rendre publiques et dis-cutables les étapes de son raisonnement, s’inscrire dans la dynamique collective qui s’est chargée de l’élaboration et de la transmission de la mémoire collective. Juger qu’il n’y ait là qu’une médiocre garantie, c’est oublier que ce cadre, seul, certifie comme Historiens ceux qui s’engagent dans l’étude du passé. La certification uni-versitaire n’est pas la seule, les exemples récents de Daniel Cordier ou de Jean-Claude Pressac, reconnus comme historiens après s’être soumis à la critique, l’attestent. En revanche, tout coup de force visant à disqualifier une communauté constituée est souvent le résultat d’une faiblesse argumentative, et la reconnaissance accordée par les médias les plus populaires ne compense pas le refus des vérifica-tions contradictoires. Que des écoles historiques aient pu se constituer en bastions dans les années 1960-1970 ne justifie pas la naissance d’autres écoles intolérantes et exclusives. Proposer que l’on examine, dans un protocole de recherche, ce que la dénomina-tion « génocide  apporte d’éléments nouveaux pour comprendre la nature de la Ter-reur n’était donc pas en soi irrecevable : l’écriture de l’Histoire est par nature « anachronique , les faits n’existent qu’au terme d’un questionnement, élaboré en fonction d’hypothèse heuristique [A. Prost, 1996] ; même si elle doit prendre en considération la complexité de la globalité d’un contexte donné pour y inscrire une qualification importée d’un autre contexte. Que le mot génocide ait été forgé à la fin de la seconde guerre mondiale, par les vainqueurs, n’enlevait alors rien à ses possi-bilités d’explication pour peu que l’on précise les caractères de sa validité. Le mot sera mieux défini s’il est examiné pour envisager les massacres des Arméniens en 1915, des Indiens aux XVI e -XVII e siècles , et donc éventuellement des Vendéens. Ce-pendant il doit s’agir, dans un premier temps, d’une proposition révisable, relevant de l’expérimentation scientifique : cela signifie que les déterminations de la notion soient exposées contradictoirement, que les limites d’application soient fermement établies – même provisoirement –, que soit laissé le temps des vérifications et des contre-expertises. L’introduction d’une notion heuristique suppose que l’on accepte  12. Formule qui ne renvoie pas à ce que nous appelons, en France, « histoire contemporaine  qui ne désigne qu’un groupe professionnel ; à l’évidence, selon Croce, même les historiens « de l’Antiquité  ne font pas autre chose que de l’histoire contemporaine.
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J E A N - C L E M E N T M A R T I N                 que la vérité historique soit contingente – ce qui ne veut pas dire relative, ou faible – et qu’elle ne puisse être tenue pour certaine qu’au terme d’un débat – deux condi-tions réfutées d’emblée par les préfaciers de R. Sécher. Sur ce point, la défaillance scientifique était une violation déontologique, puisque la volonté idéologique était ici apparente. Contre la tentation de mettre sous le vocable « génocide  des tueries de masse qui dénatureraient le sens, le mot génocide ne serait plus à comprendre en fonction des critères que lui avait attribués Lemkin, mais selon des questions plus précises qui seraient : « qui décide ?  et « pourquoi ? , qui mieux que la question « comment  [S.T. Katz 1989] évitent tout amalgame entre crime de guerre, tueries de masse et crime contre l’humanité. Dit autrement, sans l’intentionnalité idéologi-que appliquée à un groupe bien délimité, la notion de génocide n’a pas de sens [F.D. Chalk, 1989 ; M. Prince, 1988 T.5, p. 40-48]. La révision historiographique actuelle [R. Thalmann, 1984] maintient l’emploi du mot « génocide  sans faire du nazisme un bloc intangible, mais en insistant sur l’adhésion de nombreux individus à une même idéologie, appliquée peu à peu. Or il n’est possible ni de trouver une identité « vendéenne  pré-existante à la guerre, ni d’affirmer que c’est contre une entité particulière (religieuse, sociale… raciale !) 13  que la Révolution s’est acharnée. La « guerre  de Vendée est apparue dans un contexte de luttes politiques partisanes, si bien que « la Vendée  n’a aucune existence hors des invocations, rendant même inexistantes les limites territoriales dans lesquelles la répression doit s’abattre ! La logique d’exclusion dans la France révolutionnaire vise d’innombrables opposants, compris comme appartenant à des catégories définies dans l’héritage de la culture de la violence venues de l’Ancien Régime, et radicalisées par la recherche de la volonté générale. Les révolutionnaires n’ont disposé ni d’un corps de doctrine organisé autour d’un projet idéologique d’exclusion, ni d’aucune organisation matérielle systématique, ni d’une planification des tueries – même les tribunaux d’exception ont respecté les termes de la loi 14 . Le silence de la Convention, du Comité de Salut public et de Robespierre sont assuré-ment à juger, mais sans oublier leur ignorance de la réalité régionale. Les violences, aussi importantes qu’elles furent, s’apparentent moins à une politique « génoci-daire  qu’à d’autres luttes qui existèrent dans l’histoire du monde entre État et paysanneries, celles-ci traitées comme des rebelles par celui-là [J.-C. Martin, 1998b]. Sous réserve du respect du protocole de recherche, le détour par le génocide n’est donc pas scientifiquement vain, reste que la polémique qu’il a suscitée entraîne des conséquences pratiques à terme. LA MODIFICATION DU CADRE INTERPRETATIF L’un des effets les plus importants de cette querelle a été en effet la mutation su-bie par le cadre interprétatif de l’histoire de la Vendée, illustrant en cela la fragilité des réseaux d’hypothèses qui façonnent notre conscience historique.
 13. Dernier en date illustrant ce thème, A. Gérard, 1993. 14. Dernier travail en ce sens, E. Rouette, 1998.
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           A P R O P O S D U  G E N O C I D E V E N D E E N   Lorsque Chateaubriand [1819] avait avancé le chiffre de 600 000 morts pour l’ensemble des victimes, le chiffre n’avait pas fait scandale. Au XIX e siècle , les tueries n’étaient citées qu’en raison de leur caractère exemplaire. Leur nombre renforçait l’horreur, mais leur importance était dans ce que chacun voulait dire de la Révolution. Les premiers procès en béatification de Vendéens tués par la Révolution, lancés par les évêques de Luçon et d’Angers à l’extrême fin du XIX e siècle , s’inspirèrent des procès ouverts à propos des martyrs des Carmes et des religieuses de Compiègne : la Vendée était considérée comme « martyre  [Prunier, 1899, 1902 ; J.-C. Martin, 1989, chap. 6], la signification religieuse primait sur toute autre considération, si bien que la Révolution était d’abord satanique. Dans ce cadre, assimiler la Vendée à l’ennemi uni-que et à la victime expiatoire de la Révolution ne serait jamais venu à l’esprit des Lyonnais qui commémorent encore leurs morts de 1793. Il convient de dire que si tout Vendéen mort était un saint, son bourreau une brute damnée – et avinée –, dans le camp adverse, le Bleu assassiné était un héros, le paysan vendéen un rustre fanatique et atavique. Les Républicains locaux ont, en effet, régulièrement dénoncé les actes aveugles commis par les généraux des colonnes incendiaires ; dans les années 1930, ils rappelaient avec véhémence les atrocités vendéennes initiales (dont les « chapelets  de Machecoul). Pourtant, dans les années 1980, sauf exceptions elles-mêmes peu pro-bantes, les défenseurs de la cause « bleue  disparurent, permettant que la Vendée de-vienne le lieu d’un génocide médiatique. Une des conséquences imprévues de la que-relle aura été d’obliger à préciser les conditions des disparitions des Vendéens [R. Hussenet, 1995 ; J.-C. Martin, 1996]. Deuxième conséquence plus importante, la querelle du génocide a laïcisé la mé-moire de la Vendée, l’a inscrite dans le passé national, mettant fin radicalement à l’habitude de la sanctuarisation de la mémoire vendéenne [J.-D. Nahon, 1997, p. 63]. Cet épisode marque alors, même involontairement, un tournant dans l’historio-graphie « blanche , puisque, pour la première fois, les historiens universitaires ran-gés ouvertement du côté de la défense des Vendéens cessent de faire figure d’oppo-sants [A. Goiset, 1987] et apportent une caution aux romanciers et essayistes [M. Ragon, 1989, p. 321-350]. Ils participent sûrement de ce renversement de sensi-bilité qui a vu la France s’aligner sur les valeurs vendéennes, cette victoire va ce-pendant de pair avec l’effritement du rôle de la mémoire locale et militante. Les ar-chives sont devenues les ultimes références des jugements, alors que leur emploi demeurait marginal auparavant, puisque les transmissions mémorielles ne trouvaient pas de confirmation archivistique. Si la Vendée est reconnue en France, c’est moins en raison de sa propre importance que dans la mesure où elle incarne un élément de l’histoire de l’Humanité. Cette évolution est d’autant plus importante que les sensi-bilités liées à l’évocation de la Vendée semblent perdre de leur vitalité. Le spectacle du Puy du Fou est vu plus pour son aspect spectaculaire et nostalgique que pour ses aspects idéologiques, ce que renforce la constitution du « Parcours  où la volerie d’aigle, le village moyenâgeux et les activités rurales du XVIII e siècle , qui attirent au-jourd’hui des centaines de milliers de visiteurs. Les connaissances historiques pos-sédées par les enfants scolarisés dans la région à propos de la Révolution ne diffè-rent plus guère quelles que soient leurs inscriptions dans l’école laïque ou privée, s’alignant avec peu d’écarts sur une doxa nationale [J.-C. Martin, C. Suaud, 1996]. Peut-on penser que le génocide a permis l’entrée de la Vendée dans l’histoire du monde [J.-D. Nahon, 1997, p. 54] ? Ce serait oublier que depuis 1832, la Vendée
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