Entre distension et contrainte, la noblesse dans les Cantigas de santa María d’Alphonse X le Sage - article ; n°1 ; vol.25, pg 49-69
21 pages
Français

Entre distension et contrainte, la noblesse dans les Cantigas de santa María d’Alphonse X le Sage - article ; n°1 ; vol.25, pg 49-69

Le téléchargement nécessite un accès à la bibliothèque YouScribe
Tout savoir sur nos offres
21 pages
Français
Le téléchargement nécessite un accès à la bibliothèque YouScribe
Tout savoir sur nos offres

Description

Cahiers de linguistique hispanique médiévale - Année 2002 - Volume 25 - Numéro 1 - Pages 49-69
L’étude des contours et de l’activité de la noblesse dans les « Cantigas de santa María » met en exergue l’effacement des marques de la différence. Les pratiques sociales nobiliaires ne sont guère inscrites dans le texte qu’au niveau de son aspect normatif, la pratique la plus représentée étant celle de l’institution vassalique et de son dérivé, la dévotion courtoise. Le sujet culturel nobiliaire apparaît donc à la fois comme distendu par l’exemplarité dans laquelle est gommée son individualité et contraint par la version « a lo divino » de la courtoisie.
El estudio de los contornos y de la actividad de la nobleza en las «Cantigas de santa María» pone de realce lo borroso de las marcas de la diferencia. Las prácticas sociales nobiliarias no se hallan inscritas en el texto excepto al nivel de su aspecto normativo, siendo la más representada la práctica de la institución vasálica y de su derivado, la devoción cortés. Aparece pues el sujeto cultural nobiliario a la vez como distendido por la ejemplaridad en la que se borra su individualidad y como enmarcado por la version «a lo divino» de la cortesía.
21 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 2002
Nombre de lectures 39
Langue Français

Extrait

Entre distension et contrainte, la noblesse dans les Cantigas de santa María d’Alphonse X le Sage
Jeanne R 
Université Montpellier 3 SEMH SIREM, GDR 2378, CNRS
R  L’étude des contours et de l’activité de la noblesse dans les Cantigas de santa María met en exergue l’effacement des marques de la différence. Les pra-tiques sociales nobiliaires ne sont guère inscrites dans le texte qu’au niveau de son aspect normatif, la pratique la plus représentée étant celle de l’ins-titution vassalique et de son dérivé, la dévotion courtoise. Le sujet culturel nobiliaire apparaît donc à la fois comme distendu par l’exemplarité dans laquelle est gommée son individualité et contraint par la version « a lo divino » de la courtoisie. R  El estudio de los contornos y de la actividad de la nobleza en las Cantigas de santa María pone de realce lo borroso de las marcas de la diferencia. Las prácticas sociales nobiliarias no se hallan inscritas en el texto excepto al nivel de su aspecto normativo, siendo la más representada la práctica de la institución vasálica y de su derivado, la devoción cortés. Aparece pues el sujeto cultural nobiliario a la vez como distendido por la ejemplaridad en la que se borra su individualidad y como enmarcado por la version « a lo divino » de la cortesía.
, , , p. 
Pour tenter une approche du sujet culturel nobiliaire tel qu’il apparaît dans les Cantigas de santa María , je rappellerai d’abord la définition que donne Edmond Cros de la culture : « espace idéologique dont la fonction objective consiste à ancrer une collectivité dans la conscience qu’elle a de son identité » 1 . Elle n’existe précise-t-il – que dans la mesure où elle se différencie des autres et ses limites sont balisées par un système d’indices de différenciation. De ce fait le sujet culturel aurait pour fonction d’intégrer dans un même ensemble tous les individus, tout en les renvoyant à leurs respectives positions de classe dans la mesure où chacune de ces classes sociales s’approprie […] ce bien collectif. Dans les Cantigas de santa María du roi Alphonse X, la position d’énon-ciation s’autodésigne comme royale et troubadouresque, et c’est à travers l’étude de l’énoncé, d’expressions figées de discours typés, de pratiques discursives nettement fixées et reproductrices de pratiques sociales que se dévoileront le plus nettement les limites du contour du sujet culturel nobi-liaire, lui-même constituant un « avatar du sujet idéologique ». Considé-rant que tout énoncé implique une stratégie puisqu’il implique aussi un auditoire et une situation, nous concevrons donc le sujet culturel comme le produit partiel de cette stratégie, car : Le sujet ne s’identifie pas au modèle culturel, c’est au contraire ce modèle cul-turel qui le fait advenir comme sujet. L’agent d’identification est la culture et non le sujet. Le sujet en effet n’a d’autre issue que de s’identifier de plus en plus aux différents tenants-lieu qui le présentifient dans son discours 2 . Le sentiment identitaire nobiliaire est au XIII e siècle en pleine évolu-tion 3 . Il se forge par rapport à la lutte, à la défense multiforme du patri-moine menacé, à sa position de plus en plus courtisane.
1. Edmond CROS, D’un sujet à l’autre : sociocritique et psychanalyse , Montpellier : CERS (Études sociocritiques), 1995, p. 2. Il définit plus précisément le sujet culturel comme : « 1) une instance de discours investie par “je” ; 2) l’avènement et le fonctionnement d’une subjectivité ; 3) un sujet collectif ; 4) un processus d’assujettissement idéologique ». 2. Ibid., p. 9. 3. Marie-Claude GERBET, Les noblesses espagnoles au Moyen Âge , XI e -XV e siècle , Paris : Armand Colin, 1994 : « Plus que nulle part ailleurs en Europe, aristocraties et noblesses ont trouvé leur
        
Il s’agira donc d’abord de repérer les contours, donnés par le texte, de l’activité d’un corps social que l’on aurait tendance à penser important dans une œuvre royale. Mais, alors que la proportion des narrations qui disent le roi et son statut dans chacune des quatre centaines de miracles racontés met en évidence une organisation du corpus au service d’une cause, et bien qu’un bénéficiaire sur quatre des miracles racontés par les Cantigas soit un membre de la noblesse, il est impossible d’établir un schéma lisible du jeu de la présence alternée des catégories nobiliaires dans l’ensemble de l’œuvre 4 . Ainsi, ce roi conquérant que présente le prologue A, on le retrouve presque seul dans le monde, rarement et souvent mal entouré. Point ici de guerre sainte ni de repeuplement enthousiaste que mènerait une noblesse assumant pleinement une fonction politique. Une certaine confusion règne même dans la désignation des catégories nobiliaires : sont nommés « chevaliers » tous ceux qui ne sont ni écuyers, ni bien sûr omes bõos , ni ricos hombres . Et toute la noblesse semble n’être guère formée que de cette chevalerie omniprésente à la différence des autres catégories nobiliaires. Il est une partie de la noblesse qui par exemple ne fait que très rare-ment l’objet des interventions miraculeuses ; il s’agit des ricos hombres , pré-sents en C 19 « un ric-ome fol e sobervioso », en C 235 et C 382. Exception faite de la C 19, les textes dans lesquels ils sont présents sont consacrés à l’évocation d’événements historiques douloureux, comme dans le cas de la cantiga 235 qui fait allusion à la rébellion nobiliaire de 1272-1274. Ce sont les seuls nobles dont l’action nettement politique soit évoquée. Mal-gré ou à cause de leur puissance financière, ils semblent moins parés des qualités de la noblesse que de simples chevaliers. Leur action s’exerce plutôt contre le pouvoir royal qu’à son service ; en C 235 ils complotent contre le roi : « se juraron contra ele todos que non fosse Rey » (v. 22) et se mon-trent fort ingrats (v. 25-26). Marie elle-même conseille au roi Alphonse de ne plus rien leur concéder : Non dés poren nulla cousa, ca seu feito destes é mui desleal. […] Mas eu o desfarei todo o que eles van ordir, que aquelo que desejan nunca o possan conprir
justification, leur raison d’être, leur fortune dans un état de guerre permanent, dans la con-quête, mais aussi dans le repeuplement et la mise en valeur. » Denis MENJOT, Les Espagnes médiévales 409-1474 , Paris : Hachette (Hachette supérieur), 1996, p. 138-143. 4. Dans la première centaine de cantigas , une seule a un thème autobiographique, alors que l’on en compte trois dans la seconde centaine, puis huit dans la troisième et treize enfin dans la dernière partie de l’œuvre élaborée quelque temps avant la mort du roi Alphonse.

 
ca meu Filho Jhesu Cristo sabor a de sse servir, e d’oi mais mui ben te guarda de gran pecado mortal (v. 25-33) . La dimension politique du complot n’apparaît absolument pas, seul est retenu leur désir de s’enrichir : Ca os mais dos ricos omes se juraron, per com’ eu sei, por deitaren do reyno e que ficasse per seu, que xo entre ssi partissen ; mas de fazer lles foi greu, ca Deus los alçou na cima e eles baixou no val (v. 60-63). Parmi les quatre devoirs du roi envers ses sujets : le dévouement, la protection, la justice et l’accroissement des biens, il semble que le plus important aux yeux des nobles soit ce dernier. Nombre de cantigas relatent les circonstances d’un don ou mettent en scène un noble désireux d’obte-nir le bien que lui doit le roi mais incapable de s’intéresser aux difficultés que suppose cette dotation. Or, même en période difficile le roi est conscient de ces devoirs (C 382). Ceux qui bénéficient de ses largesses ne sont pas désignés systématiquement comme des vassaux loyaux et actifs ; l’accent est plutôt mis sur les liens affectifs qui les unissent au roi ou sur le désir qu’éprouve celui-ci de les encourager – comme en C 97 où le roi pardonne et comble de biens un homme qui avait été calomnié, ou en C 377 quand le roi accorde un bienfait à un de ses enlumineurs –, ou de les soutenir de son affection en leur donnant des preuves auxquelles ils sont sensibles – en C 376 le roi Alphonse offre une bague à son frère don Manuel. Où sont donc les re pobladores, les guerriers, ceux qui soutien-draient le monarque dans son action politique ? Ne sont-ils pas réduits à l’état de « criados », leur dépendance démontrée permet-elle encore d’en-visager qu’ils puissent avoir une action libre et influente sur le monde ? Ces ricos hombres sont désignés comme mûs exclusivement par l’intérêt, éloignés du rôle de conseil et d’appui au monarque qui a fait leur fortune. Par contre, l’accent est mis en C 382 sur une conception traditionnelle incontestée de la vassalité qui sous-tend la recherche permanente du pro-fit de la part de cette strate de la noblesse, qu’elle soit loyale ou non. Ce « ric’ome » fait preuve d’un manque de conscience politique poussé quand il exige que lui soit immédiatement versé ce qui lui est dû, au risque de mettre le trésor royal en difficulté, et son ignorance des contraintes terri-toriales donne elle aussi une piètre idée de sa compétence : E al Rey, muit’afficava que lla désse sen tardar ; mais al rey non lle prazia, ca lla ya demandar en logares que ja dera, que non podia tornar sen fazer tort’e pecado (v. 16-20). Si, en se basant sur l’ancienneté de son lignage ou l’importance du
         nombre des chevaliers qu’il peut mobiliser, il est apte à faire pression sur le monarque : E porend’ ameud’ yr avia muit ‘ssa casa o ric-ome lle pedir que lle déss’ o herdamento, e se non, que s’espedir queria dele e ir-se ao reyno d’Aragon (v. 31-34), il demeure essentiellement dépendant : Mais al Rey muito pesava e tiinna-o por mal, porque ele o criara e era seu natural (v. 36-37). Il peut devenir l’homme d’un autre seigneur, il n’aura toujours pas l’initiative. Il peut, certes, changer de seigneur et de combat, il n’en reste pas moins soumis à des contingences auxquelles échappe le souverain. Une exception est faite pour don Nuño González de Lara entouré de la troupe des chevaliers qu’il peut lever contre les Maures : uu rico-ome onrrado muito, que dentro jazia, e Don Nun’era chamado con peça de cavaleiros (v 26-28). Il apparaît donc comme un rico hombre authentique, remplissant les fonctions de sa catégorie : assistance au roi et participation à la gestion des biens du royaume. Décédé en 1275, probablement avant que ne soit composée cette cantiga , il a bien eu une action politique qui offre un argu-ment de plus à la nostalgie royale. Un autre jugement favorable est exprimé sur la personne d’un favori du roi calomnié en C 97. Les envieux l’ont accusé de méfaits qui ne sont pas révélés au destinataire des cantigas . Le destinataire ne connaîtra jamais la réponse donnée par le roi à ce favori soudain soupçonné qui s’enquiert des raisons de sa disgrâce : « Sennor, vos enviastes por mi, e tanto que vossa carta vi vin quanto pud’, e áque-m’aqui » E el Rei logo respos-ll’assi, com’oy : « Hua ren querria de vos saber, […] Se é verdade que tanto mal fezestes, e tan descomunal, como mi dizen. » Respos el : « Qual ? » El Rey contou-lle : « Tal e atal » (v. 42-53). La référence à la réalité politique ne fait donc pas partie des tâches que s’est assignées le conteur marial ; la précision du détail ne serait qu’une
   façon d’éviter l’essentiel. On constate que les nobles dont l’action est édi-fiante vivent tous ailleurs et dans un autre temps. La C 63 reprend le cas d’un chevalier « franqu’ e ardid » qui de boos costumes avia assaz e nunca con mouros quiso aver paz. Elle fait allusion au siège de San Esteban de Gormaz en 989 et évoque aussi le comte don Garcia, seigneur de Castille que enton tiya o logar en aquela sazon, que era bon om’e d’atal coraçon, que aos mouros se fazia temer. Suit une relation des faits d’armes des deux chrétiens. Le chevalier entend trois messes mariales et n’assiste donc pas à une bataille. Il ren-contre le comte qui le félicite pour des exploits au combat qu’il n’avait pas pu accomplir. De la rareté de l’évocation de la bravoure on peut conclure que la part de la noblesse dans l’Histoire semble faire partie du passé. Mis à part un chevalier que Marie fait remplacer au combat, les écuyers sont les seuls que l’on voit mener une action guerrière, dont ils sont le plus souvent victimes. En C 408, un homme qui era fidalg’ escudeyro e foi en hua fazenda bõo, ardid’e ligeyro (v. 15-16) est blessé par une flèche. Ce sont eux qui sont captifs et que Marie délivre en C 106, C 227, qui agissent et cherchent à assurer la subsistance des leurs : O alcaide do castelo era un pobr’escuderiro que fora por ssa soldada, cuidand’en’algun dieiro aver […] (v.10-12, C 191).
Finalement, la catégorie la plus présente est celle des chevaliers 5 . La bienveillance matiale se déploie davantage à leur profit qu’à celui des ricos hombres , des condes ou d’autres nobles. Rares sont en effet les cas où un membre de la noblesse est présenté aussi précisément que le chevalier amoureux qui est décrit en C16 :
5. Georges MARTIN, Les Juges de Castille. Mentalités et discours historique dans l’Espagne médiévale , Paris : Klincksieck, 1992, p. 363. Georges Martin rappelle que dans les textes du XII e au XIV e siè-cle : « Le mot infançon (ou le mot cavallero ), par opposition à rico ome , a bien servi à discriminer les degrés inférieurs d’une hiérarchie des états aristocratiques, la lexie fijo dalgo a été trés majoritai-rement employée pour exprimer une définition sociale commune à tous ces états. »
         Este namorado foi cavaleiro de gran prez d’armas, e mui fremos’ e apost’e muy fran (v.10-12, C 191) . Ce chevalier-là jouit d’une fortune non négligeable, puisqu’il a du bien à donner comme un autre grand seigneur : E, con tod’ aquesto, dava seu aver tan ben e tan francamente, que lle non ficava ren (v. 20-21). et aussi qu’il fréquente comtes et rois, non leixava guerra nen lide nen bon tornei, u se non provasse tan ben, que conde nen rey polo que fazia o non ouvess’ a preçar (v. 16-19). ce qui donne peut-être de son statut réel une vision très optimiste et sur-tout introduit la confusion sur la hiérarchie des fortunes et l’organisation des contacts sociaux. La catégorie sociale dont il fait partie n’apparaît pas comme très homogène. Les chevaliers dont le statut n’est pas plus pré-cisé que l’origine – jouissent de fortunes fort diverses. Si en C 341 le che-valier est « rico e poderoso », la plupart d’entre eux sont simplement riches et parfois leur situation financière ne peut pas faire d’envieux (C 121) : opou con seus eemigos en meogo dun gran val […] que mui ben encavalgaos viian ; mais, a la fe, ele assi non estava, mais en un seu palafr frac [ o ] en que cavalgava […] (v. 23-27). Ce chevalier courtois, nous le savons prêt à combattre, vaillant, témé-raire et osant se mesurer à plus noble que lui, mais son combat est tou-jours futile, pour une dame ou son honneur, toujours inutile car il n’a jamais dans les cantigas d’adversaire politique. Ce n’est donc pas lui, le noble le plus présent dans les cantigas , qui va vraiment porter les couleurs d’un royaume ou d’une foi conquérante. Ainsi ce n’est certainement plus leur valeur guerrière qui fait appa-raître au premier rang de la hiérarchie sociale de nobles conquérants. La reconquête stagne et les trahisons qui convergent rendent plus difficile l’engagement corporel et on voit bien dans l’élision de cette action nobi-liaire le désaveu d’une noblesse qui ne saurait plus sur quelles compo-santes forger son identité. Mais la noblesse a ses pratiques. Elle n’est guère dépeinte que dans des moments d’oisiveté très organisés : l’amour, la chasse, le tournoi. Ils ne sont pas présentés comme un repos mérité mais comme des moments clés de la vie. En C 314 un chevalier de Ségovie fait dresser sa tente, pour au moins trois semaines, près d’un ruisseau et y installe son épouse pour qu’elle le voit chasser :

 
des i caçar me veredes andando e prazer-vos-á muit’en. […] deante fez ferir ssa tenda cabo da fonte, e des y mandou viir sa moller que folgasse (v. 21-27). Ce qui signifie le mieux l’appartenance à ce corps social, c’est par exemple la possession d’un autour comme celui qui fait la fierté d’un infançon en C 44. Un « cavaleiro » peut consacrer quatre mois avec ses hommes à la recherche de ses oiseaux de proie perdus (C 232). Les nobles vont jusqu’à prier et offrir des ex-votos pour retrouver leurs bêtes (C 232, C 352, C 356) ; le faucon, l’autour, constituent donc des signes d’identifi-cation plus puissants que les armes, qui ne servent que pour les tournois. Autre exercice de cour souvent pratiqué, ce tournoi permet aux cheva-liers de se mesurer à des comtes et autres seigneurs et, comme en C 195, il facilite les rencontres amoureuses : […] un bon cavaleiro d’armas, que senlleiro con seu escudeiro a un tornei ya e viu mui fremosa menya en un terreiro e muit’amorosa (v. 5-11). Amateurs de poésie, les grands seigneurs peuvent protéger les jon-gleurs : [ un ] jograr que ben cantava e apost’ e sen vergonna ; e andando pelas cortes, fazendo ben ssa besonna a casa dun cavaleiro foi pousar cobiiçoso, […] que lle deu aquela noite ben quanto mester avia (C 194, v. 6-10). Et c’est pourtant dans cette vie sans gloire guerrière que la noblesse risque le salut de son âme, car tous les miracles qui sont racontés mettent en scène le rachat par Marie d’un homme exposé au péché. En fait, la noblesse des Cantigas ne brille ni par une action d’éclat sin-gulière ni par une constante vigilance, c’est une noblesse absolument pas connue ni recherchée pour ses actes politiques qui est présente dans les récits de miracle. La chevalerie, bientôt confondue ou identifiée avec le monde courtois, serait-elle plus souvent exposée à la grâce, cause centrale des miracles et de leur narration, aux côtés du roi lui-même ? Serait-elle la seule noblesse possible dans les Cantigas , une noblesse de cour, cette étrange cour évoquée dans la deuxième partie, IX, 43 :
        
Otrosy es dicho corte segunt lenguage de Espanna, porque ally es la espada de la justiçia con que se an de cortar todos los males tanbien de fecho commo de dicho, asy commo los tuertos e las fuerças e las sobervias que fazen los omne e, porque se muestran por atrevidos e denoda-dos, e otrosy los escarnios e los engannos, e las palabras sobervias e vanas que fazen a los omnes envilesçer e seer rrafezes. E los que desto se guardaren e usaren de las palabras buenas e apuestas, llamaronlos buenos e ensennados ; e otrossy lamaronlos corteses, porque las bon-dades e los otros buenos ensennamientos, a que laman cortesia, syenpre los fallaron e los pre-çiaron en las cortes. Cette cour est un instrument de contrôle et de contention d’un corps social problématique dont l’éducation est entreprise par les voies conju-guées de la courtoisie et de l’exemplarité. On retrouve bien dans le discours des cantigas sur la noblesse la pré-sence de cet absolu manque d’intérêt pour une réflexion sur la gestion, le gouvernement, l’organisation politique du royaume qui apparaît nette-ment dans le même texte à travers le discours sur le roi 6 . Les nobles qui agissent le font rarement, dans le présent, dans le but de gérer autre chose que leur patrimoine ou leurs penchants. Leur goût pour les biens de ce monde les conduit à manquer à leur devoir, tel en C 45 celui qui « sober-vios’e malcreente », vole les petits, saccage églises et monastères, agresse femmes et enfants ou cet autre qui refuse aux moines de Montserrat l’ac-cès à sa source (C 48). Les vices même de la noblesse – comme le vice du jeu en C 174 – n’ont aucun rapport avec son éventuelle action politique : En terra d’Aleyxandria ouve un mui malfeitor cavaleiro mui sobejo e mui brav’e roubador (c 155, v. 17-18). Et quand les nobles s’unissent pour combattre, c’est parce que le pou-voir de rassemblement du roi est fondé sur la crainte, comme le rappelle la cantiga 386, ce qui une fois de plus prive de volonté et d’initiative poli-tique les barons qui le suivent : E pois que se partiu ende, veo a Sevilla çedo, en que fazia sas cortes ajuntar, que des Toledo ben ata Santiago e depois dalen d’Arnedo non ouv’y quen non veesse por non caer en sa sanna (v. 15-19). La prise en compte de la dimension politique de la noblesse semble se réduire alors à l’affirmation renouvelée de son inscription dans le système féodal. Qu’il soit ou non castillan, le noble s’insère dans ce système, comme en C 164 : o ifante que foi de Mont-Aragon
6. Jeanne RAIMOND, « Le discours sur le roi et sur la royauté dans les Cantigas de santa María », Sociocriticism ( Culture et discours de subversion ), 14 (2), 2000.
   abade e que a terra tiia acomendada […] de mao del Rei Don James (v. 14-16). et le bon vassal, réduit à l’état d’éternel « criado », se lance à la recherche de l’autour de son roi (C 142). La cantiga 64 évoque encore ce lien : Aquel infançon un mui gran tenp’assi morou con aquela dona ; mais pois s’ir dali cuidou por hua carta de seu sennor que lle chegou, que avia guerra e que o foss’ajudar (v. 16-20). Aucun détail n’est donné sur cette guerre menée par un seigneur d’Aragon. L’obéissance du vassal est rappelée mais sa motivation poli-tique est absente. Le rôle de l’ infançon concerné se borne à la conformité aux desseins de son seigneur. Les rapports que ces nobles entretiennent entre eux et avec le roi ne sont – et les cantigas le rappellent souvent – que de type féodal. Ces hommes sont soumis, dépendants d’une protection, comme l’est le chevalier de la cantiga 158 : « E de tal razon vos quero contar un mui gran miragre, que fez por un cavaleiro boo d’armas e de mannas e en servir un ric’ome cug’era, mui verdadeiro e foi pres’ en seu serviço » (v. 4-6) […] « Mas aquel sennor cug’era sobr’el mentes non parava ;e ele con mui gran coita sempre de noit’e de dia santa María chamava que acorre-lo vesse » (v. 10-12). Cette dépendance caractérise les nobles incapables de s’y soustraire, peinant à en juger la nature, à en discerner les effets, comme en C 281 ce chevalier à qui Diss’o demo : « por vassalo meu t’outorga, e dar-ch-ei mui mais ca o que perdische. » E el foy-llo outorgar. […] Pois que lle beijou a mao, diss’odemo : « Un amor me farás, pois meu vassalo es : nega Nosso Sennor e nega todos seus santos. » (C 281, v. 27-32) Quand il se croit délivré de l’obligation de se mettre sous la protection d’un seigneur, le noble ne sait à qui se vouer. Son absence de discerne-ment justifie l’élévation de barrières qui contiendraient ses déborde-ments ; les effets de la structuration féodale vont être réactivés par la remise au goût du jour de la structure courtoise. On se trouve dans le schéma que décrit Jesús Montoya : en una etapa de relativa paz, el caballero cuyas obligaciones eran principalmente castrenses, será investido, en su concepción, de nuevas cualidades y sustituido su anterior concepto por el
        
de hombre cortés, individuo frecuentador de la Corte, que va a reunir en sí las virtudes cabal-lerescas de otras épocas y sumará, además, las más recientes cortesanas, derivadas de las exi-gencias de su presencia y de su mayor convivencia en la Corte 7 .
Cette aptitude à changer de seigneur, donc d’ennemi, donc de guerre rappelle celle de tous ces chevaliers qui renoncent à leur dame pour l’amour de Marie. Ils passent d’une dépendance à l’autre selon leur inté-rêt. Car ces superbes guerriers ne vivent sous nos yeux que dans les drames amoureux ou dans la convoitise et la rancœur. Ils ne constituent pas vraiment des modèles de courtoisie, puisque leurs motivations sont basses. Disposés au péché mais contraints par la grâce qui ne dit pas son nom, ils vont par un biais ou par un autre, pour retrouver la place qui doit leur revenir dans l’institution courtoise, c’est-à-dire à la cour d’un roi chrétien, retrouver Marie, seule digne de dévotion, comme ce chevalier qui voulait rejoindre une nonne (C 59) ou cet autre prêt à séduire une femme que son époux a confiée à Marie le temps de guerroyer aux côtés de son seigneur en C 64, et encore ces chevaliers luxurieux qui devien-nent chastes ou impuissants en C 137 et en C 152 par exemple. Le plus souvent dans ces cantigas précisément consacrées au retour au bercail, le refrain replace l’événement dans une perspective plus large. En soulignant l’universalité du phénomène et l’imprécision du destinataire, il donne au message toute son ampleur : Quen a dona fremosa e boa quiser amar, am’ a Groriosa e non poderá errar et, dans ces récits d’aventures amoureuses humaines frustrées ou frus-trantes, la stratégie du désir si difficile à élaborer cède face à l’initiative d’une femme. Courage, beauté, richesse et générosité ne servent de rien. Au bout du compte, le chevalier s’exalte et se nie en participant à l’amour universel pour Marie. Il devient l’un de ces fiancés de la Vierge qui renoncent aux amours du monde pour se consacrer à Marie, comme pré-tend le faire à travers son chant le roi lui-même. La majorité des cantigas qui mettent en scène un chevalier reprennent en effet le thème du « spon-sus marianus ». Et le rapport établi entre Marie et ses dévots sous-tend le respect de la hiérarchie sociale. Les relations courtoises sont assimilables aux relations féodales : Sempr’aos seus val, e de mal todavia
7. Jesús MONTOYA MARTÍNEZ, La norma retórica en tiempos de Alfonso X , Granada : Adhara, (Biblioteca universitaria de estudios románicos, Romania), 1993, p. 169.
  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents