ÉTUDES SUR LE PÉLOPONNÈSE
PAR CHARLES ERNEST BEULÉ.
PARIS — FIRMIN DIDOT FRÈRES, LIBRAIRES — 1855
AVANT-PROPOS.
L'ART À SPARTE.
I. - Du caractère spartiate. — II. - Poésie. — III. - Musique. - Danse. —
IV. - Description de la ville. — V. - Architecture. — VI. - Sculpture. —
VII. - Arts défendus par les lois. — VIII. - Conclusion.
ARCADIE.
I. - Le mont Lycée. Histoire et mœurs des Arcadiens. — II. - La Néda.
— III. - Le Ladon. — IV. - Phénée. — V. - Stymphale. — VI. - Le Styx.
LA TRIPHYLIE.
ÉLIDE.
I. - Histoire des Éléens. — II. - Les jeux Olympiques. — III. - La vallée
de l'Alphée. — IV. - La cité Olympique.
L'ACHAÏE.
SICYONE.
I. - Son histoire. — II. - Les ruines. — III. - L'École de peinture. — IV. -
L'École de sculpture.
C0RINTHE.
I. - Histoire des Corinthiens. — II. - La ville. — III. - L'acropole. — IV. -
L'isthme.
AVANT-PROPOS.
Après avoir étudié l'Acropole d'Athènes, j'ai désiré comparer aux splendeurs de
l'art athénien la pauvreté de Sparte, opposer au peuple le plus poli de la Grèce le
peuple réputé le plus rude.
Amené ainsi au cœur du Péloponnèse, j'ai cherché dans des pays divers les traits
divers de la physionomie grecque : en Arcadie, la simplicité des mœurs au milieu
d'une nature belle et pittoresque ; en Élide, l'esprit religieux, qui maintient
pendant treize siècles les magnificences du culte ; en Achaïe, la science du
gouvernement ; à Sicyone, l'amour de l'art et le respect de la tradition dans les
Écoles ; à Corinthe, le génie mercantile, le goût du luxe et des jouissances.
On dit qu'après le voyage, la patrie se fait mieux chérir : la dernière page de ce
livre ramène la pensée à Athènes, et l'y laisse.
L'ART À SPARTE
CHAPITRE I. — DU CARACTÈRE SPARTIATE.
Les races conquérantes et les constitutions militaires répugnent par leur nature
aux délicatesses de la civilisation. Les plaisirs de l'intelligence et du goût trouvent
difficilement leur place dans une cité qui ressemble à un camp. On dirait que les
peuples, comme les particuliers, ont devant eux des routes différentes : ils ne
peuvent en préférer une et s'y engager sans s'éloigner des autres. C'est pour
cela que l'opinion prête toujours à l'esprit militaire quelque chose d'austère,
d'étroit, de rude, qui est moins l'ignorance que le dédain des belles choses et des
jouissances qu'elles procurent. Il y a longtemps que le sage Homère a
personnifié cet antagonisme de la force et de la science, du génie de la guerre et
du génie des arts, en mettant aux prises Mars et Minerve1. L'histoire a justifié
par un grand exemple l'allégorie du poète : Rome conquérante repousse les
lettres et les arts, et les étouffe chez ses nouveaux sujets2 ; le jour où elle se
laisse séduire à leur charme, c'en est fait des vertus romaines.
Sparte, bien plus encore que Rome, a présenté au monde l'idéal d'une cité
guerrière. L'enfant qui ne promet pas un guerrier vigoureux est condamné à
mort dès sa naissance : tant la vie des citoyens est jugée inutile, si elle ne peut
être consacrée aux combats. L'État décharge les particuliers de tous leurs soucis
: il élève leurs enfants, dresse pour eux des tables communes ; il leur interdit la
culture des terres, l'industrie, le commerce, le travail en un mot, comme pour
supprimer l'ambition et l'avarice. La patrie réclame en échange toutes les heures,
toutes les pensées de ceux dont elle brise les liens les plus naturels pour se les
mieux enchaîner : ils naissent, ils vivent, ils meurent soldats.
Aussi avons4nous coutume de regarder le Spartiate comme un barbare, surtout
au milieu de la Grèce, qui brille de tant de lumières et est ornée de tant de
chefs4d'œuvre. Immobile, quand tous poursuivent le progrès, insensible aux
jouissances les plus pures et à la gloire qui ne s'achète point par le sang, il ne
quitte jamais la lance et le bouclier. Ennemi jaloux des peuples qui grandissent,
défenseur des vieilles coutumes et de l'ignorance, il représente pour nous le type
le plus complètement opposé au type athénien.
Ce jugement est injuste cependant, et nous devons le tenir pour d'autant plus
suspect qu'il nous est inspiré par Athènes elle4même et par ses écrivains. La
rivalité d'Athènes et de Sparte dégénéra peu à peu en des haines que la
différence des races irritait encore. Une multitude gâtée par la démocratie souffre
peu les contradicteurs, et, si elle permet quelquefois qu'on modère ses caprices,
elle exige impérieusement qu'on flatte ses passions. Cimon paya de l'exil3 son
estime pour les Lacédémoniens et les éloges qu'il leur donnait à la tribune.
Thucydide rabaissa, dans un discours célèbre qu'il prêtait à Périclès, les vertus
les moins contestables, les plus éclatantes du peuple spartiate, les vertus
1 Iliade, XX, v. 69.
2 Notamment en Étrurie.
3 Plutarque, Vie de Cimon. guerrières. Quels excès n'autorisait pas cette faiblesse d'un homme d'État ? Les
philosophes prétendirent démontrer les vices des mœurs spartiates et les
absurdités de la constitution de Lycurgue ; les orateurs calomnièrent
éloquemment des ennemis chaque jour plus odieux ; les poètes comiques les
tournèrent en ridicule sur la scène, et les firent à plaisir rudes, insociables,
ignorants, d'une incapacité égale à leur aversion pour les arts et les lettres, ces
fêtes de l'intelligence et la plus belle gloire d'Athènes. Dans ces attaques, ils
étaient peut4être de bonne foi ; car la haine se nourrit de préjugés, et les
préjugés sont toujours sincères. Mais Sparte eût pu répondre comme le lion
d'Ésope : Si nous avions des peintres !
J'essayerai de mettre en un jour plus vrai et plus. favorable le génie spartiate. Je
ne prétends point à l'avance le réhabiliter complètement, et lui assigner une
place éminente dans l'histoire de l'art et de la pensée. Ce serait passer d'une
extrémité à l'autre. Mais j'ai réuni un certain nombre de faits qui paraissent
d'autant plus importants que toute cette partie de l'histoire de Sparte a dû rester
dans une plus profonde obscurité. Non4seulement ces faits montrent que la
poésie, la musique, l'architecture, la sculpture, ont été goûtées et honorées dans
la république de Lycurgue, mais ils indiquent un développement particulier de
l'art sous la discipline toujours vigilante des lois. Admises ou exclues,
encouragées ou réprimées selon les conseils de la morale et de l'utilité, les
différentes productions de l'esprit humain connurent, en quelque sorte, une
législation ; et, si l'un croit avec raison qu'elles ne peuvent briller de tout leur
éclat qu'au sein de la richesse, des plaisirs et de la liberté, c'est un spectacle
d'autant plus rare de voir comment elles s'accommodent avec le plus pauvre, le
plus austère et le plus tyrannique des gouvernements.
Avant d'entrer dans les détails de cette question, il n'est pas inutile de signaler
dans les lois et les mœurs des Spartiates ce qu'elles avaient d'élevé et de
généreux, ce qui préparait à l'estime des belles choses un peuple qui n'avait pas
renoncé, comme on est tenté de le croire, à tous les sentiments et à toutes les
délicatesses de la nature humaine. Il ne pouvait appartenir impunément à la race
grecque, la plus richement douée de toutes celles qui ont paru sur la scène du
inonde. Quoique les Ioniens eussent plus d'enthousiasme, plus de fécondité, plus
de grâce, les Doriens ont contribué à donner à l'art grec un caractère de sévérité
et de grandeur que leurs rivaux eux4mêmes ont reconnu, en attachant le nom
dorien aux plus beaux modes de la poésie, de la musique et de l'architecture. Or
Sparte, chacun le sait, était la capitale des Doriens.
La réforme de Lycurgue l'isola4t4elle du mouvementg énéral pour ne lui laisser de
commun avec les autres peuples doriens que la guerre et les alliances ? Cela
n'est pas vraisemblable, et Plutarque confond dans la même idée1 les mœurs
doriennes et la constitution de Lycurgue.
Quoi qu'il en soit, le législateur, loin d'étouffer les instincts poétiques de son
peuple, les fit concourir à ses sages projets ; il voulut les développer, en leur
donnant un but moral et un frein salutaire. Nous le verrons appeler Thalétas à
Sparte pour célébrer l'obéissance, la concorde et prêter aux rigueurs des
nouvelles lois le charme de ses chants. Lui4même apporte de l'Ionie les mâles
récits d'Homère. Il fait de la poésie et de la musique des instruments d'éducation
; il maintient la danse, cette grâce du corps, à condition qu'elle soit l'image de la
guerre et l'ornement des cérémonies saintes. Il chasse les arts inutiles et
1 Plutarque, Vie de Cléomène, XVI. superflus1 ; mais pouvait4il confondre dans ce nombre l'architecture qui élève les
édifices publics et les temples, la sculpture qui modèle les statues des dieux et
des héros ?
Si nous examinons ensuite le caractère des Spartiates, nous voyons gué
l'imagination est comprimée par une vie frugale, active, stoïque ; car les sectes
les plus austères n'ont pas traité avec plus de mépris les plaisirs, la douleur et la
mort. Mais les grands sentiments, qui sont la vraie poésie de l'âme, n'en ont que
plus d'énergie : l'amour de la patrie, accru de toutes les passions qu'une habile
constitution ne tuait pas, mais laissait sans objet ; l'amour de la gloire, mais
d'une gloire désintéressée qui n'appelait ni la richesse ni la puissance, et que
payaient l'éloge des magistrats et l'admiration de la jeunesse ; le mépris du
danger poussé jusqu'à l'héroïsme, et l'ivresse guerrière qui marchait au combat
en chantant, en sacrifiant aux Muses, en se parant2 (chose inouïe à Sparte !),
comme les autres peuples se parent pour les fêtes. Cherche4t4on des sentiments
plus doux ? ce sera la dignité personnelle et la confiance qu'inspire une vie
entière passée sous l'œil des lois et de tous les citoyens ; ce sera la vénération
dont on entourait la vieillesse, et l'affection paternelle que les vi