HISTOIRE DE LA GRÈCE
depuis les temps les plus reculés jusqu’à la fin de la génération
contemporaine d’Alexandre Le Grand
George Grote
traduction d’Alfred Sadous
HUITIÈME VOLUME
CHAPITRE I — DEPUIS LA TRÊVE DE TRENTE ANS, QUATORZE ANS
AVANT LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, JUSQU’AU BLOCUS DE
POTIDÆA, L’ANNÉE QUI PRÉCÈDE CETTE GUERRE.
Les changements judiciaires effectués à Athènes par Periklês et Ephialtês, que
nous avons décrits dans le dernier chapitre du volume précédent, donnèrent à
une proportion considérable des citoyens les fonctions directes de jurés et un
intérêt actif dans la constitution, tels qu’ils n’en avarient jamais possédé
auparavant de pareils ; ce changement étant à la fois une marque du
développement antérieur du sentiment démocratique dans le temps passé et une
cause de son développement ultérieur dans l’avenir. Le peuple athénien était à
cette époque prêt à faire des efforts personnels dans toutes les directions. Le
service militaire sur terre ou sur mer n’était pas moins conforme à ses
dispositions que la présence fréquente à l’ekklêsia ou au dikasterion à l’intérieur.
Le service naval particulièrement fut suivi avec un degré d’assiduité qui opéra un
progrès continu en habileté et en efficacité ; en même temps les citoyens plus
pauvres, dont il était surtout composé, étaient plus exacts à obéir et à se
conformer à la discipline qu’aucune des personnes plus opulentes d’où l’on tirait
l’infanterie et la cavalerie1. La multitude maritime, outre la confiance en elle-
même et le courage, acquérait par cette éducation laborieuse une plus grande
habileté, qui chaque année plaçait de plus en plus la flotte athénienne au-dessus
du reste de la Grèce. Et la perfection de ces forces navales devenait d’autant plus
indispensable que l’empire athénien était alors limité de nouveau à la mer et aux
villes ports de nier ; les revers qui précèdent immédiatement la trêve de Trente
ans ayant détruit tout l’ascendant sur terre qu’Athènes exerçait sur Megara, la
Bœôtia et les autres territoires continentaux attenant à l’Attique.
La confédération maritime, — commencée dans l’origine à Dêlos, sous
l’hégémonie d’Athènes, mais avec une assemblée commune et une voix
délibérative appartenant à chaque membre, — s’était alors transformée en un
empire assuré appartenant à Athènes, sur les autres États comme dépendances
étrangères ; tous payant tribut, excepté Chios, Samos et Lesbos. Ces trois États
restaient encore sur leur pied primitif d’alliés autonomes, et conservaient leurs
forces armées, leurs vaisseaux et leurs fortifications, — avec l’obligation de
fournir des secours en soldats et en vaisseaux quand on les leur demandait, mais
non de payer un tribut. Toutefois la cessation de l’assemblée délibérative les
avait privés de leur ancienne garantie contre les empiétements d’Athènes. J’ai
déjà exposé en général les mesures (nous ne les connaissons pas en détail) au
moyen desquelles fut effectué cet important changement, par degrés et sans
aucune révolution violente, — car même la translation du trésor commun de
Dêlos à Athènes, qui était le signe et la preuve les plus palpables du
changement, ne fut pas un acte de violence athénienne, puisqu’il fut adopté sur
la proposition des Samiens. Dans le fait, le changement fut le résultat presque
inévitable des circonstances du cas et de l’ardente activité des Athéniens mise en
contraste avec la répugnance et l’aversion pour un service personnel de la part
des alliés. Nous devons nous rappeler que la confédération, même dans sa
structure originelle, était formée pour des objets permanents, et qu’elle liait
d’une manière permanente par le vote de sa majorité, à l’instar de la
1 Xénophon, Memorab., III, 5, 18. confédération spartiate, chaque membre individuellement1. Elle était destinée à
éloigner la flotte persane et à faire la police de la mer Ægée. Conformément à,
ces objets, aucun membre individuel ne pouvait être autorisé à se retirer de la
confédération et à acquérir ainsi l’avantage d’une protection aux dépens des
autres : de sorte que quand Naxos et d’autres membres se séparèrent
réellement, cette démarche fut considérée comme une révolte, et Athènes ne fit
qu’accomplir son devoir de président de la confédération en les réduisant. Par
toute réduction pareille, aussi bien que par cet échange de service personnel
contre un payement en argent, que recherchèrent volontairement la plupart des
alliés, le pouvoir d’Athènes s’accrut, jusqu’à ce qu’enfin elle se trouvât avec une
flotte irrésistible au milieu de tributaires désarmés, dont aucun ne pouvait
échapper à l’étreinte de son pouvoir, — et maîtresse de la mer, dont l’usage leur
était indispensable. L’assemblée de Délos, même n’eût-elle pas auparavant été
partiellement abandonnée, devait avoir cessé à l’époque où le trésor fut
transporté à Athènes, — probablement vers 460 avant J.-C., ou peu de tempe
après.
Les relations entre Athènes et ses alliés changèrent ainsi considérablement, par
une série d’actes qui se déroulèrent graduellement et se succédèrent les uns aux
autres sans aucun plan préconçu. Elle devint cité reine ou despote ; gouvernant
un agrégat de sujets dépendants, tous sans leur concours actif, et dans bien des
cas sans doute contrairement à leur sentiment de droit politique. Il n’était pas
vraisemblable qu’ils conspireraient unanimement pour briser la confédération, et
qu’ils cesseraient la levée de la contribution fournie par chacun des membres ; et
il n’eût été nullement désirable qu’ils le fissent, car pendant que la Grèce en
général aurait beaucoup perdu par une telle conduite, les alliés eux-mêmes y
auraient perdu plus que personne, en ce qu’ils auraient été exposés sans défense
à la flotte persane et à la flotte phénicienne. Mais les Athéniens commirent la
faute capitale de prendre toute l’alliance dans leurs mains, et de traiter les alliés
purement comme des sujets ; sans chercher à se les attacher par aucune forme
d’incorporation politique ni d’assemblée et de discussion collectives. — sans
prendre aucune peine pour entretenir une communauté de sentiment ou d’idée
quant à la communauté d’intérêt, — sans admettre aucun contrôle, réel ou
même supposé, sur eux-mêmes comme administrateurs. S’ils avaient tenté de le
faire, ils auraient eu de la peine à y réussir, — tant étaient puissantes la force de
dissémination géographique, la tendance à une vie civique isolée et la
répugnance à toute obligation permanente en dehors de ses murs, dans toute
communauté grecque. Mais il ne parait pas qu’ils l’aient jamais essayé. Trouvant
Athènes élevée à l’empire par les circonstances et les alliés rabaissés à l’état de
sujets, l’homme d’État athénien embrassait l’élévation comme un objet d’orgueil
aussi bien que de profit2. Periklês lui-même, le plus prudent parmi eux et celui
qui voyait le plus loin, ne montra pas qu’il eût conscience qu’un empire sans le
ciment de