Sociétés contemporaines - Année 1998 - Volume 32 - Numéro 1 - Pages 5-95 pages Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.
Quel peut être le devenir de la notion de service public à la française» à lheure du service universel promu par la Commission Européenne ? Pour y répon-dre, ce dossier se propose non pas de clarifier la notion de service public à la fran-çaise mais de la questionner en mobilisant plusieurs disciplines. Les enjeux actuels qui sont bien entendu du domaine de la politique, des choix de société, sont égale-ment posés en termes juridiques (régime dexceptionversusde droit com- régime mun comportant des obligations) et économique (monopoleversusconcurrence). En sinterrogeant sur les contributions de la pensée juridique et de la théorie économi-que à la notion de service public, ce dossier ambitionne donc déclairer le devenir de la notion de service public, en France et plus généralement en Europe. Un domaine dactivité est privilégié, celui des services publics organisés en réseau, cest à dire les services dont la fourniture requiert une infrastructure en réseau (énergie, trans-ports, communication, principalement). Ce domaine dactivité publique, considéré comme nétant pas régalien, fait actuellement lobjet dune réglementation commu-nautaire. Des terrains dexpérimentation de la libéralisation sont observés, en parti-culier celui de lélectricité en Grande-Bretagne. La notion de service public véhicule, en France, un ensemble de principes qui sont tenus pour consubstantiels,de jure oude facto. Certains équivalents logiques sont une production de la pensée juridique. Celle-ci assimile service public et entre-prise publique: les pouvoirs publics sont le maître dœuvre, le donneur dordre, quelle que soit la nature juridique du gestionnaire du service. Plusieurs principes, dont les plus familiers sont ceux de continuité du service et dégalité de traitement, simposent à tous les services publics, quel que soit le statut de lentreprise qui en assure la prestation. Pour les juristes français, lobligation de respecter ces principes place le service public en dehors des seules lois du marché, justifiant un régime juri-dique spécifique. Ces principes ont favorisé lémergence de régularités qui tendent elles aussi à être considérées comme consubstantielles à la notion de service public. La continuité du service a facilité lobtention dun statut particulier pour les person-nels concernés ; légalité de traitement, indépendamment, entre autres, de la localisa-tion de lusager, a favorisé un modèle dorganisation, celui de la grande entreprise nationale qui admet pour propriétaire lÉtat et dispose dun monopole. Ce faisant, le
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service public à la française a tendu à se confondre avec le monopole public. Dès lors que principes, régime dexception, entreprise publique, monopole sont supposés être synonymes de service public, toute privatisation ou toute introduction de concurrents menace dentraîner la disparition de tout lédifice, y compris la compo-sante initiale et fondatrice du service public : la reconnaissance, par la collectivité ou tout au moins par ses représentants, dun besoin dintérêt général que linitiative pri-vée seule ne peut satisfaire. Ce dossier se propose donc, pour questionner la notion de service public, de commencer par enquêter sur ses fondements: le droit et/ou léconomie peuvent-ils produire une doctrine qui définirait objectivement les services publics et en délimite-rait lespace ? Pour P. Chrétien, la représentation dun ensemble de services publics aux contours bien délimités, bien distincts des contours du marché ne peut pas être légi-timée par la doctrine juridique du service public. Et pour cause, nous dit P. Chrétien, celle-ci est vide de principes universels définitivement acquis. Le service public est la réponse organisée par la puissance publique à des besoins dintérêt général, lintérêt général étant celui que définissent ici et maintenant les gouvernants. Pour autant, les juristes ne se sont pas bornés à constater la primauté du choix politique. La jurisprudence a produit une doctrine de lintervention fondée sur la carence de linitiative privée. La théorie économique fait largement écho à cette doctrine juridique de lintervention. Certes, comme le rappelle L. Cartelier, les fondements économiques des services publics diffèrent selon la théorie économique privilégiée. La théorie de léquilibre général justifie, elle aussi, lintervention de lÉtat – sous une forme qui peut, le cas échéant, entraîner la création dun service public – par la défaillance du marché. LÉtat doit intervenir lorsque le marché ne peut à lui seul conduire à une situation optimale, cest à dire la plus efficiente possible. Les économistes de tradi-tion keynésienne admettent que la question est politique, que lespace concerné par le secteur public nest pas délimité, puisquils recourent à la notion dintérêt général et plus précisément aux valeurs déquité et de solidarité, pour légitimer linter-vention de lÉtat. Les articles de P. Chrétien et de L. Cartelier montrent – ou suggèrent – que juris-tes et économistes se rejoignent pour constater que la représentation dun ensemble de services publics aux frontières précises ne peut se fonder sur leur doctrine respec-tive. Certes ce constat ne fait pas lunanimité parmi les théoriciens. Pour le juriste Duguit, il existait un fondement objectif à lintervention publique, lintérêt collectif étant conceptualisé comme un ‘donné social qui peut être transformé en une norme juridique et que le législateur se borne à mettre en œuvre. Pour les théoriciens de léquilibre général, la liste des critères de défaillance du marché (biens collectifs, monopole dit naturel, externalités) quils ont élaborée enferme les situations où lÉtat doit intervenir. Mais cette problématique soucieuse dobjectivité ne saurait masquer la plasticité des situations qui appellent lintervention publique. Ainsi, la prise en compte des externalités, cest à dire des coûts ou des avantages qui ne sont pas intégrés dans les calculs privés, ouvre aux pouvoirs publics un domaine dinterventiona priorivaste et changeant. Mais si les juristes français ont tradition-nellement tenu pour vaste le champ dintervention de lÉtat, en revanche, les éco-
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nomistes – en majorité anglo-saxons – qui se référent à la théorie de léquilibre gé-néral supposent que les situations où le marché défaillant requiert une intervention correctrice sont peu nombreuses. Selon la discipline, la figure de lÉtat-interventio-niste-adjuvant du marché est grande ou petite. Létendue des services publics en France à la fin de ce siècle, dans les activités en réseau, doit donc beaucoup aux circonstances, aux nationalisations de laprès-guerre mais aussi au développement de la propriété publique dans les années trente, au poids des ingénieurs issus des grands corps de lÉtat dans ces métiers, mais ceci est une autre histoire... hors de ce dossier. Cependant la notion de service public à la française est aussi un produit des caté-gories mises en place intentionnellement par les juristes. Cette construction juridique est directement questionnée par le droit communautaire. Celui-ci condamne-t-il lensemble de lédifice ? S. Garceries montre comment ces deux constructions juri-diques peuvent être étudiées sous langle de la confrontation mais aussi de la conci-liation. Avec le droit communautaire, émerge, empruntée au législateur américain, la notion de service universel qui concerne certaines activités en réseau, les Télécom-munications et la Poste. Le service universel suppose que les prestataires de service sengagent devant les pouvoirs publics à desservir lensemble dun territoire dans de bonnes conditions de coût et de qualité. Il est donc admis que spontanément les en-treprises concernées nagissent pas dans lintérêt de tous les consommateurs. Le marché doit être corrigé de ses excès, cest à dire du danger de délaisser certains usagers. Les obligations du service universel sont définies sans préjuger ni des pro-blèmes de compétence – lopérateur, pour reprendre la terminologie nouvelle, peut être une personne privée ou publique –, ni des problèmes dorganisation – si la concurrence est le cadre considéré comme normal, le monopole est admis par le droit communautaire. Si les régimes juridiques dexception et le lien organique entre le service et le pouvoir public disparaissent avec le service universel, restent deux référents communs: la Communauté européenne maîtrise la détermination du contenu du service de base et la concurrence doit, pour certains services, être amen-dée par la puissance publique. Le droit communautaire, pour S. Garceries, est dailleurs compatible avec le régime français du service public industriel et commer-cial qui inscrit lintérêt général dans le comportement dentreprises tenues par les exigences de rentabilité. Les contributions des juristes montrent comment le service universel retrouve une logique qui est celle de lintérêt général, avec les considérations classiques sur les défaillances du marché qui conduisent les pouvoirs publics à appliquer à des ac-tivités en principe privées et relevant dune régulation par la concurrence, des règles spécifiques. Les différences entre le droit français et le droit communautaire sont moins abruptes que ne le suggèrent les oppositions idéologiques. Les autres contributions à ce dossier nous montrent que le débat idéologique, en radicalisant les enjeux de société, tend à esquiver des questions économiques impor-tantes (J.-M Glachant et J. Tolledano) ou à minorer des changements dans le com-portement des grandes entreprises publiques dont lorigine doit peu à Bruxelles et à la libéralisation (H. Coing). Dès lors que les pouvoirs publics estiment que lintérêt général les conduit à in-tervenir dans des activités marchandes, se pose le problème de la mise en œuvre de
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leurs intentions. Cette question conduit deux économistes à sinterroger, à partir du cas de lélectricité britannique et de la Poste en Europe, sur le lien qui sest établi entre service public et monopole (public) ou symétriquement sur la compatibilité entre certaines obligations de service public et la concurrence. Le lecteur – attentif – remarquera quen retenant le principe de la péréquation tarifaire, comme traduction des valeurs déquité et de solidarité, un mode dorganisation est privilégié : le mo-nopole intégré (sous-entendu de linfrastructure et de la production jusquà la com-mercialisation). Le monopole intégré permet, en effet, la compensation des activités non rentables par les activités rentables. La concurrence ne le permet pas puisque les nouveaux venus sintéressent aux activités les plus rentables, les gros clients aux-quels ils proposent des tarifs se rapprochant des coûts. Mais la péréquation tarifaire assurée par le monopole intégré coexiste parfois difficilement avec un autre principe du service public, celui de la transparence des comptes. Le législateur britannique tout comme la Commission européenne privilégient la transparence, ce qui a conduit à exclure la péréquation tarifaire du champ des principes définissant le service uni-versel pour la poste. J.-M Glachant étudie le secteur de lélectricité en Grande-Bretagne. Ce secteur traditionnellement intégré de la production à la commercialisation est aujourdhui découpé en différents métiers, ouvert à la concurrence sous sa forme la plus symbo-lique, celle du marché denchères, et privatisé. Pour autant, toute référence au ser-vice public na pas disparu. La banalisation du secteur de lélectricité nest pas to-tale, les contraintes dégalité de traitement des usagers et de continuité du service, ainsi que des clauses spécifiques concernant les usagers handicapés, sont édictées par les pouvoirs publics. Pour illustrer ce noyau dur, J. M. Glachant recourt à la mé-taphore de lautoroute dont laccès est garanti à tous les usagers, tandis que le véhi-cule, le carburant utilisés dépendent des revenus et des préférences de chacun. Mais ces choix politiques impliquent pour être mis en œuvre de corriger le marché. En effet, le respect des contraintes par les entreprises concernées suppose que leur équi-libre financier ne soit pas déstabilisé par la concurrence à laquelle se livrent les dif-férents opérateurs pour sattirer les grands clients, pour linstant les plus rentables mais qui cesseront de dégager des excédents si le marché nest pas réglementé. La Poste est confrontée à une question analogue, selon J. Tolledano. Certes, les changements intervenus dans les pays européens sont dune ampleur bien moindre que dans lélectricité britannique, y compris en Suède, un des pays symboles du mouvement de libéralisation. La directive communautaire postale de 1996, en intro-duisant simultanément la notion de service universel et celle dun secteur réservé (réservé aux prestataires du service universel), devrait permettre de préserver les ob-jectifs de service public et les objectifs dune activité marchande; cette dernière suppose que le prestataire de service réponde à des besoins différenciés, sachant que les entreprises constituent le principal utilisateur final du service postal. Si le com-promis est possible, pour autant J. Tolledano souligne lampleur des questions non résolues et qui souvent ne sont guère débattues alors quelles conditionnent lavenir du secteur public postal. Comment maintenir un équilibre entre les activités renta-bles et les activités non-rentables (les bureaux de poste des petites communes) dès lors que les premières sont exposées à la concurrence ? Comment maintenir le prin-cipe de la péréquation tarifaire, qui fait lobjet dun attachement certain dans la plu-part des pays européens, alors que la Commission européenne nen a pas fait un
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élément du service universel et donc na pas prévu les contreparties financières né-cessaires ? La contribution dun sociologue spécialiste du territoire, H. Coing, montre que lévolution du service public dans les activités en réseau ne peut pas être envisagée en se référant seulement aux directives européennes ou aux expériences de libérali-sation. La décentralisation, la montée des enjeux environnementaux, la différencia-tion des besoins ont également conduit les entreprises de service public à modifier leur relation avec les collectivités locales ; ces relations longtemps tenues pour mar-ginales sont devenues cruciales. La prise en compte des exigences de développement local conduit aussi les entreprises offrant des services publics à se coordonner. Le réseau, entendu initialement comme linfrastructure nécessaire à lexercice dun mé-tier dont la gestion doit être confié à un monopole, selon la logique du monopole na-turel, deviendrait un réseau local associant les élus et des entreprises de compétences diverses investies dune mission de service public. Les contributions réunies dans ce dossier, quelles soient juridiques, économi-ques ou sociologiques, montrent quentre linterventionnisme centralisateur et lultra-libéralisme où le marché serait le seul guide, existe un espace étendu où peuvent se développer des activités intégrant des missions dintérêt général. La référence à ces deux pôles, dailleurs, ne rend pas bien compte des facteurs complexes dévolution du service public: ainsi le développement de la concurrence dans les services pu-blics est favorisé certes par une réglementation européenne soucieuse en priorité de développer les échanges mais aussi par les nouvelles techniques ; de même, le rôle joué par les élus locaux est associé à une plus grande prise en compte par les presta-taires de services publics de lutilisateur final et de lexistence de besoins différen-ciés. Ce dossier est révélateur de lévolution de la conception de lintervention des dirigeants, que traduisent les notions de ‘service public et de ‘service universel. Le service public à la française, avec son régime juridique dexception, qui nest pas sans évoquer une conception régalienne de lÉtat, où les pouvoirs publics assurent la maîtrise du service public et se substituent à linitiative privée, a contribué à légiti-mer lÉtat-interventioniste-centralisateur. Le service universel, avec son régime juri-dique commun, lopérateur considéré comme une personne privée et les pouvoirs publics qui corrigent le libre jeu du marché, se réfère à la figure de lÉtat-régulateur décidant à plusieurs niveaux, selon la conception de lÉtat subsidiaire.
Dorothée RIVAUD-DANSET UFR de Sciences Économiques Université Paris 13 Av. J.-B. Clément - 93430 VILLETANEUSE