La culture arrogante du go - article ; n°1 ; vol.62, pg 45-56

Elisabeth Papineau

Description

Perspectives chinoises - Année 2000 - Volume 62 - Numéro 1 - Pages 45-56
12 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Sujets

• Sociologie, société et politique

Informations

• Publié par: PERSPECTIVES_CHINOISES
• Publié le: 01 janvier 2000
• Nombre de lectures: 30
• Langue: Français
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Extrait

Elisabeth Papineau
La culture arrogante du go
In: Perspectives chinoises. N°62, 2000. pp. 45-56.
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Papineau Elisabeth. La culture arrogante du go . In: Perspectives chinoises. N°62, 2000. pp. 45-56.
doi : 10.3406/perch.2000.2569
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/perch_1021-9013_2000_num_62_1_2569Chine
La culture arrogante du go
Le weiqi, une façon chinoise de voir le monde
extrapolations plus ou moins heureuses sur l'identité de Elisabeth Papineau diverses sociétés en fonction des jeux auxquels elles
s'adonnent. Dans son ouvrage de synthèse sur les jeux,
Le jeu de go (iveiqi) est mieux connu en Occident Roger Caillois avance ceci :
sous son appellation japonaise de jeu de go. On
attribue d'ailleurs souvent à tort la paternité du Avec la musique, la calligraphie et la peinture, les Chinois
iveiqi aux Japonais. Il est vrai que depuis son introduc mettent le jeu de pions et le jeu d'échecs au rang des
tion officielle au Japon, au Ville siècle, le iveiqi a mérité quatre pratiques où doit s'exercer un lettré. Ils estiment
les plus grands égards des gens de la Cour et des courti que ces jeux habituent l'esprit à prendre plaisir aux mult
sans d'abord, puis de la bourgeoisie, pour gagner enfin iples réponses, combinaisons et surprises qui naissent à
les faveurs de la population. Ces circonstances ont per chaque instant de situations constamment nouvelles.
mis que la stratégie et l'aspect organisationnel du jeu se L'agressivité s'en trouverait apaisée, tandis que l'âme fait
raffinent au point que les Japonais puissent revendiquer l'apprentissage de la sérénité, de l'harmonie, de la joie de
la suprématie en la matière. contempler les possibles. Sans nul doute, il y a là un trait
Le weiqi n'a pas, en Chine, bénéficié d'un soutien aussi de civilisation [...]. Les sociétés à tohu-bohu, qu'elles
constant de la part des autorités et, historiquement, il ne soient australiennes, américaines, africaines, sont des so
s'est pas répandu dans les couches populaires aussi larg ciétés où régnent également le masque et la possession,
ement qu'au Japon. Il n'en demeure pas moins que, depuis c'est-à-dire le mimicry et l'ilinx : à l'inverse, les Incas, les
la fin de la Révolution Culturelle, l'essor des loisirs et la Assyriens, les Chinois ou les Romains présentent des so
volonté politique de faire de ce jeu l'emblème d'un certain ciétés ordonnées, à bureaux, à carrières, à codes et ba
prestige chinois ont contribué à une renaissance remar rèmes, à privilèges contrôlés et hiérarchisés, où l'agôn et
quable de sa pratique. On estime que l'Asie de l'Est compt l'aléa, c'est-à-dire ici, le mérite ou la naissance, apparais
e en tout 50 millions de joueurs de weiqi, le Japon 10 mil sent comme les éléments premiers et d'ailleurs complé
lions, la Corée 8 millions (où le jeu est appelé baduk) (1). mentaires du jeu social (2).
Aucune estimation n'a, à notre connaissance, été propo
Il nous apparaît aujourd'hui impossible de limiter unilasée quant au nombre d'adeptes chinois, mais les observa
teurs estiment que ce chiffre croît sans cesse, peut-être téralement l'univers chinois à ces stéréotypes, ces traits
justement à cause du prestige associé au weiqi. Nous tra de civilisation que seraient la sagesse, la sérénité, la
iterons donc dans ce texte de cet essor, mais aussi du sta contemplation. Dans le cas de la Chine, il existe deux jeux
« simultanément en faveur » depuis de nombreuses tut et du sens du jeu dans la société chinoise actuelle.
Les jeux parlent... Les chercheurs en sociologie et en années, et ces deux jeux populaires au double sens de
anthropologie ont tenté depuis le début du siècle des « connus » et « pratiqués », sont le weiqi et le mah-jong
IM° 62 • NOVEMBRE • DECEMBRE 2OOO erspecûves chinoises Anthropologie
(ou majiang). Nous avons tenté de montrer dans un
article précédent, à travers la description de l'univers du En tant qu'incarnation de l'antique culture chinoise, le
mah-jong, une facette frivole, bruyante et impertinente de weiqi recèle de profondes connotations, et à l'intérieur de
la Chine, qui brise certains clichés. Le jeu de mah-jong, cet univers noir et blanc constitué par l'échiquier et ses
avec son caractère débridé et insolent, s'apparente aux lignes horizontales et verticales, est porté le gène de la sa
qualités dionysiaques (ce que Caillois a appelé paidia). gesse chinoise, est reproduit le code secret de la culture
Le weiqi, jeu calme et réflexif, semble refléter les chinoise (3).
attributs de ce que Nietzsche (3) a appelé l'apollinien
(et Caillois Indus). C'est le portrait de ce dernier jeu C'est pourquoi on peut penser que le weiqi entretient
que nous établissons dans le présent article, en spéci des relations avec les grands courants de pensée chi
fiant qu'il ne représente qu'une seule facette de la nois, avec cette sagesse que l'on nomme en chinois zhi-
Chine ludique. hui (intelligence). Dans cette optique, il existe deux
hypothèses principales quant à l'invention du jeu de
Mythes fondateurs weiqi, une kyrielle de légendes plus ou moins teintées
En Chine, parmi les quatre occupations nobles que sont de magie concernant sa pratique et de nombreux pas
le luth, les échecs, la calligraphie et la peinture, on dit le sages le citant dans les littératures de toutes époques.
weiqi être le plus difficile à appréhender, à comprendre, La première hypothèse veut que le weiqi ait été inven
à maîtriser... Le luth, la calligraphie et la peinture s'a té par les stratèges militaires des périodes des
ppréhendent par les sens, de façon assez évidente ; le Printemps-Automnes (Chunqiu, 770-476 av. J.-C.) et des
weiqi, lui, est le plus abstrait de ces quatre arts. Il est Royaumes Combattants (Zhanguo, 475-221 av. J.-C),
une représentation de la cosmologie chinoise, une mise soit un peu plus tardivement que le jeu de xiangqi dont
en œuvre d'énergies, une quête d'harmonie des prin on estime les versions primitives remonter à l'époque
cipes complémentaires. des Zhou (Xle siècle au Vile siècle av. J.-C). La premièr
La lutte entre les pierres blanches et les noires se joue e mention écrite du weiqi se trouve en effet dans un
sur une surface tracée de 19 lignes verticales et 19 des Classiques chinois, le Zuozhuan, qui date du ci
lignes horizontales (échiquier, iveiqipan ou goban en nquième siècle avant notre ère. Par ailleurs, des histo
japonais), dont les intersections forment autant de riens de la dynastie Tang (618-917) auraient émis cette
points (361) sur lesquels, chacun leur tour, les deux idée en regard de la proximité des concepts mis en jeu
adversaires viendront placer leurs pierres, afin de se par les stratèges des Royaumes Combattants et par les
saisir de territoires. maîtres de weiqi : « le weiqi procède de la voie de la nui
Si, contrairement au xiangqi (échecs chinois, qui res sance, de la feinte, du combat et du camouflage » (6).
semblent beaucoup plus aux échecs occidentaux et Mengzi, quant à lui, donne à penser que le weiqi serait
dont la pratique est elle aussi très répandue en Chine), il encore plus ancien puisqu'il mentionne Yiqiu comme
n'existe aucune hiérarchie ou différence de valeur entre étant un grand maître de weiqi à l'époque des
les pions et les espaces, la pratique, elle, est extrême Royaumes Combattants, ce qui est attesté par tous les
ment hiérarchisée. Aux niveaux professionnel et amat historiens contemporains du jeu. L'expression qu'il uti
lise, « maître » — littéralement « le meilleur » — supeur, il y existe une catégorisation rigoureuse des
joueurs en termes de grades ou duan (4) et, de par les pose par ailleurs des termes de comparaisons et un sys
capacités intellectuelles et l'apprentissage qu'il requiert, tème établi de tournois et d'apprentissage qui excluent
le weiqi s'inscrit dans la juste lignée des disciplines des origines trop récentes.
« sanctifiantes » bouddhiques et taoïstes, exprimées par Les principes de L'art de la guerre, que l'on attribue à
le terme xiushen. Les professionnels interviewés par Sun Wu, mieux connu sous le nom de Sunzi, sont aussi
lent d'une tension tellement grande pendant le jeu que parents avec la pratique du weiqi ; sur le plan de la struc
les