Les Anthropologues ne pensent pas tout seuls - article ; n°3 ; vol.18, pg 111-121

Claudine Vidal

Description

L'Homme - Année 1978 - Volume 18 - Numéro 3 - Pages 111-121
11 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Sujets

• Sociologie, société et politique

Informations

• Publié par: L-HOMME0
• Publié le: 01 janvier 1978
• Nombre de lectures: 32
• Langue: Français
• Poids de l'ouvrage: 1 Mo

Extrait

Claudine Vidal
Les Anthropologues ne pensent pas tout seuls
In: L'Homme, 1978, tome 18 n°3-4. pp. 111-121.
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Vidal Claudine. Les Anthropologues ne pensent pas tout seuls. In: L'Homme, 1978, tome 18 n°3-4. pp. 111-121.
doi : 10.3406/hom.1978.367882
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1978_num_18_3_367882ANTHROPOLOGUES NE PENSENT PAS LES
TOUT SEULS
par
CLAUDINE VIDAL
La victoire du sens
Le Sphinx dévorait les voyageurs que ses devinettes laissaient muets. Il se
suicide de dépit le jour où Œdipe trouve le fin mot d'une énigme. Mauvais joueur,
mais honnête : il aurait pu tricher et tuer son vainqueur. Ni vu ni connu. Or
c'était un Sphinx réduit à poser des questions faussement insolubles ; la découverte
de la supercherie le renvoie au néant d'où l'avait tiré une intention divine. Histoire
édifiante : le dévoilement du sens ne va pas sans violence.
Le programme de l'anthropologue me rappelle parfois le dialogue d' Œdipe
et du Sphinx. « Pour l'anthropologie, qui est une conversation de l'homme avec
l'homme, tout est symbole et signe, qui se pose comme intermédiaire entre deux
sujets, »* Conversation sans doute, mais orientée. Les paroles de l'autre valent
parce qu'elles font question, elles importent parce qu'elles provoquent. Autant
d'idéologies, autant d'énigmes à résoudre, autant de défis.
Œdipe gagne toujours : a-t-on jamais vu un anthropologue s'avouer battu ?
De l'impénétrabilité des rapports sociaux et de leurs langages, il parcourt le
chemin qui conduit au terme final de la transparence et remporte « la victoire
du sens, acquise de justesse, comme dans un bon 'thriller' », selon la critique
ajustée de Roland Barthes2.
Rôles départis, répliques prévisibles, dénouement sans surprise. Et pourquoi
pas d'autres scénarios ? Pourquoi, des rhétoriques affrontées du Sphinx et d'Œdipe,
un témoin invisible arbitre-t-il toujours ? Ne pourrait-on pas imaginer Œdipe
répliquant par une autre devinette, tandis que le Sphinx en inventerait une
nouvelle, et ainsi de suite ?
1. Claude Lévi-Strauss, Leçon inaugurale faite le Mardi 5 janvier içôo, Collège de France,
Chaire d'anthropologie sociale, 31 : 17.
2. R. Barthes, Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975 : 156.
L'Homme, juil.-déc. 1978, XVIII (3-4), pp. 111-121. 112 CLAUDINE VIDAL
Citant Merleau-Ponty, Claude Lévi-Strauss reconnaît que l'anthropologue
« fait spontanément de la philosophie », ce qui le distingue, par la méthode, du
sociologue « qui objective de peur d'être dupe ». Le terrain invite au « doute
anthropologique », expose le « savoir » et les « idées très chères »3. Certes. Mais le
doute reste bien proche parent du doute philosophique et,
comme lui, réalise ce moment de la culture qui déchaîne les certitudes. « La
croyance fondamentale des métaphysiciens c'est la croyance en l'antinomie des
valeurs. Même les plus prudents, ceux qui s'étaient jurés 'de omnibus dubitandum',
ne se sont pas avisés d'émettre un doute sur ce point, au seuil même de leur entre
prise, alors que le doute était le plus nécessaire. »4 Ne serions-nous pas comme
ces métaphysiciens lorsque, mettant de l'ordre dans le bric-à-brac des idéologies
étrangères, traversant leurs apparences, nous en découvrons les lois et la raison ?
Ne gardons-nous pas en tête quelques bonnes vieilles antinomies, de ces « idées
très chères » qui résistent, et que n'aurait pas décapées un doute insuffisamment
radical ? Au moins l'une d'elles, celle-ci : que toute question mérite réponse, que
la réponse s'oppose à la question, que la vérité d' Œdipe a raison du Sphinx. Mais
« qui de nous est Œdipe ici ? Qui est le Sphinx ? »5.
i. Rien ne surpasse la vache
Au Rwanda j'ai croisé le Sphinx, et son énigme tenait en une phrase : « Rien
ne surpasse la vache. » Elle était, à ce qu'on m'a raconté, inscrite au fronton du
petit musée national de Butare, avant qu'une révolution ne renverse monarchie
et féodalité pastorales qui, de la vache, avaient fait leur emblème6.
La vache inspirait une esthétique. Les poèmes dynastiques, extraordinaires
cryptogrammes de la royauté, lorsqu'ils suggèrent le paysage où se déroule la
geste souveraine, n'en dépeignent que ce qui évoque la déambulation des trou
peaux. Une poésie épique magnifie les exploits d'armées bovines, car les vaches
étaient symboliquement incorporées en milices. La démarche des femmes, ralentie
et contrainte par des piles d'anneaux encerclant leurs jambes de la cheville au
genou, imitait le lent balancement de l'animal. On dit que retirement des petites
lèvres pratiqué par les fillettes dès leur plus tendre enfance visait la ressemblance
du sexe de la femme et de celui de la vache. Les premières photographies de la
cour montrent reine et princesses portant coiffures à cornes. Cependant, éviction
qui tiendrait à son infériorité naturelle et sociale, tout un arsenal de mythes et
de règles exclut rigoureusement la gent féminine des soins du bétail. Aux plus
3. C. Lévi-Strauss, op. cit. : 38.
4. F. Nietzsche, Par-delà bien et mal. Œuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard,
1971, VII : 22.
5. Cf. F. Nietzsche, op. cit. : 21.
6. La République fut proclamée le 28 janvier 1961. LES ANTHROPOLOGUES. . . 113
hauts moments de la splendeur royale paradaient de superbes troupeaux qu'escor
taient la déclamation et la danse d'aristocratiques bergers. Rien de plus beau que
la vache !
Dans le monde des grands, pas d'alliances qui ne se scellaient par des dons
et des contre-dons de bétail. Pas d'autre symbole de prestige, pour les sujets de
moins haut parage, que la vache concédée par un seigneur, à qui ils devaient
en contrepartie fidélité et services. La possession pastorale désignait sûrement
le degré de richesse, de noblesse, de pouvoir. D'âpres luttes s'exacerbaient pour
le contrôle et l'usage des pâturages, une sourde rivalité foncière mettait aux
prises pasteurs et agriculteurs. Dès que l'administration européenne implanta
les premiers tribunaux, les Rwandais, infatigables plaideurs, multiplièrent les
procès à propos de bétail, inventèrent toutes sortes de contrats pastoraux, amal
games de droit ancien et de droit colonial. La bonne société rehaussait les événe
ments privés par des présents de vaches offertes en dot, envoyées à l'ami favori, à
la femme désirée. Rien de plus enviable que la vache !
Des récits populaires expliquent l'inégalité entre pasteurs, agriculteurs et
chasseurs, par une mise à l'épreuve qu'imagina le Créateur et qui révéla l'intell
igence politique des spécialistes du bétail, comme si la qualification pastorale
déterminait l'aptitude innée à détenir le pouvoir. Divination et culte des ancêtres
traitent de la vache par de vigoureuses antiphrases. Ryangombe, suivi de sa
joyeuse bande de lurons et luronnes — ce héros mythique domine toute opération
rituelle — , se proclame fougueux destructeur et razzieur de troupeaux. La cér
émonie d'initiation transforme les participants en compagnons imaginaires du
massacreur, leur permet symboliquement de piller et d'abattre les vaches d'autrui.
Licence sacrée, car dans l'ordre profane le voleur subissait l'empalement ; en
témoigne un horrible cliché pris par l'un des premiers voyageurs qui pénétra au
Rwanda. Les événements qui aboutirent à la liquidation de la monarchie réali
sèrent les phantasmes du théâtre initiatique et donnèrent lieu à de révolutionnaires
carnages de bétail. Rares, enfin, sont les moments de la conversation courante
où n'intervient ce point d'exclamation oral : « II m'a donné une vache ! » Rien
ne symbolise plus que la vache !
Je pourrais continuer encore longtemps mais, comme disent les conteurs
là-bas, que ce ne soit pas ma fin, que ce soit la fin du conte !
En théorie
L'ancien monde rwandais aurait fait les délices d'une anthropologie « ant
iœdipienne », tant cette extraordinaire passion pastorale paraissait jeter des
sujets excessivement désirants dans les chaînes de la servitude et donner toute