Un stoïcien chaleureux / A warm-hearted stoic - article ; n°1 ; vol.53, pg 27-46

Jacques Lautman

Description

Revue d'histoire des sciences - Année 2000 - Volume 53 - Numéro 1 - Pages 27-46
RÉSUMÉ. — Contribution à une biographie de G. Canguilhem, qui, avec des souvenirs personnels et familiaux, entend souligner la cohérence entre engagements intellectuels et engagements dans l'action civique devenant, par nécessité, guerrière. L'importance de l'enseignement de Léon Brunschvicg pour la formation d'un rationalisme en marche et qui n'est jamais acquis est soulignée. La conversion précoce du pacifisme d'Alain à l'antifascisme lucide avec acceptation de la guerre est explicitée. L'importance de la profonde relation intellectuelle et affective avec Jean Cavaillès y compris post mortem est capitale pour comprendre la carrière. La citation finale est extraite d'un texte peu connu de 1986.
SUMMARY. — This contribution to the biography of G. Canguilhem purports, with the help of personal and family memories, to emphasize the connection between scholarly and civic commitments, leading unavoidably to involvement in war. I go on to stress the importance of Léon Brunschvicg's teaching informing a brand of rationalism in progress and never definitive. The early conversion from Alain's pacifism to a lucid antifascism taking into account the fact of war is examined. Canguilhem 's close personal and intellectual relationship with Jean Cavaillès, as well as his postmortem tribute to his friend, is essential in order to understand his career. The final quotation is taken from a less well known text of 1986.
20 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Sujets

• Sociologie, société et politique

Informations

• Publié par: REVUE_D-HISTOIRE_DES_SCIENCES
• Publié le: 01 janvier 2000
• Nombre de lectures: 23
• Langue: Français
• Poids de l'ouvrage: 1 Mo

Extrait

M JACQUES LAUTMAN
Un stoïcien chaleureux / A warm-hearted stoic
In: Revue d'histoire des sciences. 2000, Tome 53 n°1. pp. 27-46.
Résumé
RÉSUMÉ. — Contribution à une biographie de G. Canguilhem, qui, avec des souvenirs personnels et familiaux, entend souligner
la cohérence entre engagements intellectuels et engagements dans l'action civique devenant, par nécessité, guerrière.
L'importance de l'enseignement de Léon Brunschvicg pour la formation d'un rationalisme en marche et qui n'est jamais acquis
est soulignée. La conversion précoce du pacifisme d'Alain à l'antifascisme lucide avec acceptation de la guerre est explicitée.
L'importance de la profonde relation intellectuelle et affective avec Jean Cavaillès y compris post mortem est capitale pour
comprendre la carrière. La citation finale est extraite d'un texte peu connu de 1986.
Abstract
SUMMARY. — This contribution to the biography of G. Canguilhem purports, with the help of personal and family memories, to
emphasize the connection between scholarly and civic commitments, leading unavoidably to involvement in war. I go on to stress
the importance of Léon Brunschvicg's teaching informing a brand of rationalism in progress and never definitive. The early
conversion from Alain's pacifism to a lucid antifascism taking into account the fact of war is examined. Canguilhem 's close
personal and intellectual relationship with Jean Cavaillès, as well as his postmortem tribute to his friend, is essential in order to
understand his career. The final quotation is taken from a less well known text of 1986.
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LAUTMAN JACQUES. Un stoïcien chaleureux / A warm-hearted stoic. In: Revue d'histoire des sciences. 2000, Tome 53 n°1.
pp. 27-46.
doi : 10.3406/rhs.2000.2073
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhs_0151-4105_2000_num_53_1_2073Un stoïcien chaleureux
Jacques Lautman (*)
RÉSUMÉ. — Contribution à une biographie de G. Canguilhem, qui, avec des
souvenirs personnels et familiaux, entend souligner la cohérence entre engage
ments intellectuels et engagements dans l'action civique devenant, par nécessité,
guerrière. L'importance de l'enseignement de Léon Brunschvicg pour la formation
d'un rationalisme en marche et qui n'est jamais acquis est soulignée. La conver
sion précoce du pacifisme d'Alain à l'antifascisme lucide avec acceptation de la
guerre est explicitée. L'importance de la profonde relation intellectuelle et affective
avec Jean Cavaillès y compris post mortem est capitale pour comprendre la car
rière. La citation finale est extraite d'un texte peu connu de 1986.
MOTS-CLÉS. — Canguilhem ; Brunschvicg ; Cavaillès ; rationalisme ; anti
fascisme ; résistance ; philosophie (enseignement) ; vie (philosophie).
SUMMARY. — This contribution to the biography of G. Canguilhem purports,
with the help of personal and family memories, to emphasize the connection between
scholarly and civic commitments, leading unavoidably to involvement in war. I go on
to stress the importance of Léon Brunschvicg's teaching informing a brand of ratio
nalism in progress and never definitive. The early conversion from Alain's pacifism to
a lucid antifascism taking into account the fact of war is examined. Canguilhem 's
close personal and intellectual relationship with Jean Cavaillès, as well as his post
mortem tribute to his friend, is essential in order to understand his career. The final
quotation is taken from a less well known text of 1986.
KEYWORDS. — Canguilhem ; Brunschvicg ; Cavaillès ; rationalism ; antifas
cism ; resistance ; philosophy (teaching) ; life (philosophy).
Je n'ai pas été un intime de Georges Canguilhem ; je fus de la
première vague de ses étudiants à la Sorbonně et, par fidélité à la
mémoire de mon père, il me prit sous sa protection. Des hasards de
la vie firent que nous parlâmes et eûmes à parler par après. C'est
(*) Jacques Lautman, Maison méditerranéenne des sciences de l'homme, S, rue du Châ-
teau-de-1'Horloge, 13094 Aix-en-Provence Cedex 2.
Rev. Hist. ScL, 2000, 53/1, 27-45 28 Jacques Lautman
dire que je ne saurais prétendre à la compétence pour la défense et
illustration de sa pensée ou son exégèse. Claire Salomon-Bayet a
jugé que les éléments dont je disposais par histoire familiale, joints
aux souvenirs de conversations, très espacées mais étalées sur plus
de trente ans, pouvaient me permettre de présenter une lecture,
partielle parce que sur son rapport à la médecine et aux médecins
je n'ai rien, des liens entre les choix fondamentaux, les péripéties
d'une vie qui n'est pas passée à côté de l'histoire, et le travail du
philosophe.
Puisque de portrait il est question, commençons par évoquer
quelques-uns de ceux que Canguilhem a profondément burinés. En
premier lieu, le plus cité, celui de Cavaillès, en plusieurs versions, la
première dans les Annales de l'université de Strasbourg ; ensuite
celui de Gaston Bachelard, son prédécesseur à la Sorbonně, en pré
face à L'Engagement rationaliste, recueil publié en 1972, qui
reprend, entre autres, des travaux réunis déjà par Bachelard
en 1949 pour lesquels il revendiquait « la valeur d'engagement ».
D'autres sont moins connus. Dans l'annuaire de l'École normale
supérieure, il a écrit deux notices nécrologiques à la mémoire de
camarades. La première, en 1962, fut pour Louis Herland (1), pro
fesseur de français en khâgne à Toulouse, membre de la Confé
rence de Saint- Vincent-de-Paul et auteur d'une étude sur l'honneur
et le sentiment d'honneur chez Corneille, qui a fait date dans les
travaux sur la morale du Grand Siècle. La seconde, en 1979, est
celle de Georges Friedmann, dont la vie, par-delà les différences,
entretient un certain parallélisme avec la sienne. Dans sa jeunesse,
très proche des communistes quand Canguilhem était pacifisté,
tous deux inspecteurs généraux de l'Éducation après la guerre et revenus à la pensée spéculative et à l'enseignement. Pion
nier de la sociologie du travail, avant de l'être de celle des média, il
soutint une thèse secondaire sur Leibniz, et Canguilhem montre
avec force convaincante que philosophe il avait été et était resté.
En novembre 1983, au cimetière Montparnasse, c'est lui qui pro
nonce l'adieu à un autre camarade de promotion et ami proche.
Raymond Aron, « dont la vie a été tant liée à l'histoire d'un siècle
tragique pour la compréhension duquel son œuvre nous donne des
(1) Qu'il me soit permis d'indiquer que le soir où mon père fut arrêté par la police all
emande d'occupation, le 15 mai 1944, c'est chez les Herland que, enfants, mon frère et moi,
fûmes recueillis pour quelques jours. Un stoïcien chaleureux 29
clés essentielles ». Enfin, je mentionnerai le discours qu'il prononça
en 1992 à l'École normale pour l'inauguration d'une salle Simone
Weil, camarade plus jeune de quelques années mais qui avait été,
comme lui, élève d'Alain et, un temps, militante pacifiste avant de
développer jusqu'aux conséquences extrêmes une pensée rebelle qui
la conduisit à l'héroïsme de la sainteté. On admettra que cette liste
a un sens et présente une cohérence : tous des résistants, bien sûr,
des philosophes qui n'ont pas ignoré l'histoire et ont même contri
bué à la faire, assumé des charges, et qui ont privilégié le métier de
professeur.
Trouvant légère la déclaration de Sartre au journaliste Michel
Contât, « J'ai toujours eu de la sympathie pour les stoïciens »
(Situations, X-l, Canguilhem aimait à dire) :
« Moi aussi, mais le stoïcisme ce n'est pas seulement la sérénité des
réactions face aux événements déterminés par Zeus, c'est aussi la cons
truction et la pratique d'une logique, et d'une seule, pour la pensée et
pour l'action (2). »
Je ne vois pas de meilleure façon de définir en lui l'homme et le
philosophe.
Le premier abord était rugueux, plus qu'intimidant. Une cer
taine raideur du geste d'un homme petit qui, jusqu'au grand âge, se
tint très droit, une pointe rocailleuse dans la voix, l'extrême préci
sion des mots, la concision du propos et une réputation de rigueur
imposaient le res