Géopolitique du patrimoine
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Géopolitique du patrimoine , livre ebook

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Description

Et s’il était possible de comprendre les relations internationales à travers une nouvelle grammaire? Le patrimoine s’avère un extraordinaire vivier pour l’élaboration d’une diplomatie nouvelle. Le contexte géopolitique actuel nous incite à repenser le patrimoine non plus sur le mode des représentations postcoloniales, mais bien d’après d’autres critères, moins univoques que le rapport idéologiquement stérile qu’entretiennent à ce sujet les pays du Nord et ceux du Sud. Il importe de voir le monde sous l’angle de l’histoire des relations internationales, des sensibilités d’opinion, mais aussi sous celui de l’art et de la culture comme enjeu mémoriel et politique.
À travers 5 cas emblématiques du continent asiatique (Abou Dabi et son environnement régional ; le Monde chinois ; le vandalisme en terres d’Islam ; le Japon et l’ambivalente question patrimoniale ; un patrimoine partagé entre l’Inde et le Pakistan), Emmanuel Lincot aborde la question du soft power aussi bien que des luttes d’influences internationales sous un angle inédit.

Sujets

Informations

Publié par
Nombre de lectures 3
EAN13 9791092305692
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0075€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Géopolitique du patrimoine
L'Asie d'Abou Dabi au Japon


Emmanuel Lincot
Introduction

« Le divers décroît. Là est le grand danger terrestre.
C'est donc contre cette déchéance qu'il faut lutter, se battre,
mourir peut-être avec beauté. »
— Victor Segalen (2001).

Les questions patrimoniales sont sensibles. Elles constituent autant de litiges entre les États que de rivalités passionnelles entre les peuples. L’émergence de pays anciennement colonisés conduit à des revendications patrimoniales, chaque année, plus nombreuses. Elles recoupent des affects de nature mémorielle et, plus fondamentalement, géopolitique. Les comprendre revient non seulement à s’intéresser à la valeur juridique des objets litigieux, dans un contexte souvent asymétrique des relations entre les parties concernées — ex-colonisateurs / ex-colonisés (Goody, 2010) —, mais aussi aux aspects anthropologiques (l’évolution des sensibilités par exemple) liés aux différends que des pillages ou des translocations ont depuis lors créés. Trophées aux valeurs rituelles, collections artistiques ou simples ruines: avec la montée des nationalismes, le patrimoine a pris une indéniable valeur politique. Touchant au divin, aux symboles de la puissance et à la culture, le patrimoine est aussi devenu un outil d’influence et de séduction dans la compétition internationale. Le discours du Président français Emmanuel Macron en 2017 sur la nécessaire restitution du patrimoine africain aura été un jalon déterminant dans ces enjeux (Dufour, 2017).

Une conscientisation patrimoniale à l’œuvre
Dans l’histoire des Européens, rappelons que la conscientisation patrimoniale n’émerge qu’à la Renaissance. Montaigne et Érasme témoignent pour leurs contemporains de cet intérêt pour le patrimoine monumental antique, celui de Rome notamment (Choay, 1992). Changement de paradigme, car comme le rappelle Paul Veyne, le rapport des Anciens au temps était « inerte » et laissait peu de place à des considérations morales. Durant les campagnes militaires par exemple, le butin de guerre pour un Tite Live ou un Cicéron était considéré comme parfaitement légitime. Une exception peut-être confirme cette règle, celle de Polybe déclarant au sujet du pillage de Corinthe que ces excès pouvaient concourir à la radicalité de l’adversaire. Avec l’entrée des Européens dans l’ère de la modernité, le patrimoine et plus généralement les monuments deviennent non plus « intentionnels » pour parler le langage d’Aloïs Riegl, mais bien « historiques » (Perrot, 2005). C’est dans ce contexte que vont naître les premiers cabinets de curiosités, ancêtres de nos musées modernes (Schnapper, 2012).
On y collecte des antiques, des objets exotiques en provenance des Amériques nouvellement découvertes, mais aussi de l’Asie. Attenantes à ces cabinets se trouvent parfois des galeries de portraits d’hommes illustres. Lieux de savoir, ils contribuent à la formation des maisons aristocratiques. Ce n’est qu’au XVIII e siècle que des musées se créent et s’ouvrent à un plus grand nombre. Le terme de « musée » reprend en définitive une définition antique. Celle d’un lieu s’apparentant bien davantage à une salle d’archives. Dédié à la muse de l’histoire Mnemosyne, d’où son nom, il était originellement dédié à la transmission d’un savoir par des écrits bien plus qu’à des objets (Chang, 1999). Avec le siècle des Lumières, le musée se distingue donc de la bibliothèque. Son architecture imposante, le plus souvent empruntée à celle des temples de la Grèce antique, s’associe à une volonté pédagogique — Révolution française oblige — pour devenir un lieu de formation privilégié de sujets devenus citoyens.
Ainsi le palais royal du Louvre devient un musée en 1793. Un an plus tard est créé par l’abbé Grégoire le musée des Arts et Métiers; les objets étant étudiés en vue d’un apprentissage. Mais très vite, le musée répond à d’autres objectifs. C’est un coffre-fort que les campagnes napoléoniennes menées à travers l’Égypte, puis l’Europe, ne cessent de remplir — Vivant Denon (1747-1825) étant chargé d’inventorier ces innombrables trophées exaltant la supériorité militaire et civilisatrice de la France. Des voix françaises, et notamment celle de Quatremère de Quincy (1755-1849), s’insurgent contre ces pillages en règle (Fureix, 2014). Bien qu’un très grand nombre d’objets aient été restitués après la chute de l’Empereur en 1815, certaines des collections françaises sont encore à ce jour revendiquées. Zahi Hawass, ministre des Antiquités égyptiennes sous la présidence de Moubarak, en fera son cheval de bataille tandis que l’État italien plaide pour un retour, entre autres exemples, de la Résurrection, un tableau d’Andrea Mantegna. Le musée, on l’aura compris, n’est pas un lieu neutre. C’est un champ de forces, de désirs et de tensions. Il véhicule des valeurs, celles-ci étant changeantes, selon les époques et les sociétés.
Ainsi, pourra-t-on s’interroger sur le statut de la Joconde , tableau peint par un artiste italien venu en France, et au centre de toutes les attentions au point où parmi les 11 millions de visiteurs annuels, une majorité n’y vient que pour elle. De même que l’on pourra s’interroger sur la création du musée Guimet consacré aux arts de l’Asie alors qu’originellement une partie de ses collections étaient intégrées au Musée du Louvre même. Que peut donc bien vouloir signifier un musée universel auquel le Louvre — mais il n’est pas le seul dans le monde occidental — semble tant attaché? On touche là évidemment à un tout autre domaine, celui des valeurs esthétiques, du goût et de la politique. Car la hiérarchisation de choix relève toujours d’un parti pris symbolique. Ainsi ne verra-t-on pas aujourd’hui au Louvre de bronzes chinois de l’époque des Shang. Non plus que nous n’y verrons de masques africains kota. En revanche, il n’aura échappé à personne que les collections prestigieuses des arts islamiques se trouvent bel et bien au cœur du dispositif de ce musée national.
N’est-ce pas là une volonté de reconnaître aux cultures islamiques une place prééminente dans l’idée que l’État français se fait des citoyennetés hexagonales futures? Cette hypothèse, toute discutable soit-elle, n’engage pas moins une réflexion à la fois de nature politique, et — dialogue (ou pas…) des civilisations oblige — de nature géopolitique aussi. Cette question vaut dans un tout autre contexte. Celui de la Chine. Alors que ce pays s’est hissé au deuxième rang des puissances mondiales, il n’accueille sur son territoire aucun musée de collection d’arts européen, islamique ou africain. De même, comme nous le verrons, que sa muséographie est encore largement conditionnée par des choix idéologiques marxisants. L’héritage de sa culture classique lui fait également encore privilégier la peinture et la calligraphie et non la statuaire bouddhiste (Ryckmans, 1989). Cependant, dans le cas de la Chine comme celui de la France, le patrimoine est bien l’affaire des lettrés et des fonctionnaires.
Affaire d’État donc. Tandis que Prosper Mérimée est l’un des premiers à occuper la fonction aussi prestigieuse qu’utile d’inspecteur des monuments historiques, la Chine se charge d’établir les inventaires de ses premières écritures découvertes à Anyang dans la province centrale du Henan. De part et d’autre, la puissance régalienne entend promouvoir cet intérêt que l’on porte au patrimoine. Archéologue de l’Academia Sinica (Debaine-Francfort, 2008) ou architecte des monuments historiques comme l’incarne Eugène Viollet-le-Duc (Leniaud, 1994), il est conféré à celui qui a pour mission de léguer le patrimoine, l’histoire et la mémoire des générations passées une importance cruciale. Elle va naturellement de pair avec l’éveil d’un sentiment neuf, celui d’appartenir à une nation. Bientôt, « tout ce qui relève d’un héritage commun » — définition du mot patrimoine — s'étend à d’autres domaines, est requalifié par l’ajout de divers adjectifs (« artistique », « historique », « culinaire », « archéologique », « littérai

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