Alsace, les Petites histoires de la Vieille
98 pages
Français

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Alsace, les Petites histoires de la Vieille , livre ebook

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Description

Alsace, les Petites histoires de la Vieille - Rares sont les ouvrages qui vont chercher ce qui se cache derrière cette terre de cartes postales. Or notre vieux terroir possède bien des trésors, bien des légendes. Personne ne sait où habite « la Vieille », mais elle accepte de raconter à Pierre-Jean Brassac les vieilles histoires transmises de génération en génération. Des histoires bien malicieuses que seule la Vieille pouvait nous restituer. Ces histoires vont vous faire sourire, vous faire peur, et vous faire rêver...

C’est une émotion de la simple réalité qui vous est proposée : c’est l’homme d’hier et l’homme contemporain qui vous sont rapportés dans ces nouvelles de terroir.


Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 04 mars 2013
Nombre de lectures 150
EAN13 9782365729277
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0052€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

L’homme qui voyageait la tête à l’envers

Gaspard Gélis posa son stylo sur la table et fixa les fleurs de la tapisserie. Son esprit se mit à flotter et tourbillonna sur une poignée de souvenirs d’enfance : visage malicieux de la grand-mère, maison d’été au bord du lac, salon familial en hiver, quand le poêle chauffé à blanc y répandait une douce chaleur.
Combien d’heures Gaspard avait-il passé à observer son père, sa mère et leurs invités ? Il parcourait ces visages comme on parcourt une page d’écriture. Sa lecture lui fournissait une foule d’informations qu’il interpréterait plus tard. Il sentait bien qu’elles lui seraient un jour précieuses, mais il fallait attendre que la vie lui apprît à les déchiffrer convenablement. Pour l’heure, il fallait enregistrer, mémoriser, et ne jamais s’habituer à ces personnages qui se ressemblaient tellement. Il était impératif, pour bien comprendre l’âme de chaque visiteur, de rester capable de regarder avec des yeux neufs.
C’est vers cette époque que Gaspard développa une méthode d’observation qui allait l’entraîner très loin, beaucoup plus loin qu’il n’aurait pu supposer, même si la direction allait être très différente de celle qu’il avait pu penser prendre en observant les gens autour de lui.
Durant des soirées entières, il s’essaya, dans le clair-obscur du salon, à regarder les visages à l’envers, c’est-à-dire la tête renversée, comme s’il cherchait quelque chose sous les canapés.
Ses parents et leurs hôtes devenaient des créatures étranges, dépourvus d’humanité mais non d’une certaine animalité. Pour lui, les éléments de ce visage – nez, oreilles, bouche, menton, yeux – devenaient une forme autonome, sans fonction, juste un peu monstrueuse bien qu’appartenant encore au monde du vivant. Ce front que barrait une cicatrice aux lèvres rosacées, était-ce encore une bouche ? Et ces deux petits orifices sombres dans la partie supérieure d’une cheminée de chair, qui semblait construite exprès pour l’évacuation des flammes intérieures. Que dire des deux billes de verre, sombres au centre et claires autour, chacune sur un écrin de fourrure plus ou moins drue selon les invités ? En moins d’une heure de cette observation renversée, Gaspard éprouvait comme une sorte d’ivresse et en même temps une douleur dans la nuque. Mais la griserie faisait oublier l’étonnement renouvelé sur chaque visage et les rires qui s’ensuivaient.
Plus tard, Gaspard s’était dit qu’il serait intéressant d’examiner de la même façon les monuments de Strasbourg et de redécouvrir sa ville en la regardant à l’envers, suspendue au-dessus d’un océan de ciel bleu. Il aimait s’attarder en face des Ponts couverts et admirer les tours médiévales – somptueuses colonnes roses encadrant l’un des plus beaux tableaux de la ville. La cathédrale était aussi pour lui un bonheur toujours renouvelé, avec son clocher pointé vers le bas qui n’en finissait pas.
Quand il le pouvait, Gaspard, se pendait la tête à l’envers : branche d’arbre, barres parallèles qu’il affectionnait particulièrement, barre horizontale du but de football. Tout faisait l’affaire. Il apprit à faire le poirier, à marcher sur les mains et à pratiquer la posture shirsasana que lui enseigna une amie de la famille qui avait suivi les cours d’un yogi en Inde. Elle lui expliqua que l’inversion du regard était celle du sage sur les affaires de ce monde. Il s’agissait d’éprouver « non pas une attirance fallacieuse vers les objets extérieurs et matériels, mais des moyens d’accomplissement intérieur. »
Les parents de Gaspard ne voyaient pas d’un très bon œil l’intrusion de la vieille femme qui venait ajouter encore aux égarements de leur fils.
« De manière générale les postures inversées provoquent une plus forte activation des phénomènes énergétiques, ce qui a pour conséquences positives un profond déconditionnement, un prolongement de la vie, et une prise de conscience plus aigüe de l’intériorité de l’être, » avait-elle ajouté au grand dam des époux Gélis.
À l’âge de seize ans, Gaspard décida d’explorer le monde par ses propres moyens et fugua un beau matin, laissant un petit mot sur son oreiller.
Lorsque des passants s’étonnaient de son comportement, il leur expliquait que son professeur de français l’avait envoyé faire une promenade à l’envers et qu’il devait en faire le récit dans une rédaction ; à d’autres il racontait qu’il était scout et qu’il avait perdu au jeu à gages, raison pour laquelle il était maintenant obligé de se promener la tête à l’envers.
Mais cette liberté nouvellement conquise fut de courte durée. Les parents de Gaspard ayant signalé sa disparition, il fut interpellé par la police qui le ramena aimablement au domicile familial. Ce garçon à la stature athlétique qui marchait la tête à l’envers ne passait pas inaperçu.
À l’âge du service militaire, Gaspard se présenta la tête à l’envers, expliquant avec beaucoup de sérieux que, à force de marcher sur les mains, ses pieds s’étaient atrophiés, pareils aux bras des sannyasins indiens qui tiennent les bras levés pendant toute la vie. Il demanda à bénéficier du statut d’objecteur de conscience, ce qu’on lui refusa. Il fut tout de même réformé pour cause d’incompatibilité. Il décide alors de faire son Tour de la Méditerranée d’ouest en est et le plus possible la tête à l’envers. Ce simple choix lui occasionna de multiples rencontres très enrichissantes et suscita de chaleureux accueils et de solides appuis quand il en eut besoin.
Il traversa Bâle et s’arrêta pour la nuit à Milan où l’architecture fascisante de la gare le stupéfia. La voyant à l’envers, il crut distinguer tout en bas, sur le rebord de la façade, une tête de vautour dotée d’un mauvais œil posé sur la terrasse ouvragée qui donnait sur un précipice empli de brume jaunâtre.
Après Parme et Pescara, il alla se dégourdir les jambes du côté du Castello Svevo, avant de prendre le bateau pour la Grèce. Arrivé à Athènes, il n’éprouva nul besoin de regarder à l’envers l’Acropole pour s’en émerveiller. Il se rattrapa dans le train, d’Athènes à Istanbul ; avec le changement à Thessalonique, cela lui prit un jour et une nuit et même un peu plus. Il alla voir Aya Sofia, à l’endroit et à l’envers et en admira les deux profils ; à l’envers, cette gigantesque église, devenue mosquée après 1453, semblait reposer sur la pointe de ses quatre minarets comme une araignée sur ses pattes écartées.
Les gens l’intéressaient davantage que les monuments célèbres qu’il avait déjà vus mille fois dans les livres. Dans le tramway, il s’attira quelques réactions assez vives de la part de passagers qu’il examinait à l’envers avec juste un peu trop d’insistance. Deux hommes se levèrent pour le remettre à l’endroit et le faire descendre à la station suivante.
Il visita successivement Ankara et Antakya tout au sud, près de la frontière avec la Syrie. Il se contenta de prendre un grand nombre de photos numériques qu’il regarda ensuite à l’envers, pendant le voyage qui le conduisit à Lattaquié et Alep.
Délaissant les trains et les autocars, Gaspard s’était décidé à pratiquer l’auto-stop. Sa première expérience avait été parfaitement concluante, à cela près que le chauffeur du camion dans lequel il était monté sur la route de Damas avait les pupilles tellement dilatées qu’il ressemblait à un oiseau de nuit.
À Beyrouth, il s’extasia devant la Grotte aux Pigeons, prit la route de Baalbek et grimpa sur la benne d’un camion qui transportait des sacs de ciment. Là-haut, il passa l’après-midi allongé la tête en bas entre deux colonnes du temple de Bacchus. Les cèdres devinrent les queues de montures fantastiques.
Puis vint le moment de songer à piquer vers l’ouest pour rentrer en Europe pour la fin de l’année, ce qu’il fit en prenant le bateau à Beyrouth pour Alexandrie. Sur le port, à l’endroit où s’élevait, avant l’incendie dramatique, la bibliothèque, il voulut admirer la Méditerranée retournée et fut la risée des enfants qui sortaient d’une médersa voisine. Petits moineaux criards, ils se mirent à lui lancer des cailloux. Gaspard dut prendre les jambes à son cou et quitter ce haut-lieu.
Au Caire, il traversa le Nil et se trouva un endroit tranquille à l’angle sud-ouest de la pyramide de Khéops où il fit le poirier pendant une bonne heure. De là, il reprit la route à pied et en auto-stop. Une Morris Minor blanche freina au dernier moment. Ses six passagers étaient des pèlerins tunisiens de retour de La Mecque. Il douta un instant qu’il y eût encore une place pour lui dans cette voiture bondée. Les gesticulations du chauffeur eurent raison de la passivité des hadjis qui se pressèrent brusquement les uns contre les autres pour accueillir Gaspard parmi eux.
Les pèlerins voyageaient par longues étapes le long du littoral méditerranéen. Il y eut d’abord Marsa Matruh, puis Benghazi et, le troisième jour une longue étape jusqu’à Tripoli. Le lendemain, un pneu de la Morris Minor éclata. Le chauffeur et ses passagers s’empressèrent d’aller prier à vingt mètres de la voiture immobilisée. L’un d’eux, sachant que Gaspard ne prierait pas, lui fit signe de changer la roue, ce qu’il fit aussi vite qu’il put malgré son manque d’expérience. Puis, ses compagnons de voyage étant toujours occupés à leur dévotion, il profita de ces quelques instants de liberté pour poser à terre ses mains jointes et y caler son crâne tandis que ses jambes bien droites dépassaient le toit de la voiture d’une quarantaine de centimètres. Les yeux au ras du sol, Gaspard avait devant lui la morne étendue vide du Sahara.
Le soir-même, la Morris entra dans Tunis et déposa les pèlerins un à un à travers la ville. Gaspard descendit devant l’entrée de la médina et s’engouffra dans une pension qui n’avait que des chambres à quatre lits. Il passa la nuit de Noël sur la tête et se réveilla à l’appel du muezzin.
Il n’était pas du type à s’attarder. Il quitta Tunis en fin de matinée et se retrouva en milieu d’après-midi à la frontiè

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