Les Histoires languedociennes de mon grand-père
133 pages
Français

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Les Histoires languedociennes de mon grand-père , livre ebook

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Description

Les Histoires languedociennes de mon grand-père - Rares sont les ouvrages qui vont chercher ce qui se cache derrière cette terre de cartes postales. Or cette vieille province possède bien d'’autres trésors, bien d'’autres richesses, un patrimoine oral particulièrement original et varié, transmis de génération en génération depuis ces temps que l'’on dit "immémoriaux". Ce sont ces histoires, à faire sourire, à faire peur, à faire rêver... que nous raconte ce livre.


Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 27 décembre 2012
Nombre de lectures 43
EAN13 9782365729710
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0026€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

La vigne des prophéties

Longtemps, Louis avait refusé de reconnaître qu’il possédait un talent exceptionnel. Mais à présent il ne pouvait plus le nier. Cela s’était fait tout naturellement, à force d’observer et de caresser l’écorce rugueuse des ceps torturés. Au bout de quarante années, il lisait la vigne couramment. Oui, il la lisait comme il la vendangeait, ce que la langue allemande exprime par un seul et même verbe : lesen . Après quarante années passées dans le vignoble, c’était maintenant pour lui une certitude : la vigne était un livre ouvert, les sarments écrivaient une langue limpide, pour lui aussi lisible que celle du journal.
Il pressentait depuis longtemps que la vigne essayait de lui parler. Mais il avait toujours remis à plus tard le déchiffrage de cet idiome ligneux. Jamais il n’avait osé reconnaître l’alphabet végétal pourtant visible dans l’entrelacs gothique de la plante. Jamais, jusqu’à aujourd’hui, la croissance des ceps ne lui était apparue comme une écriture intelligible, ce qu’elle était à l’évidence. Même si, comme dans d’autres langues au sujet desquelles il avait lu de savants traités, il fallait trouver le sens en lisant. Il fallait ici et là ajouter une voyelle ou une consonne à telle syllabe, détacher tel mot du suivant. Mais il s’aperçut que son imagination aimait à prendre le relais de sa lecture. Des phrases entières surgissaient désormais devant ses yeux. Le problème n’était plus de déchiffrer, mais de comprendre ce que signifiaient ces oracles ampélographiques. Si certains lui paraissaient limpides, d’autres l’incitaient au contraire à de longues soirées de réflexion. Le soir venu, il disposait sur la table de la cuisine, les bouts de papiers qu’il avait griffonnés au cours de la journée. Son écriture portait la double marque de la stylisation de la vigne et des vibrations du tracteur. Peu à peu il se rendit compte que la vigne écrivait son propre livre. Elle l’avait pris à son service comme secrétaire. Ce rôle, pour lui d’une noblesse incomparable, venait amplifier encore la passion viscérale qu’il portait à sa vigne.
L’entourage de Louis constata qu’il avait changé au cours des derniers mois. On le jugeait moins taciturne, plus enclin aux plaisanteries, bref plus optimiste qu’il n’avait jamais été. Bien sûr, nul ne savait encore que sa soudaine renaissance était due à ce lien inédit et personnel qu’il entretenait depuis peu avec chacune des milliers de souches dont il était propriétaire.
De son côté, il s’était bien gardé de raconter à quiconque la formidable expérience qu’il vivait actuellement. Il s’était vu lui-même devant la glace, en train d’expliquer à son voisin, ou à des collègues de la cave coopérative, qu’il savait lire la langue des sarments.
- Je suis capable de déchiffrer le langage que parle ma vigne, s’était-il essayé en vain à prononcer devant le miroir de la salle de bains. La parfaite irrecevabilité de cette simple phrase le remplissait d’effroi à l’idée qu’il pourrait avoir l’audace de la prononcer un jour devant autrui.
Des mois passèrent et Louis accumula tant de phrases qu’il fut bien obligé d’en conclure qu’il venait de transcrire rien de moins que le journal intime de sa propre vigne. C’était souvent les mêmes phrases qui revenaient. Insistante, la vigne parlait surtout de la prochaine récolte et de la qualité du vin à venir, de la santé de ses pieds. « Misme.xcp.t.nl. » signifiait évidemment que la sève était en train de monter en faveur d’un « millésime exceptionnel ». Le message était tellement familier que Louis ne prenait pas toujours la peine de le noter.
Chaque matin, à l’aube encore rose, il parcourait en tous sens les rangs de son domaine. Grande était son agitation intérieure. Il comprenait à présent qu’une approche systématique était devenue indispensable. Il ne suffisait pas de courir comme un dératé au gré de son intuition pour entendre le vrai langage de la vigne. Chaque soir il s’endormait en pensant que la journée écoulée marquait la perte de précieux messages que le feuillage allait recouvrir et qui, à cause de sa croissance naturelle, seraient à tout jamais illisibles, quoique inscrits dans le bois. Des phrases telles que « Vsnvs. + gr.k.i.n.a.vvr. » et « Idbl.vnt.vs.rprndr . » le plongeaient dans un embarras sans borne. Il en allait autrement quand la syrah écrivait par exemple « vx.3.ulms.cargnn.+.dx.grnch.assmblz.mi. », ce qui signifiait tout bonnement « je veux trois volumes de carignan et deux de grenaches. Assemblez-moi ». Pour un vigneron, aucun message n’était plus limpide que celui-là. En suivant cette recommandation, Louis obtint d’ailleurs de nombreux succès et reçut quelques unes des plus hautes distinctions auxquelles pouvait prétendre un grand vigneron.
Certes, Louis entendait la voix de la vigne, parce qu’il savait la lire dans les tracés du bois, dans les moindres inflexions de la souche, dans les pleins et les déliés du sarment. Tout de même, il était curieux de savoir s’il saurait pratiquer la lecture des pieds de vigne aussi bien chez les autres que chez lui.
Secrètement, il se rendit donc sur des terres voisines, dans les vignes d’un marchand d’art parisien, qui avait confié la culture de sa propriété à un régisseur portugais.
Louis fit le tour d’une parcelle de merlot, ne sachant par où commencer. Quelques hectares équivalaient pour lui à feu la bibliothèque d’Alexandrie… Un seule rangée en disait aussi long que toute la Comédie humaine.
Une grosse pierre jaunâtre polie comme un galet attira son attention. Machinalement il posa le pied sur elle et compta, comme par jeu, trois puis quatre, puis cinq pas.
Il débuta sa lecture. Ce qu’il vit l’effraya. Il revint à la pierre pour reprendre depuis le début et s’assurer qu’il avait bien lu. Il n’y avait aucun doute possible. La vigne articulait on ne peut clairement. Par crainte de se méprendre, il nota un à un les signes de la terrible annonce.

d.tr.gr.i.dts.vnt.rvg.tt.l.pys

Les sept premiers signes pouvaient signifier indifféremment ‘de très graves’ ou ‘ de très grandes’. Mais cela changeait-il quelque chose au destin de ceux qui vivaient ici ? Certes non. Et Louis le savait bien. Il se donna une nuit de réflexion avant d’alerter qui de droit. Finalement, il acquit la certitude qu’on ne le croirait pas et se tut. Il passa une nuit d’insomnie à attendre que l’heure vienne.
Une pluie violente cinglait le pays, mordait de ses lames les forêts échevelées. Privés d’électricité, les villageois se morfondaient dans un vacarme insoutenable. Déchirés par la tempête, les arbres se transmuaient en monstres anthropomorphes, pareils à ceux que Jérôme Bosch inventa pour l’édification du peuple. Dans cette nuit d’encre qui enveloppait le vignoble, le Jardin languedocien des Délices était changé pour quelques longues heures en enfer. Pour échapper à la crue, des familles entières se réfugiaient dans les combles, grimpaient sur leur toit. Les eaux démentielles de la rivière se mirent à gronder, à déliter les berges, à forer les fondations des maisons comme des dents gâtées, à lancer des coups de boutoir contre les piles des ponts. À Saint-Vincent-le-Ramonet, un corps de bâtiments reçut de plein fouet une vague de dix mètres, formée par le brusque démantèlement d’un embâcle. Peu après midi, le torrent furieux détacha le tablier du pont qui demeura au milieu du courant obscur comme une gigantesque barge sans pilote. Subitement, le flot pénétra dans un cimetière. Il est faux de dire qu’il était venu le profaner. Il souleva des corps allongés, prit les cercueils pour des bois flottés, ouvrit les caveaux et visita joyeusement ce monde des morts, ainsi que le lui avaient enseigné ses antiques parents d’Égypte et de Grèce.
Un train dérailla, puis un autre. Des chevaux surnageaient dans un mètre-cinquante d’un mélange de limon, d’eau, et de pétrole domestique jailli d’une station voisine. Envahies par la furie aquatique, les habitations de carton bouilli trempaient piteusement dans le débord de la rivière.
Le lendemain le flot empêcha Louis de retourner à l’endroit de sa dramatique découverte. Il ne fut pas non plus en mesure de pénétrer dans sa propre vigne. Le vignoble était transformé en un monde uniforme de boue et de ruissellements.
Louis venait de vérifier qu’il savait lire aussi la vigne des autres. Celle du marchand d’art annonçait bien « de graves inondations qui vont ravager tout le pays ». Sa lecture ne l’avait point trompé.

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