Morve
73 pages
Français

Vous pourrez modifier la taille du texte de cet ouvrage

Découvre YouScribe en t'inscrivant gratuitement

Je m'inscris

Découvre YouScribe en t'inscrivant gratuitement

Je m'inscris
Obtenez un accès à la bibliothèque pour le consulter en ligne
En savoir plus
73 pages
Français

Vous pourrez modifier la taille du texte de cet ouvrage

Obtenez un accès à la bibliothèque pour le consulter en ligne
En savoir plus

Description

Morve

Andrej Koymasky

Roman de 263 000 caractères

Et c’est là qu’en l’an de grâce 1773, au printemps, nul ne se souvient du mois, un jour comme tous les autres, une certaine La Rousse mit au monde un garçon de père inconnu. La première année, il n’eut même pas de nom.

Quand, sevré et en âge de marcher, il commença à importuner les autres habitants des bois, on le traita de divers épithètes parmi lesquels celui qui lui resta collé au nez fut celui de « Morve ».

Retrouvez tous nos titres sur http://www.textesgais.fr/

Sujets

Informations

Publié par
Nombre de lectures 0
EAN13 9791029400308
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0030€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Morve
 
 
 
Andrej Koymasky
 
 
 
 
 
 
Traduit par Éric
 
 
 
Chapitre 1 : La Lame
 
 
Les bois qui longeaient le domaine du château de Jambville étaient parsemés de masures. Pas vraiment des maisons, mais pas de simples cabanes non plus. Des constructions bâties en vrac, en partie de murs de pierres sans mortier, en partie de branches mortes, avec un toit de paille ou d’écorce. Certaines avaient même une cheminée. Ces taudis abritaient toute une faune de gueux en haillons, ce n’était pas des paysans du comte, eux avaient des maisons dignes de ce nom, ni des serviteurs du château, eux portaient des livrées immaculées, mais des gens qui vivotaient en se chargeant des tâches les plus humbles et les plus ingrates nécessaires à la vie du château, comme vider le fumier des étables, enlever des rivières les branches mortes et les charognes d’animaux, ou toute tâche que la domesticité du comte n’aimait pas faire.
Pour survivre, en plus du prix reçu des serviteurs du château pour leurs prestations, de la nourriture ou des habits trop usés pour mériter ce nom, tenant plus par la couche de crasse que par les restes de coutures, ces gens-la s’arrangeaient pour cueillir des herbes et d’autres aliments offerts par la nature et même faire de petits larcins, de valeur rarement suffisante pour être remarqués, seaux défoncés, outils cassés, et des restes dans les déchets qu’ils devaient régulièrement vider.
Un autre trait caractéristique de ces gens est qu’ils avaient rarement un vrai nom, ou alors bien enfoui dans leur mémoire. Ils s’appelaient les uns les autres par des surnoms voire des sobriquets souvent cruels et vulgaires : Loucheur, Fouetteuse, Baise-chiens, Rafleur, Venin, Grasse, Crâne d’œuf, Merdeux, Défoncée ou autres noms encore moins raffinés.
Quand le seigneur du château et ses hôtes prenaient la route qui menait au château à travers les bois, ces êtres se cachaient derrière les fourrés ou les arbres. Nul ne sait s’ils se cachaient par honte ou par peur des sarcasmes des puissants. De leur cachette, ils épiaient le passage bruyant des carrosses et le martèlement poussiéreux de leurs attelages ou le cheminement d’un occasionnel piéton entouré de ses domestiques.
Ce peuple du bois, invisible au moins pour les seigneurs, s’enrichissait de temps en temps d’un nouvel élément : un nouveau né, mais qui arrivait rarement à l’âge adulte, ou quelque fuyard cherchant refuge dans ce peuple anonyme. Là, au moins, personne ne posait de question, personne n’était curieux.
Et c’est là qu’en l’an de grâce 1773, au printemps, nul ne se souvient du mois, un jour comme tous les autres, une certaine La Rousse mit au monde un garçon de père inconnu. La première année, il n’eut même pas de nom.
Quand, sevré et en âge de marcher, il commença à importuner les autres habitants des bois, on le traita de divers épithètes parmi lesquels celui qui lui resta collé au nez fut celui de « Morve ».
Contrairement à la majorité des bambins du lieu, il grandit sain et fort, plein de vivacité et de curiosité. Cette dernière lui valut des gifles et des baffes, parfois même des coups de branches mortes. Mais elle ne l’abandonna jamais.
Quand il eut neuf ans, La Rousse le laissa orphelin. Si jusque là sa mère l’avait vaguement protégé et guidé, Morve était désormais abandonné à lui-même. Mais c’est alors qu’arriva La Lame, un nouveau à l’air dur. Il enterra La Rousse et s’appropria son repaire, avec toute sa misère, y compris Morve.
La Lame n’était pas comme les autres. C’était souvent le cas des nouveaux. Ses habits étaient moins informes et gardaient une trace de leur couleur d’origine. Ses manières étaient moins brutales. Mais son seul aspect imposait le respect et sa voix la crainte. Morve fut vite fasciné par lui. La Lame, en outre, était encore un homme solide et fort : à la trentaine, son corps n’était pas encore émacié et affaibli comme ceux de la quasi totalité des gens du bois. Enfin et surtout, la Lame portait toujours un très beau poignard étincelant, qui lui valut son surnom.
Morve l’assaillit vite de mille questions et de mille pourquoi. La Lame, quand il était de bonne humeur, ce qui était rare, lui répondait. Mais le gamin, en l’absence de réponse, n’insistait pas et s’intéressait à autre chose. Mais si la réponse ne venait qu’une fois sur dix, Morve n’en perdait pas un mot et écoutait avec une avidité jamais rassasiée. Puis, lorsqu’il était seul, il repensait et réfléchissait à ce qu’avait dit l’homme.
Morve était maintenant un enfant en pleine croissance, pas particulièrement fort physiquement, mais néanmoins gracile, très rapide à la course et très habile pour grimper et se cacher.
Il ne s’était jamais trop approché du château, bien sûr, mais il était déjà parfois entré dans le domaine, appelé par un des serviteurs qui lui faisait signe pour lui faire faire quelque petit travail. Le garçon était attiré par le grand château et les gens qui y vivaient, mais une peur inconsciente le retenait encore de trop approcher. Les domestiques du château, dans leur livrée élégante, lui semblaient des seigneurs et le seigneur du château lui paraissait aussi inaccessible qu’un rêve (il aurait pensé que « dieu » s’il avait connu ce mot, mais personne ne parlait jamais de dieu parmi les siens…)
Un jour, s’aventurant jusqu’à la lisière, il arriva à la limite du jardin derrière le château et il y vit un garçon, un peu plus grand que lui, d’âge et de stature, et soudain Morve sentit nettement, bien que sans ces mots, qu’un abysse les séparait. L’autre était la splendeur incarnée : autant lui portait des habits informes et couleur terre, autant ceux de l’autre étaient parfaits et de couleurs douces ; autant il était couvert de crasse et de poussière, autant l’autre était propre et beau ; autant ses cheveux jamais lavés étaient ébouriffés et sales, autant ceux de l’autre étaient souples, lumineux et beaux…
Ce furent ces énormes différences, cet abysse qui les séparaient qui éveillèrent en Morve le désir irrépressible de revenir dès que possible admirer l’autre. Et de ce jour, il commença donc à approcher le plus souvent possible le parc dans l’espoir de revoir celui qu’il appelait désormais « l’autre ».
La Lame remarqua les absences plus fréquentes du garçon et un jour il lui en demanda la raison. Il ne se souciait pas beaucoup de ce que faisait Morve, mais il le soupçonnait d’avoir trouvé un petit boulot pour les domestiques du château et de ne pas en partager la récompense.
Morve ne sut que répondre. Il ne voulait partager ce secret avec personne. Alors il répondit d’un vague : « Je me promène par-ci par-là… » Cette réponse évasive renforça le soupçon de La Lame qui l’accusa alors ouvertement de garder pour lui la pitance que les serviteurs lui donnaient en échange de son travail. Morve nia, mais l’amusement de voir La Lame si loin de la vérité et son secret en sécurité brilla dans ses yeux. La Lame vit cette lueur dans son regard et la prit pour une confirmation définitive que ses soupçons étaient fondés.
Il attrapa le garçon par ses haillons, se mit à le secouer, l’insulter et le menacer. Morve se laissait faire, imperturbable, les yeux encore un peu illuminés d’un amusement malicieux. Il le laissait faire d’abord parce qu’il était bien conscient de ne pas avoir la force physique pour s’opposer à La Lame, et puis il était habitué depuis tant d’années à ses accès de colère et il savait qu’ils ne duraient pas trop et n’étaient pas vraiment dangereux, tant qu’on n’y résistait pas.
Mais soudain, Morve vit apparaître quelque chose de nouveau dans le regard de La Lame, une lueur qu’il n’avait jamais vue, ni menaçante ni bonne, mais brûlante. Ces yeux sombres parurent laisser filtrer peu à peu comme un feu naissant, une force secrète. Le garçon stupéfait regardait ces yeux, curieux et fasciné et il se rendit à peine compte que l’homme avait cessé de le secouer mais qu’il le serrait plus fort qu’avant.
Puis soudain, La Lame le lâcha et le repoussa au loin, rudement. Mais tandis qu’il le rejetait, ses yeux semblaient plutôt vouloir l’attirer, comme deux gouffres noirs qui veulent avaler leur proie.
Morve en fut presque effrayé. Son habituel sourire avait disparu de son visage, et une étrange confusion s’emparait de lui.
Sa vie quasi sauvage lui avait appris dès l’enfance à comprendre les regards : il en allait de sa capacité à s’enfuir un instant avant une explosion de colère ou un coup porté sur lui.
Il savait reconnaître dans un regard la haine, la faim, l’ennui, la rage, la moquerie, ou l’amusement. Il savait lire dans les yeux des autres l’intérêt, la pitié, l’avidité ou la sympathie…
Mais là, il restait interdit. Jamais il n’avait vu un tel regard. Il s’éloigna de La Lame en reculant de deux ou trois pas, sans le quitter des yeux, comme hypnotisé. L’homme aussi, bien qu’ayant repoussé le garçon, continuait à le fixer, en silence, dans les yeux.
Morve reconnut alors dans ces yeux des choses qu’il connaissait : l’incertitude, l’hésitation et puis la marque d’une lutte intérieure entre deux impératifs… Puis enfin les yeux s’illuminèrent, le regard devint décidé et dur et il ne brillait plus que de cet étrange feu inconnu.
La Lame ne bougea pas, et en le regardant toujours dans les yeux il lui ordonna :
— Enlève ces frusques !
Morve ne s’attendait certes pas à un tel ordre, mais, tout surpris qu’il fut, il sentit qu’il ne pouvait qu’obéir. Ce regard avait une force redoutable et soumettait sa propre volonté à celle de La Lame. Aussi, lentement, il se dépouilla des quelques haillons qui le couvraient à peine.
— Allez, sur ma paillasse. Sur le ventre.
Morve obéit encore et, pour la première fois depuis d’interminables minutes, leurs regards se quittèrent. La Lame s’approcha et Morve sentit d’instinct, ou plutôt il le redouta, que quelque menace, quelque chose de terrible, planait sur lui.
L’homme s’assit sur la paillasse à côté du garçon et sa main rude se posa sur une fesse de Morve, resta un instant immobile, puis

  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents